… Ou comment ma grand-mère parvint à s' échapper
de l'enfer nazi d'une manière tout à fait unique et inoubliable.
Cette histoire commence bien avant que l'on ait jamais entendu
parler de Hitler, avant même le début de la Première Guerre Mondiale. A cette époque,
les jeunes filles juives ambitieuses pouvaient travailler chez des aristocrates
allemands avant de se marier et de fonder elles-mêmes une famille. C'est
ainsi que pendant l'été 1913, ma grand-mère Thérésa, âgée
de 18 ans, accepta un poste de gouvernante à Baden, en Allemagne, pour
s'occuper de deux petits garçons de la bonne société.
Elle était loin de se douter que cela allait changer,
25 ans plus tard, le cours de son destin et celui de sa future famille.
Le travail de ma grand-mère en tant que gouvernante ne devait pas être
apparemment très astreignant. Elle pouvait se promener chaque soir,
si le temps le permettait, dans les beaux parcs bien ordonnés de la
ville. Des haies hautes et épaisses bordaient ces jardins et ils étaient
jalonnés, à intervalles réguliers, de bancs entourés
de massifs de fleurs multicolores et odorantes.
Ma grand-mère m'a raconté qu'un de ces soirs comme les autres,
alors que la nuit commençait à tomber et que les ombres des arbres
s'allongeaient en des formes étranges, elle surprit la conversation
de deux hommes. Ils parlaient d'un officier bien connu de l'armée allemande.
Etant de nature curieuse elle tendit l'oreille. Mais lorsqu'elle comprit qu'ils
discutaient d'un plan visant à assassiner cet officier, elle fut terrifiée.
Dès qu'elle eut la certitude qu'elle ne risquait rien, elle se rendit
au commissariat de police où on prit sa déposition. Grand-mère
Thérésa se souvient que, bien que les policiers se soient montrés
polis , ils ne semblaient pas prendre son histoire très au sérieux.
En fait, lorsqu'elle retourna quelques jours plus tard au commissariat, on
lui dit qu'il s'agissait d'un canular et qu'elle ne devait plus se faire de
souci pour cela. Elle mit plus tard l'incident sur le compte de la naïveté propre à l'adolescence.
Les années passèrent et l'incident fut oublié. Ma grand-mère
Thérésa épousa un Juif polonais de Varsovie, ce qui lui
valut la désapprobation de sa famille qui était très snob,
très allemande et très patriote. Par chance, il était
assez riche, mais en raison de l'attitude de la famille de ma grand-mère
envers lui, ils choisirent de ne pas s'établir dans la région
frontalière entre l'Allemagne et la Hollande, qui était le berceau
familial depuis l'époque de l'Inquisition espagnole. Ils s'installèrent
donc dans la belle ville de Cologne où ils allaient diriger leur quatre
usines de textile et élever leurs quatre enfants.
Une course d'obstacle bureaucratique.
Nous franchissons les années jusqu'à cette période terrible
de l'été 1938 qui précéda la déportation
des Juifs polonais vivant en Allemagne.Ma grand-mère parvint à réunir
10000 deutschmarks avec lesquels elle réussit à soudoyer les
gardiens allemands du camp de Dachau, permettant ainsi à son mari (mon
grand-père) de s'échapper du camp.
Par une ironie du sort, ce fut le fait que mon grand-père soit menacé de
déportation qui poussa ma grand-mère à envisager de quitter
l'Allemagne. Aucun des autres membres de sa famille ne pensait que les choses
pourraient vraiment tourner mal. Aucun d'eux ne survécut.
Grâce à des relations familiales (le rabbin de Cologne était
un cousin éloigné) ma grand-mère parvint à obtenir
des visas pour la Palestine. Mais le gouvernement allemand n'était pas
disposé à les laisser partir. Apparemment, les usines qu'ils
possédaient, bien qu'ayant été confisquées, étaient
liées par des contrats avec l'armée.
La bureaucratie étant la même partout, ma grand-mère
dut courir d'un bureau à l'autre, patienter dans d'innombrables files
d'attente pour obtenir de nombreux employés qu'ils tamponnent des liasses
de documents. Avec l'angoisse permanente que n'importe quel employé,
de n'importe quel bureau, pour n'importe quelle raison (ou sans raison du tout)
puisse l'empêcher de quitter l'Allemagne.
Vous souvenez-vous de moi ?
Ma grand-mère était finalement arrivée dans le dernier
bureau. Elle n'avait plus qu'une seule personne à voir, celle dont dépendait
le dernier coup de tampon, le plus important de tous: celui concernant leurs
anciens contrats avec l'armée allemande. Au moment où les usines
avaient été confisquées, des dossiers avaient disparu
et il n'était plus possible de prouver que leurs obligations contractuelles
avaient été remplies. Une attestation devait donc être établie
par un officier supérieur. Elle avait vécu plusieurs jours dans
l'angoisse de ce moment, essayant de trouver un moyen d'expliquer l'absence
de documents et de prouver sa bonne foi.
Lorsque son tour fut arrivé et qu'elle pénétra dans le
bureau, un homme vêtu d'un uniforme impeccable et couvert de décorations
se leva et fit le tour du bureau pour se tenir face à elle. Même
si elle avait été suffisamment grande pour le regarder en face
(elle mesurait à peine un mètre cinquante), elle n'aurait jamais
osé le faire.
L'officier tenait à la main la liasse de documents et lui demanda si
son nom de jeune fille était bien Arendt.
La question sortait de l'ordinaire , et tout ce qui était inhabituel
pouvait être dangereux. Elle répondit "Oui" d'une voix
peu assurée.
L'officier lui tendit alors la main en souriant."Je suis
heureux de pouvoir enfin vous remercier. Vous souvenez-vous de moi?"
"Non" répondit-elle.
"Je suis l'homme dont vous avez sauvé la vie il y a 25 ans à Baden."
Ma grand-mère était incapable de prononcer un seul mot, mais
les mots n'étaient pas nécessaires. L'officer se contenta de
sourire à nouveau et lui tendit les papiers dûment signés
et validés.
Elle sortit du bureau et rentra chez elle pour terminer les
bagages. Neuf jours plus tard, mon grand-père, ma grand-mère, qui était
enceinte à l'époque, et leurs quatre enfants quittaient l'Allemagne.
L'assassinat qui avait été évité avait sauvé huit
vies, y compris celle de l'officier.
Les chiens de garde de la mémoire juive
J'ai grandi entourée de souvenirs de la Shoah. J'ai vu un documentaire
sur le ghetto de Varsovie lorsque j'avais quatre ans, et je me souviens encore
des images d'hommes transportant des cadavres dans des brouettes. J'étais
au courant de ces atrocités bien avant d'avoir entendu l'histoire de
ma grand-mère, ou tout autre histoire de sauvetage réussi.
J'ai toujours été fière d'appartenir au peuple juif et
toujours été prête à me battre pour sa dignité.
Pour moi, c'est le sens de la phrase "Plus jamais ça", et
je ne me suis jamais bercée d'illusions sur le fait que cela ne puisse
plus jamais se reproduire nulle part. Je me suis battue avec mes poings lorsque
j'était enfant, et maintenant, je combats la propagande anti-juive et
anti-israélienne avec mes écrits et mon site Internet.
Je pense que tous les Juifs descendants de survivants de la
Shoah sont la meilleure réponse à Hitler et aux atrocités de la Shoah.
J'ai deux filles et je me considère privilégiée d'avoir
une histoire à raconter, et de maintenir ainsi la mémoire de
tous les Juifs qui ne peuvent plus parler.
Am Israël chai !