Je m'appelle Esther Wachsman. Je
suis née en Allemagne dans un camp
de "personnes déplacées" en 1947. Mes parents avaient
survécu aux crématoires de l'Allemagne nazie dans lesquels toute
leur famille avait péri. Mon père et ma mère, ma sœur
(qui avait été cachée par une famille catholique pendant
la guerre) et moi nous sommes embarqués pour l'Amérique en 1950.
Mon enfance a été celle d'une enfant de survivants et je suis
devenue, par la suite, une vraie J.A.P. (Jewish American Princess). Mais il
régnait toujours à la maison une ambiance déprimante de
profonde tristesse et de mélancolie.
Comme c'est fréquent dans ce qu'il est convenu d' appeler le "syndrôme
de la deuxième génération", j'étais l'unique
raison de vivre de mes parents. Je représentais toutes leurs attentes,
tous leurs espoirs et tout leur avenir . Je savais, sans qu'ils aient à me
le dire, que je devais être la plus intelligente, la plus jolie, la plus
populaire, la plus obéissante et la meilleure de tous les enfants.
C'était un fardeau lourd à porter pour une petite fille, pour
une jeune femme, et plus tard, pour une épouse et pour une mère.
Je devins moi aussi très exigeante pour moi-même et, plus tard,
pour mes enfants.
J'ai fait mon aliyah en 1969 et
je me suis installée à Jérusalem,
où j'ai préparé, à l'Université Hébraïque,
une maîtrise d'histoire ayant pour sujet la Shoah. Mes parents étaient
sionistes et le peu de famille qui leur restait résidait en Israël.
Je suis partie avec leur bénédiction mais, lorsque j'ai rencontré mon
futur mari et que j'ai pris conscience que c'était à Jérusalem
et nulle part ailleurs que je voulais fonder un foyer, je ne crois pas qu'ils
aient été ravis outre mesure.
Mais j'avais attrapé le virus. Je voulais être partie prenante
de l'histoire de notre ancienne patrie ressuscitée et être la
mère d'enfants juifs croyants, fiers et indépendants vivant sur
leur terre après 2000 ans d'exil. Je ne pouvais plus me contenter de
prier pour le "retour à Sion" et la "reconstruction de
Jérusalem" en sachant que la réalisation de ces prières
ne dépendait que d'un billet d'avion.
J'ai donc épousé Yehouda en 1970 et nous avons eu sept fils
entre 1971 et 1986. Nous avons inculqué à nos fils un triple
amour: celui de leur peuple, de leur pays et de leur héritage, la Torah.
Rien ne manquait à notre vie, mes rêves s'étaient réalisés
et je me sentais privilégiée de pouvoir vivre et élever
mes enfants dans notre ville sainte, dans ce pays que D.ieu nous a donné.
J'ai enseigné au lycée
de l'Université Hébraïque pendant 28 ans, mes enfants ont
grandi et ils sont allés à l'armée le moment venu, fiers
de porter l'uniforme de l'armée d'Israël. Comme j'étais fière,
moi, l'immigrante de Brooklyn d'être la mère de soldats de Tsahal
!
Mes deux fils aînés, qui portent le nom de grands- parents disparus
dans la Shoah, ont servi dans la brigade Golani . Lorsque mon troisième
fils a été mobilisé, il a voulu faire mieux que ses deux
frères aînés et s'est porté volontaire pour faire
partie d'une unité d'élite de commando Golani. Ses frères
se moquaient de lui car il était plus petit et plus mince que les recrues
de cette unité, mais il persévéra et fut intégré dans
le Orev Golani, faisant la fierté de ses frères et de toute sa
famille.
Na'hchon, notre troisième
fils ne portait pas le nom d'un aïeul. Nous avions choisi ce nom parce
qu'il était né le dernier jour de Pessah, juste après la
lecture de la paracha qui relate le passage de la Mer Rouge, dont D.ieu promet
qu'elle se transformera en terre ferme. Na'hchon, le fils d'Aminadav, chef de
la tribu de Yehouda, fut le premier à se jeter dans la mer, exprimant
ainsi une foi totale en D.ieu et en sa promesse que l'eau deviendrait terre ferme,
et tous les enfants d'Israël le suivirent. C'est aussi à Pessah,
en 1948, qu'eut lieu l'opération Na'hchon, qui devait ouvrir la route
de Jérusalem. Nous pensions que ce nom résumait tous nos idéaux:
la foi et la confiance en D.ieu, l'amour de notre peuple et de notre pays.
Nous étions fiers de Na'hchon,
ainsi que de tous nos autres fils qui, grâce à D.ieu, sont dignes
de lui.
Après avoir servi dans l'armée
pendant un peu plus d'un an, et avoir été envoyé au Liban
à deux reprises, Na'hchon avait eu une permission d'une semaine et était
arrivé à la maison le vendredi 7 Octobre 1994, juste avant Chabbath.
Dans la soirée de samedi, il avait reçu un coup de téléphone
de l'armée, l'informant qu'il devait se rendre le lendemain, dimanche,
dans le nord pour suivre un cours en compagnie d'un autre soldat de son unité.
C'était un cours d'une journée destiné à leur apprendre
à conduire un véhicule militaire spécial pour lequel on
leur délivrerait un permis particulier.
Na'hchon trouvait cette proposition
prestigieuse, et il s'organisa pour partir dans le nord en voiture avec un ami.
Il nous quitta tard dans la nuit de samedi et nous dit qu'il serait de retour
le lendemain soir.
Dimanche soir, Na'hchon tardait à
rentrer. Mes parents avaient été hyper-protecteurs, et peut-être
était-ce pour cela que j'avais besoin de savoir où mes enfants
se trouvaient et quand ils pensaient rentrer. Ils me prévenaient toujours
en cas de retard ou de changement de programme.
A minuit, Na'hchon n'était
toujours pas rentré et n'avait pas téléphoné et
je commençais à craindre le pire. Nous avons alors contacté
les autorités militaires, retracé son itinéraire, parlé
avec ses amis de l'armée. L'un d'entre eux nous apprit qu'on l'avait
déposé, après la fin du cours, au carrefour de Bnei Atarot,
l'un des endroits les plus fréquentés du centre d'Israël,
d'où il aurait pu soit prendre un bus, soit faire du stop (comme tous
les soldats le font) pour rentrer à Jérusalem. Cet ami était
le dernier à l'avoir vu.
Le lundi, nous avons commencé à organiser des recherches dans
la zone où il avait été vu pour la dernière fois.
L'armée ne s'inquiétait pas encore et faisait vaguement des enquêtes
dans les hôtels d'Eilat où il aurait pu faire une escapade. Lorsque
je leur dis qu'une chose pareille était impensable dans notre famille,
ils me regardèrent d'un air amusé en me prenant pour la mère
juive typique. Mais moi, dès lundi, je savais que mon enfant était
mort.
Le mardi, nous avons été contactés par la télévision
israélienne qui nous a dit avoir reçu, d'un photographe de l'agence
Reuter, une cassette vidéo montrant mon fils retenu en otage par des
terroristes du Hamas. Ils nous dirent qu'ils venaient nous montrer la cassette
avant de la diffuser en Israël et dans le monde.
Na'hchon parlait, un revolver pointé sur lui. Il disait qu'il avait été enlevé par le Hamas, qui exigeait la libération de leur chef spirituel, Ahmed Yassin, ainsi que de 200 autres terroristes du Hamas emprisonnés en Israël.
Sur cette vidéo, on voyait
Na'hchon pieds et poings liés, près d'un terroriste dont le visage
était masqué par un keffiyeh et qui brandissait la carte d'identité
de mon fils. Le terroriste lisait à voix haute l'adresse et le numéro
figurant sur la carte, puis Na’hchon parlait, un revolver pointé
sur lui. Il disait qu'il avait été enlevé par le Hamas,
qui exigeait la libération de leur chef spirituel, Ahmed Yassin, ainsi
que de 200 autres terroristes du Hamas emprisonnés en Israël. Si
leurs exigences n'étaient pas satisfaites, il serait exécuté
vendredi à 8 heures du soir.
Ce n'était pas le moment de craquer. Nous nous sommes tous mobilisés
pendant les quatre jours qui ont suivi, 24 heures sur 24, pour faire tout ce
qui était en notre pouvoir pour sauver la vie de notre fils. Nous avons
parlé avec le Premier ministre, Itzhak Rabin, qui nous a dit qu'il ne
négocierait pas avec les terroristes et ne cèderait pas au chantage.
Nous avons fait état de la nationalité américaine de Na’hchon
et le président Clinton est intervenu. Warren Christopher, qui se trouvait
dans la région, et Ed Abbington, le consul général des
Etats-Unis à Jérusalem, se sont rendus tous les deux à Gaza
où l'on pensait que Na’hchon était détenu, et nous
ont rapporté des messages de la part d'Arafat.
Arafat, c'est vrai, nous téléphona à la
maison et nous dit qu'il remuerait ciel et terre pour retrouver notre fils
et nous le rendre
sain et sauf;
Nous avons lancé des appels à tous les chefs d'Etats et aux
leaders religieux musulmans, et tous, sans exception, ont déclaré aux
médias qu'on ne devait faire aucun mal à notre fils.
Nous nous sommes tournés vers nos frères, vers le peuple juif à travers
le monde, en leur demandant de prier pour notre fils. Le Grand Rabbin d'Israël
a choisi trois chapitres des Psaumes qui devaient être lus quotidiennement,
et, de partout, des gens, y compris des écoliers, qui n'avaient jamais
prié auparavant, l'ont fait pour sauver une précieuse âme
juive.
J'ai reçu environ 30 000 lettres, dont celles de milliers de femmes qui n'avaient jamais allumé de bougies pour Shabbath et qui l'ont fait pour notre fils.
J'ai demandé aux femmes du monde entier d'allumer une bougie de Shabbath
supplémentaire pour mon fils. J'ai reçu environ 30 000 lettres,
dont celles de milliers de femmes qui n'avaient jamais allumé de bougies
pour Shabbath et qui l'ont fait pour notre fils, qui était devenu le
symbole du fils, du frère ou de l'ami que chacun aurait pu avoir.
Jeudi soir, 24 heures avant la fin
de l'ultimatum, une veillée de prières
a eu lieu au Mur occidental, et simultanément, des veillées semblables
ont eu lieu dans le monde entier, dans les synagogues, les écoles, les
centres communautaires, sur des places publiques, et même dans des églises.
Des gens de bonne volonté ont partout espéré, intercédé,
prié pour Na’hchon.
Au Mur, 100 000 personnes sont arrivées presque instantanément:
des Hassidim en redingotes noires et longues papillotes priaient en pleurant
et en se balançant, aux côtés de jeunes garçons
en jeans déchirés, queue de cheval et boucles d'oreilles. Il
y avait une unité et une solidarité entre tous les participants,
qu'ils soient religieux ou laïques, de droite ou de gauche, sépharades
ou ashkénazes, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, un événement
sans précédent dans notre société tellement divisée.
Vendredi soir, avant l'entrée
du Shabbath, je me suis adressée à mon fils par l'intermédiaire
des médias, en lui demandant de tenir bon et en lui disant que le peuple
tout entier était avec lui. Nous étions vissés à
la table de Shabbath; mes yeux étaient rivés sur la porte. Je
m'attendais à chaque instant à voir Na'hchon entrer.
Nous ne savions pas que les services
de renseignement israéliens avaient capturé le chauffeur du véhicule
dans lequel Na'hchon avait été enlevé et qu'il avait révélé
à nos agents que les terroristes portaient tous des kippot, qu'il y avait
une Bible et un livre de prières sur le tableau de bord, et qu’une
cassette diffusait de la musique hassidique lorsqu'un soldat sans méfiance
était monté dans la voiture.
Nous ne savions pas qu'ils avaient
appris de la même source que Na'hchon était retenu prisonnier dans
le village de Bir Nabbalah, situé à dix minutes de notre maison
de Ramot. Nous ne savions pas que le Premier ministre Itshak Rabin avait décidé
de lancer une opération militaire pour sauver notre fils.
Vendredi soir, à 20 heures,
à la fin de l'ultimatum, ce n'est pas Na'hchon, mais le général
Yoram Yair qui a franchi la porte pour nous apporter la terrible nouvelle. L'opération
militaire avait échoué. Na'hchon avait été tué,
ainsi que le capitaine Nir Poraz qui avait dirigé l'équipe de
sauvetage.
Au même moment, les gens étaient
tous retournés dans leurs synagogues, après le repas de Chabbath,
y compris nos fils, pour réciter des Psaumes pour la libération
de Na'hchon. Nous leur avons dit de rentrer à la maison et nous sommes
restés ensemble tout Chabbath sous le choc, pétrifiés,
anéantis et ne pouvant pas croire à ce qui s’était
passé.
Samedi, à minuit, nous avons enterré notre
fils.
La même foule disparate qui
était venue prier au Mur pour Na'hchon vint samedi soir à minuit
au Mont Herzl assister à son enterrement. Beaucoup n'avaient jamais mis
les pieds dans un cimetière militaire.
Mon mari a demandé au Rosh
Yeshiva de Na'hchon, le rabbin Mordehai Elon, qui devait faire l'éloge
funèbre, de dire que D.ieu avait bien entendu nos prières et recueilli
toutes nos larmes.
Notre Père céleste avait entendu nos prières, et sans que nous puissions comprendre pourquoi, sa réponse avait été "non".
Ce qui préoccupait mon mari au moment d'enterrer son fils était
que le doute puisse s'installer dans les esprits. Il a donc demandé au
rabbin Elon de dire que, de même qu'un père voudrait toujours
pouvoir répondre "oui" aux demandes de ses enfants, il doit
quelquefois dire "non", sans que l'enfant comprenne pourquoi. Notre
Père céleste avait entendu nos prières, et sans que nous
puissions comprendre pourquoi, sa réponse avait été "non".
La nation tout entière prit le deuil avec nous. Des milliers de personnes
vinrent nous consoler, mais comment peut-on consoler des parents qui ont perdu
un enfant ? La radio israélienne commençait chaque matin ses émissions
avec ces mots: "Bonjour Israël, nous sommes de tout cœur avec
la famille Wachsman". On ne cessait de nous apporter à boire et à manger.
Des chauffeurs de bus et de taxis qui amenaient de tout le pays des gens venus
nous présenter leurs condoléances descendaient de leur véhicules
et entraient chez nous avec leurs passagers.
Cette unité, cette solidarité, cette affection, cette compassion
et cet amour que l'on nous a témoignés nous a rendus plus forts
et a empli nos coeurs d'amour pour notre peuple.
Après la Shiva, nous avons repris la vie quotidienne. Notre fils qui
venait de terminer l'armée a commencé ses études à l'Université Hébraïque,
un autre est retourné à l'armée, deux autres sont retournés à la
yeshiva, et les deux plus jeunes, des jumeaux qui avaient eu juste huit ans
le jour de l'enterrement, sont retournés à l'école.
C'est ce que le peuple juif a toujours
fait: reconstruire après les
destructions, commencer une vie nouvelle sur les cendres et le sang de vies
anéanties.
J'ai éprouvé un nouveau respect pour mes parents qui avaient
perdu tous les leurs et s'étaient habitués à un nouveau
pays, à une langue étrangère et avaient construit une
nouvelle famille, une nouvelle vie. J'étais chez moi, dans ma patrie;
mon fils était mort en portant l'uniforme de son pays et, si D.ieu veut,
mes autres fils serviront eux aussi leur pays avec fierté.
Le fait de demeurer au milieu de
mon peuple reste toujours pour moi un privilège
et une bénédiction. Je n'ai jamais varié dans le triple
amour que je porte à mon peuple, à ma terre et à ma Torah.