Le responsable nazi Eichmann avait été condamné à la pendaison par l'Etat d'Israël, mais les détails de son exécution avaient été soigneusement tenus secrets: qu'il s'agisse de son dernier verre de vin, de la corde qu'on avait passée autour de son cou, de son corps sans vie qui avait été incinéré dans un four spécialement conçu à cet effet, ou de ses cendres qui avaient été dispersées dans la mer, au-delà de la limite des eaux territoriales israéliennes.
La plupart des acteurs impliqués, en 1962, dans cette première et unique exécution capitale en Israël, sont morts. Mais Nagar fut "découvert" il y a 12 ans, lorsqu' une station de radio voulut consacrer une émission au 30ème anniversaire de la capture d'Eichmann et de sa pendaison. On consulta les registres de la prison, on recueillit les témoignages d'anciens gardiens, on finit par localiser Nagar, le "petit gardien yéménite", comme on le surnommait, et on lui demanda de livrer les souvenirs qu'il gardait en lui depuis tant d'années. A l'époque, Shalom Nagar était retraité de l'Administration Pénitentiaire; il vivait à Kiryat Arba et étudiait dans un kollel du matin au soir.
"Pendant des années, j' ai été tenu au secret.. Mes supérieurs craignaient des représailles de la part de néo-nazis pour qui Eichmann était un héros. Mais Isser Harel, le chef du Mossad responsable de la capture d'Eichman en Argentine, avait déjà écrit un livre sur le sujet, que pouvais-je alors avoir à craindre ? De plus, j'avais participé à la grande mitzvah de détruire Amalek." (Amalek est l'ennemi implacable d'Israël : c'est lui qui a tenté de tuer notre ancêtre Jacob, c'est cette nation qui a attaqué les Israélites lors de leur sortie d'Egypte, c'est d'elle qu' était issu Haman et, selon diverses sources, Amalek serait l'ancêtre spirituel du nazisme.)
Eichmann, qui avait conçu et supervisé la "Solution Finale" voulue par Hitler, portait une lourde part dans la responsabilité du meurtre systématique de 6 millions de Juifs pendant la Shoah. Après la guerre, il s'était caché pour échapper aux procès pour crimes de guerre du tribunal de Nuremberg et avait fini par se réfugier en Argentine où il vivait dans une relative sécurité avec sa femme et ses quatre enfants tout en dirigeant, sous un nom d'emprunt, une laverie automatique. Le Mossad était sur sa piste pendant des années et, en 1961, il fut capturé et amené en Israël afin de passer en jugement pour génocide.
Le procès, qui redonnait publiquement à entendre toutes les horreurs commises par les Nazis sur les Juifs, suscita un torrent de réactions émotionnelles tant en Israël que dans le monde entier. Des souvenirs que l'on avait réprimés se mirent à jaillir de toute part dans la salle d' audience bondée. Les gens hurlaient, pleuraient et voulaient attaquer et tuer Eichmann, qui assista au procès installé dans un box en verre pare-balles.
Le 13 Décembre 1961, il fut condamné à mort par pendaison. Après que la Cour Suprême eut rejeté sa grâce, il fut exécuté aux alentours de minuit le 31 Mai 1962. Le lendemain matin, on diffusa sur Kol Israël un bref communiqué annonçant sa pendaison. Bien que le procès ait fait la une de l'actualité pendant près d'un an, les détails de sa détention et de son exécution ne devaient être révélés que plusieurs décades plus tard par son bourreau, Shalom Nagar.
Shalom Nagar se souvient des évènements qui précédèrent cette nuit fatale.
"Je travaillais à cette époque comme gardien à l'Administration Pénitentiaire, après avoir terminé l'armée et servi dans la Police des Frontières. Eichmann fut d'abord conduit à la prison de Yagur, près de Haïfa. Il fut ensuite transféré à la prison de Ramlé, où je travaillais, et y séjourna pendant les six derniers mois de sa vie.
" Notre unité, connue sous le nom des "Gardiens d'Eichmann", se composait de 22 gardiens qui avaient été soigneusement sélectionnés pour s'assurer que nous n'étions pas animés par un désir de vengeance. Nous étions seulement 16 ans après la Shoah et de nombreux employés de prison avaient soit été eux-mêmes dans les camps, soit y avaient perdu leur famille. Ils furent systématiquement récusés. L"appartement" d' Eichmann, ainsi que nous l'appelions, se trouvait dans une aile spéciale, au deuxième étage, et aucun gardien ashkénaze n'était autorisé à y monter. Il se composait de cinq pièces, chacune donnant sur la suivante.
" Pendant six mois, je fus chargé de surveiller sa cellule, qui se trouvait dans la pièce la plus centrale, me trouvant ainsi au plus près de l'endroit où il dormait, écrivait ses mémoires, mangeait ou allait aux toilettes.. Il était extrêmement propre, et se lavait les mains de manière obsessionnelle. Une des raisons pour lesquelles nous devions le surveiller de près était qu'il aurait pu vouloir se suicider, ce que nous devions éviter à tout prix. Dans la pièce voisine de la mienne il y avait une autre pièce dans laquelle se trouvait un gardien chargé de nous surveiller, Eichmann et moi. Dans la pièce suivante se trouvait le policier de service qui devait tous nous surveiller. Et dans la dernière pièce, nous nous reposions entre les gardes.
" On nous apportait la nourriture dans des récipients scellés pour éviter toute tentative d'empoisonnement. Mais je devais tout de même goûter son repas avant de le lui donner. Si je n'étais pas mort dans les deux minutes qui suivaient, le policier de service nous autorisait à passer le plat dans sa cellule."Il y avait des gardes qui avaient un numéro tatoué sur leur bras, mais ils n'avaient pas le droit de monter au deuxième étage. Cependant, avant que cette règle soit tout à fait claire, un garde du premier étage, Blumenfeld, un survivant des camps, me demanda si nous pouvions échanger nos gardes pour une nuit. Je me dis qu'il voulait juste voir à quoi ressemblait l'homme qui avait exterminé sa famille. De toute façon, nous étions tous dans la même unité, alors, je me suis dit: pourquoi pas ?
Blumenfeld s'approcha de la porte de la cellule et releva sa manche de chemise. "Il n'y a pas si longtemps, j'étais entre vos mains, et maintenant, la roue a tourné. Rira bien qui rira le dernier." C'était au milieu de la nuit et Eichman sauta de son lit et se mit à fulminer en allemand. J'étais bien entendu incapable de suivre la conversation, mais à partir de ce moment-là, nos instructions furent claires : tout échange de garde nous vaudrait la cour martiale.
La poursuite et la capture
Adolph Eichmann était né en 1906 à Solingen, en Allemagne. Sa famille partit s'installer en Autriche et il adhéra au parti Nazi autrichien en 1932. En 1939, il dirigeait les "Affaires Juives" à la Gestapo et passa les six années suivantes à mettre en pratique la "Solution Finale" voulue par Hitler, ne cessant de perfectionner l'efficacité meurtrière des camps de la mort et des chambres à gaz. Après la guerre, il parvint à se cacher en Europe jusqu'en 1950, année où il partit pour l'Argentine. Il y fit venir sa femme et ses enfants deux ans plus tard.
On ne sut plus rien de lui pendant des années. Mais en 1957, le Mossad obtint une information selon laquelle Eichmann était vivant et se trouvait à Buenos Aires sous un nom d'emprunt. La chasse débuta; elle dura quatre ans. Le chef du Mossad, Issel Harel, était déterminé à le capturer, mais pas à le tuer. Il voulait qu'il soit jugé au nom du peuple juif. L'enquête progressa lentement et avec mille précautions.
" Il ne fallait pas que les agents du Mossad courent le risque de voir leur proie se douter qu'elle était suivie. Plus difficile encore: il fallait qu'ils identifient leur homme de manière certaine. Ce qui aurait été pire que de perdre la trace d'Eichman, aurait été de capturer quelqu'un d'autre" écrit Harel dans son livre "La maison de la rue Garibaldi".
Mais Eichmann avait détruit toutes les preuves de sa précédente identité. Il avait même fait disparaître le tatouage que tous les SS portaient à l'aisselle gauche. Il n' existait pas d'empreintes digitales et on n'avait de lui que quelques photos floues d'avant la guerre. En 1959, les Israéliens découvrirent qu' Eichmann se faisait appeler Ricardo Klement. Mais un de ses fils avait conservé le patronyme original et c'est en suivant sa trace que les agents parvinrent à la rue Garibaldi à Buenos Aires. Pendant des semaines, ils surveillèrent la maison et l'homme à lunettes qui y habitait. Ils avaient la certitude qu'il s'agissait d'Eichmann mais il leur fallait une preuve. Ils l'eurent le 21 Mars 1960, lorsqu'ils virent Ricardo Klement s'avancer vers sa maison et donner un bouquet de fleurs à une femme qui se tenait sur le seuil. Les enfants portaient des habits de fête. Le 21 Mars était la date des noces d'argent d'Eichman.
Le Mossad entra en action. L'enlèvement devait être parfaitement programmé; personne ne devait se douter que 30 agents spéciaux se dirigeaient vers l'Argentine. Harel savait qu'Israël violerait la souveraineté argentine en enlevant Eichmann et en le faisant sortir du pays. Le soir de l'enlèvement, deux agents du Mossad se garèrent dans la rue d'Eichman et firent mine de bricoler leur voiture. Derrière eux se trouvait un autre véhicule où avaient pris place d'autres agents. Lorsqu'Eichmann, qui rentrait chez lui en autobus après le travail, s'approcha d'eux, les agents lui sautèrent dessus, le baillonnèrent et le jetèrent dans l'une des voitures. Harel se doutait que les proches d'Eichmann ne signaleraient pas sa disparition à la police de crainte d'avoir à révéler son passé de nazi. Sa famille contacta les hôpitaux mais se tint en effet à l'écart de la police. Elle appela leurs amis nazis (des douzaines d'entre eux avaient trouvé refuge en Argentine), mais personne ne vint à leur aide. Bien au contraire, ils se dispersèrent de peur d'être pris eux aussi dans les mailles du vaste filet qu'Israël avait déployé.
Le Mossad avait capturé Eichmann mais il fallait maintenant le faire sortir d'Argentine sans éveiller les soupçons. Ils lui firent revêtir un uniforme d'El Al et le firent monter à bord d'un avion après l'avoir bourré de tranquillisants. Il était censé être un employé d'El Al qui avait subi un traumatisme crânien mais qui était maintenant en état d' être rapatrié en Israël. Un agent du Mossad s'était fait hospitaliser afin de pouvoir fournir les formulaires nécessaires. Eichman, fidèle à son penchant maniaque pour l'efficacité et à son goût du détail, se montra très coopérant avec ses ravisseurs, allant jusqu'à leur rappeler qu'ils avaient oublié de lui donner une veste de la compagnie aérienne. "Cela pourrait éveiller les soupçons" leur dit-il, "car je serais trop visiblement différent des autres membres d'équipage qui portent un uniforme complet."
L'appel d'Eichmann auprès de la Cour Suprême, au motif qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres du Reich sans avoir aucun intérêt personnel à tuer des Juifs, fut rejeté, ainsi que sa demande de grâce. Comme le jour de l'exécution approchait, l' Administration Pénitentiaire contacta plusieurs employés qui n'avaient pas eu à souffrir personnellement des nazis. Il fallait que quelqu'un exécute la sentence. Nagar, ancien parachutiste et soldat décoré, qui s'était retrouvé orphelin au Yémen pendant la deuxième Guerre Mondiale, fut contacté par Avraham Merchavi, le gardien-chef.
"Je lui dis qu'il pourrait peut-être trouver quelqu'un d'autre pour faire le travail. Merchavi m'emmena alors, ainsi que plusieurs autres gardiens, et nous passa un film où l'on voyait des nazis démembrer de pauvres enfants innocents. Je fus tellement secoué que j'acceptai de faire tout ce qu'il m'ordonnerait "
Simultanément, un homme du nom de Pinchas Zeklikovski fut chargé par la police d'une mission spéciale. Zeklikovski, dont la famille avait été assassinée par les nazis, travaillait dans une usine spécialisée dans la fabrication des fours à Petach Tikvah et était un expert dans ce domaine. On lui demanda de construire un four de la taille d'un homme et qui pourrait supporter une température de 1800 degrés . Il construisit ce four à l'usine-même, répondant aux curieux qu'il s'agissait d'une commande spéciale destinée à une compagnie basée à Eilat qui souhaitait traiter des arêtes de poisson. Le 31 Mai dans l'après-midi, après que les ouvriers aient quitté l'usine, un camion militaire vint prendre livraison du four. Il fut amené sous bonne garde à la prison de Ramlé.
Le monde savait que les jours d'Eichmann étaient comptés, mais sa pendaison ne fut rendue publique qu'après qu'elle ait eu lieu. Tous les préparatifs furent exécutés dans le plus grand secret, par crainte que des partisans d'Eichman ne les sabotent. Cet après-midi là, les rues aux alentours de la prison furent barrées dans un large périmètre.
Pendant ce temps-là, ce même jour, Shalom Nagar profitait d'une permission de 48 heures. Il se promenait avec sa femme, Orah, et leur petit garçon dans leur quartier de Holon lorsqu'une voiture de police vint s'arrêter en freinant brutalement devant lui. On l'y fit monter sans ménagement. C'était Merchavi. Nagar comprit immédiatement ce qui lui valait cette brutale invitation.
"Je réalisai que j'avais tiré le gros lot. Mais je lui dis:"Tu vas avoir un problème .Tu veux que la pendaison reste top secret, mais maintenant, ma femme va croire que j'ai été enlevé et elle va appeler la police". Il reconnut que j'avais raison et il fit une rapide marche arrière. J'expliquai alors à ma femme que c'était mon supérieur et que j'aurais certainement à travailler très tard. Quand nous sommes arrivés à la prison de Ramlé, on me donna un brancard, des draps, des pansements et on me dit d'aller attendre en bas. Pendant ce temps-là, Eichman était en haut avec le prêtre, et on lui avait donné un verre de vin. Lorsqu'on m'appela, il avait déjà la corde au cou et se tenait sur une trappe que l'on avait réalisée spécialement et qui s'ouvrirait sous ses pieds au moment où je tirerais une manette."
D'après un rapport officiel, deux personnes devaient tirer simultanément une manette afin qu'aucun des deux ne sache quelle était la main qui avait provoqué la mort d'Eichmann. Mais Nagar dit tout ignorer de cela." Je n'ai vu personne d'autre. Il n'y avait là qu'Eichman et moi. Je me tenais à un mètre de lui et le regardai droit dans les yeux. Il refusa qu'on lui bande les yeux, et il portait encore aux pieds des pantoufles à carreaux ordinaires. J' ai tiré la manette et il est tombé en se balançant au bout de la corde."
Une heure plus tard, Nagar et Merchavi descendirent pour récupérer le corps. On avait construit un petit échafaudage pour pouvoir arriver jusqu'à lui et le détacher de la potence.
"Merchavi me dit de monter sur l'échafaudage et de soulever le corps pendant que lui desserrerait la corde.. J'ai eu pendant des années des cauchemars en repensant à ces moments-là. Son visage était livide, ses yeux exorbités et sa langue pendante.La corde avait entamé la peau de son cou et sa langue et sa poitrine étaient couvertes de sang. J'ignorais qu'en cas de strangulation, l'estomac reste plein d'air. Si bien que lorsque je le soulevai, tout cet air sortit et un son absolument horrible sortit de sa bouche…"baaaaa" . J'avais l'impression que l'Ange de la Mort était venu m'emporter moi aussi. Finalement, d'autres gardiens arrivèrent et nous parvinrent à l'allonger sur le brancard que nous avions préparé.
"Nous le portâmes de l'autre côté de la cour où le four était prêt. Un des gardes, du nom de Luchs et qui avait été à Auschwitz, avait été chargé de mettre le four en chauffe. Il dégageait une chaleur telle qu'on ne pouvait pas en approcher de trop près. On avait donc prévu des rails sur lesquels le brancard pourrait glisser. J'étais chargé de pousser le brancard dans le four, mais je tremblais tellement que le corps n'arrêtait pas de rouler d'un côté à l'autre. Finalement, je parvins à le pousser à l'intérieur et nous fermâmes les portes."
Il avait été prévu que Nagar accompagnerait les cendres jusqu'au port, mais il était tellement traumatisé que Merchavi le fit reconduire chez lui. Au petit matin, on recueillit les cendres dans le four et un véhicule de police les achemina jusqu'au port de Jaffa, où un bateau des gardes-côtes les transporta au-delà des eaux territoriales d'Israël afin qu'elles ne souillent pas la Terre Sainte.
"Il y a plus de 40 ans qu'Eichmann a été exécuté" raconte Nagar, "mais malgré le traumatisme que cela a été pour moi, je comprends aujourd'hui le grand mérite qui m'est échu. Dieu nous ordonne de détruire Amalek et "de ne pas oublier". J'ai accompli les deux commandements."
Cet article a été publié dans le magazine "Hamishpacha".