Tout comme les différentes idoles ont leur lieu, elles ont aussi leur
époque.
L’histoire se caractérise
en effet par les hauts et les bas successifs de différentes doctrines.
Tantôt c’est l’idéal de la culture qui est en faveur,
tantôt celui du plaisir ; tantôt c’est un spiritualisme exagéré
qui règne, puis c’est le matérialisme total qui vient le
remplacer.
Tout se passe comme si,
à chaque siècle, le monde croit que telle idée va amener
le progrès décisif, puis, se lassant de cette doctrine, celle-ci
s’écroule comme un château de cartes et une autre philosophie
vient la remplacer. L’idée qui était logique à une
époque devient absurde dans l’autre, et cela pour la simple raison
qu’elle n’est plus en vogue.
Nous vivons par exemple
à une époque où les hommes sont fatigués de doctrines et ont déclaré que le règne de D.ieu n’était
pas de ce monde, et les mots d’ordre sont devenus : dignité humaine,
progrès, science... A savoir si une fois de plus le monde n’exagère
pas dans l’autre extrême...
Depuis toujours, le judaïsme
s’est refusé à se laisser entraîner par ces flux de
l’histoire. Selon l’explication de nos Sages, l’échelle
que vit Jacob dans son rêve (Genèse chap. 28) et où des
anges montaient et descendaient représente le cours de l’histoire
où les différentes civilisations (ou les différents dieux)
ont à tour de rôle une montée extraordinaire suivie d’une
période de dépérissement allant jusqu’à la
ruine totale.
Un peuple vit aussi longtemps qu’il a la volonté de vivre et la volonté de vivre du peuple juif est éternelle.
Le Midrach dit que notre
Patriarche refusa de monter sur cette échelle ; il refusa donc de se
laisser aller à la tentation d’un idéal superficiel et éphémère.
Cette décision nous a peut-être privé de ces moments exaltants
que vivent d’autres peuples (leur époque “révolutionnaire”),
mais elle nous a aussi préservés d’une chute fatale.
C’est là l’explication
de la pérennité du peuple juif : un peuple vit aussi longtemps
qu’il a la volonté de vivre et, pour les raisons que nous venons
d’expliquer, la volonté de vivre du peuple juif est éternelle.
Nous comprenons peut-être
mieux le courroux de certaines grandes puissances, lorsqu’elles voient
que le peuple juif n’est pas prêt à se laisser impressionner
par le nouveau mode de vie qu’on veut lui imposer.
Ajoutons encore que l’isolement
du peuple juif pendant de longues périodes de son histoire n’a pas
été voulu par lui : il lui a été imposé par
les autres peuples. Mais de toutes façons, il n’est pas prêt
à abandonner sa personnalité propre coûte que coûte.
Assuérus, lui aussi,
voulait exalter sa civilisation et la faire accepter par tout le monde. Il n’est
donc pas étonnant qu’un de ses soucis majeurs était d’entraîner
le peuple juif, cet éternel contestataire.
LA CIVILISATION
D'ASSUERUS
Nous voulons à présent comprendre quelle était la civilisation
qu’Assuérus proposait à son empire. Le Talmud explique (Meguila
11a) que la caractéristique prédominante des Perses était
le penchant à se laisser aller librement au plaisir des sens. Il se fonde
sur le livre de Daniel (chap. 7, vers. 5) qui les compare à des ours
affamés de viande.
Cela clarifie la signification
du festin d’Assuérus. Ce banquet, dont les usages nous sont décrits
avec d’amples détails, devait démontrer à tous les
peuples la beauté et la finesse que peut procurer l’assouvissement
du plaisir physique.
Assuérus voulait,
semble-t-il, proclamer que l’homme arrive à son plein épanouissement
en jouissant librement du monde. Il voulait aussi faire comprendre à
ses sujets que ce plaisir n’était pas seulement destiné à
une certaine couche de la société, mais à tout le monde
: “On buvait à volonté, sans contrainte, car le roi avait
recommandé à tous les officiers de sa maison de se conformer au
désir de chacun” (chap. 1, vers. 8).
Quelle meilleure garantie
pouvait-il y avoir pour assurer une bonne entente entre le roi et le peuple
?
UN REGNE
SALOMONIEN ?
Notre tradition écrite et orale nous enseigne que la paix entre les hommes
n’est pas chose facile à réaliser. Elle laisse entendre que
la mésentente et les conflits sont choses naturelles et presque inévitables.
Selon la Tora, celle-ci
ne régnera qu’aux temps messianiques où il y aura une richesse
tant spirituelle que matérielle. Ainsi, les frictions et les troubles
doivent fatalement se produire tant que les civilisations dominantes mettront
tout l’accent sur certaines valeurs et en refouleront d’autres.
D’après notre
tradition, c’est le règne de Salomon qui a le plus approché
celui du Messie. En effet, le roi unissait en sa personnalité l’intelligence
pratique, la sagesse et la justice ; il faut croire que cela rejaillissait sur
le peuple tout entier. Seulement, ce règne était toujours fondé
partiellement sur la crainte (Berèchith Rabba chap. 34), ce qui ne sera
pas le cas de celui du Messie (Isaïe chap. 2)
Plusieurs finesses du texte
montrent qu’Assuérus voulait précisément ressembler
à Salomon, avec cette différence que lui contenterait tout le
monde, et de ce fait l’autorité ne serait plus nécessaire
pour le maintien de l’ordre.
L'ECHEC
D'ASSUERUS
Comment le festin d’Assuérus se termina-t-il ?
Le dernier jour, lorsque
le roi et ses convives étaient à l’apogée de la bonne
humeur, le roi décida de faire venir la reine pour que les hommes puissent
admirer sa beauté de près ; la reine refusa.
Le grand monarque qui, dans
sa magnificence, voulait unifier le royaume entier, dut subir publiquement une
scène de ménage.
Dans son désarroi,
il se laisse convaincre de répudier sa femme et de promulguer des décrets
visant à revaloriser le rôle du mari dans la famille. Nos commentaires
précisent que ces ordonnances ne manquèrent pas de susciter l’hilarité
générale.
Cette fête ne fut
donc pas précisément d’ordre à rehausser le prestige
du monarque.
ASSUERUS
DEVIENT DESPOTE
Lorsque la paix ne règne plus dans les cœurs, l’ordre social doit être imposé par la coercition.
Chose curieuse, alors qu’au
commencement le roi voulait se rapprocher du peuple, qu’il essayait de
créer une atmosphère de confiance et de bonne entente, son attitude
semble changer complètement par la suite. En effet, nous voyons que la
reine Esther risquait la peine de mort en se présentant sans permission
devant le roi ; on est bien loin du climat détendu décrit au début
de la Meguila. Le souverain, qui était entouré de sages lors du
festin (chap. 1, vers. 13-14), ne semble en avoir gardé qu’un seul
(Aman).
Il décida librement
avec lui une affaire aussi grave que l’extermination d’un peuple,
et le fit ensuite mettre à mort sans autre forme de procès. Un
exégète (le Gaon de Vilna) déduit d’ailleurs du verset
19 du chapitre 1 que c’est précisément lors du drame avec
Vachti que fut décrété un changement dans la constitution
: la consultation des sages est abolie et le pouvoir absolu du monarque institué.
Que signifie ce changement
? Il signifie que, comme cela se produit dans chaque système, lorsque
la paix ne règne plus dans les cœurs, l’ordre social doit être
imposé par la coercition. L’échec de chaque civilisation
doit toujours être camouflé par un recours à la force plus
ou moins important.
LES FAILLES
DE LA CIVILISATION D'ASSUERUS
Essayons d’analyser le pourquoi de l’échec d’Assuérus.
C’est, comme nous l’avons
dit, qu’il voulait tout axer sur une seule valeur. Le plaisir, le raffinement
du goût ne sont pas, d’après le judaïsme, des valeurs
à rejeter totalement ; nos Sages ont apprécié certaines
coutumes perses (Berakhoth 8b). Pourtant, le plaisir doit être mis à
sa juste place. Si cela n’est pas fait, il peut dégénérer
en bouffonnerie, en relâchement. Le festin d’Assuérus en est
un exemple.
Du reste, là où
les dirigeants d’une nation agissent par pur pragmatisme, rien ne garantit
à la longue leur probité.
Cela est d’ailleurs
signalé d’une manière discrète et malicieuse dans
la Meguila . Le premier chapitre montre le grand monarque débonnaire
distribuant ses richesses au peuple et voulant contenter chacun. Le dernier
nous relate qu’il impose des contributions à son empire. Il reprend
donc d’une main plus qu’il n’a donné de l’autre.
Là où une
société s’attache au goût du plaisir, elle en vient
rapidement à l’égoïsme de tous et surtout à celui
des dirigeants. Car pour garantir la paix et la justice, il faut plus qu’un
contact social fondé sur l’intérêt de chacun. Il faut
la recherche sincère de l’équité et du bien-être
d’autrui.
LORSQUE
LE PEUPLE JUIF NE REMPLIT PLUS SA MISSION
Tout ce qui précède doit nous faire comprendre que le festin d’Assuérus
est réellement l’introduction au drame qui va se produire.
Il y a donc là une
civilisation, celle d’Assuérus, qui veut se proposer comme un nouveau
courant dans l’histoire. Le plaisir sans frein et sans gêne veut
être présenté comme le comportement le plus digne de l’homme.
Les Juifs sont invités
à participer à ce mode de vie et on ne voit aucune réaction
de leur part. La possibilité leur est donnée de décliner
poliment l’invitation d’Assuérus et ils ne s’en sentent
pas le courage. Le roi boit dans les coupes du Temple et personne n’ose
réagir. Cela est la preuve que le peuple juif n’est plus à
la hauteur de sa tâche.
Mais le peuple juif n’a
pas le choix ; de gré ou de force, il doit remplir son devoir de peuple
pilote, c’est pour cela que D.ieu devra le réveiller.
Cela se fera par l’intermédiaire
du personnage d’Aman.