Journée de la mémoire…
Mais pour se souvenir de
quoi ?
Moi qui n'était pas
là, moi qui n'ai appris que par ouï dire, lecteur de témoignage
et de livres d'Histoire, pas même un descendant, de quoi me souvenir ?logiquement,
on ne se souvient que de ce que l'on a vécu. Logiquement…
Mais l'extermination des
juifs d'Europe qui inaugure historiquement le judaïsme contemporain est
un défi à la logique, au discours, à la mémoire
elle-même. Il est le rocher jeté dans le paisible jardin de la
toute puissante rationalité des lumières.
En vérité,
le juif ne saurait situer son expérience de vie ni dans le souvenir,
ni dans la mémoire mais dans la conscience vive d'un vécu transhistorique.
Lorsque la tradition orale
nous enseigne que tous les juifs de tous les temps étaient présents
au moment du don de la Torah, n'est-ce pas entre autre pour nous dire que de
génération en génération se renouvelle ou devrait
se renouveler l'acceptation du Sinaï ?
Ainsi, tout juif devrait
pouvoir dire " j'ai souffert à Auschwitz " sans que nul rescapé
ne lui dénie ce droit ou ne l'interprète comme une abusive et
arrogante réappropriation.
Tout comme il porte en lui
une trace plus ou moins vivace de la foi de ses ancêtres, le juif porte
en lui une part de la souffrance juive.
L'extermination des juifs
pendant la seconde guerre mondiale a cela en commun avec l'expérience
spirituelle que tout comme D. elle est foncièrement indicible, atemporelle
et irreprésentable.
Comme la description du
Temple, elle est un trauma imprescriptible duquel aucun juif ne veut être
consolé.
"Si jamais je t'oublie…
" c' est mon être même que je pétrifie,ma droite s'abolit.
Il s'agit donc précisément de ne pas transformer cette conscience
en monument, en statue commémorative. Car alors consolis nous passerions
notre temps à nous ressasser du souvenir…minéral.
La shoah est irréductible
à toute formalisation. Elle n'est pas un évènement , elle
n'est pas historique. Elle vaut pour le futut, elle donne du sens à tous
les passés. Elle est un signe pour l'humanité qu'aucun musée
ne saurait épuiser.
Aller à Aushwitz,
c'est faire l'expérience du non-lieu . Non lieu géographique ;
( il n'y a fondamentalement rien à voir). Non lieu pour les vrais coupables
qui n'ont jamais expié. Il n'est comparable, assimilable, identifiable
à aucun autre lieu ici bas. Alors de quoi se souvenir ? Le calendrier
juif n'est fait d'aucune commémoration. Il signale le temps dans sa dimension
spirituelle. Le temps juif est le temps du devenir.
Revenir à Auschwitz,
c'est résolument se tourner vers le présent du vécu, du
comment vivre ici aujourd'hui en tant que juif.
En historicisant la shoah,
on en fait un objet circonscrit dans le passé, susceptible d'être
analysé interprété. Se poser la question du pourquoi, c'est
incidemment admettre l'idée de la justification, c'est trouver des raisons.
La seule mémoire
acceptable de la Shoah, c'est une réponse vécue, une interrogation
et une vigilance sans fin sur les résurgences au présent.
Lorsque Jean Daniel dans
son dernier livre, La Prison Juive dit se sentir plus proche de la mort de Socrate
que des souffrances de Job, il se fourvoie. La tragédie occidentale,
c'est Job. Job incarne la souffrance humaine vraiment transcendante. A tel point
que le Talmud imagine que " Job, n'a pas été et ne fut
pas créé !!! " (Baba Batra 15a) tant sa souffrance est
inimaginable et indicible. Jean Daniel préfère s'identifier au
sacrifice nationalisé de la conscience philosophique occidentale, celle
qui fait résonner dans le chaos le cri harmonieux de la raison. Le juif
n'hérite que d'une souffrance du silence et de l'absence. Le juif remonte
à Job par la shoah La haine qu'on cultive à son égard n'a
pas de sens et n'en aura jamais. Comme le définit le Maharal dans la
Haggada de Pessah : haine qui ne dépend de rien et qui par conséquent
ne saurait disparaître. Et dont paradoxalement il faut toujours chercher
les traces.
La souffrance juive est
incomparable et indicible ainsi que le dit le prophète Jérémie
dans les Lamentations (II, 13) : " Qui te citerai-je comme exemple ?
Qui te comparerai-je , ô fille de Jérusalem ?...Qui mettrai-je
en parallèle avec toi pour te consoler ? Car ton désastre est
grand comme la mer… "
" Grand comme la
mer " car un désastre maritime ne laisse pas de traces et ne
fait aucun bruit. Pour ceux qui continuent à exister après, il
leur faut se poser la question du vécu avec la plus grande authenticité
continuer à faire vivre ceux qui ne sont plus.
Un rescapé de la
shoah à qui l'on demandait pourquoi il étudiait la torah répondit
: " c'est la seule réponse que j'ai trouvée. "