Résumé des chapitres précédents : ‘Hakham
Nissim et sa fille Dinah, capturés par des pirates, sont amenés à Bagdad.
La jeune fille est vendue à Al Kissei, conseiller du Calife ; son père
réussit à s’enfuir. Dinah est très aimée
et admirée par tous au palais d’Al Kissei qui fait d’elle
sa secrétaire. ‘Hakham Nissim, déguisé en mendiant,
réussit à se faire remarquer d’elle lors d’une de
ses sorties du palais en compagnie de sa maîtresse. Ensemble avec Mar
Yakoub et les autres dirigeants de la Communauté juive de Samarra, un
faubourg de Bagdad, il cherche un moyen de la sauver. Un jour, Al Kissei tout
heureux raconte à sa femme et à Dinah que le Calife désire,
lui aussi avoir Dinah pour secrétaire ; et qu’enfin il a réussi à persuader
le Calife de chasser tous les juifs du Califat. Dinah voit le doigt de la Providence
dans la Providence dans le cours des événements : ses sorties
pour aller à la Cour lui permettraient de voir fréquemment son
père et, peut-être, de communiquer avec lui ; et surtout, elle
espère pouvoir sauver ses frères du danger qui les guette. Bientôt,
Dinah est la coqueluche de la Cour et de toute la ville.
Naturellement, Hakim Isaac
al Karoun, le médecin du souverain, entendît
lui aussi parler de la jeune fille qu’Al Kissei avait introduite au Palais
comme secrétaire du Calife. Connaissant Al Kissei et sa haine des juifs,
Al Karoun n’était pas enclin à croire que la réputation
d’intelligence et d’habileté qu’on faisait à Dinah
fût si fondée. Il résolut de la mettre à l’épreuve,
espérant bien la couvrir de ridicule à la première occasion.
Mais avant qu’Hakim Isaac pu mettre à exécution son projet,
les mauvaises nouvelle du succès remporté par Al Kissei dans
sa lutte contre les juifs ses répandaient comme un feu de paille. L’angoisse,
la peur et le désespoir ne tardèrent pas à s’installer
dans les cœurs de ces infortunés. Trois mois, c’était
un délai si court pour s’arracher à tout ce qu’ils
avaient si patiemment élaboré au long des années ; un
délai si court aussi pour essayer de sauver ce qu’ils pourraient
de leurs biens. Ils se tournèrent vers ‘Hakim Isaac al Katoun,
leur seule planche de salut. Médecin à la cour, lui seul pouvait
intervenir avec quelque chance de succès, lui seul pouvait tenter de
persuader le souverain à revenir sur sa décision. Mais cette
fois, la situation que son influence, pourtant considérable, semblait
ne pas pouvoir suffire. En effet, le Calife fit savoir sans ambages à ‘Hakim
Isaac que, si grande que fût son admiration pour ses talents, il n’avait
d’autre choix que de lui faire subir le sort commun à ses coreligionnaires
et de l’obliger à quitter le pays.
UN PLAIDOYER EMOUVANT
« En ce qui concerne, Majesté, ce qui peut m’arriver m’importe
peu, répondit ‘Hakim Isaac. Où que la Providence choisira
de m’envoyer, je crois pouvoir réussir, avec l’aide de D., à gagner
ce qu’il faut pour subvenir à mes besoins et à ceux de
ma famille. Tout ce qui je possède, je le porte dans ma tête.
Mais quel sera le sort des centaines, des milliers de juifs pour qui ce cruel
décret signifie la ruine, et sans doute la mort. Ils ne savent où aller
et n’ont aucun espoir de reconnaissance ce qu’ils vont perdre quand
vos soldats les auront chassés d’ici ».
Le Calife Al Maamoun fut
profondément ému par ces paroles.
Cette idée d’expulser les juifs du pays, il ne l’avais pas
accueillie avec enthousiasme. Peut-être même, dans son for intérieure,
en était-il choqué, pour ne pas dire révolté. Libéral
de nature, il était plus enclin à encourager la culture et les
sciences qu’à soutenir le fanatisme d’hommes religieux tels
que son conseiller Al Kissei. Le doute commençait à s’installer
dans son esprit. N’aurait-il pas pris ce décret avec une certaine
précipitation ? Mais il était le chef suprême de tout l’Islam.
Il réfléchit un long moment, puis dit à ‘ Hakim
Isaac :
"N’oublie pas
que je suis le Calife et que je règne sur tout
l’Islam. Aussi voilà ce que je te propose : si tu peux trouver
un moyen qui ne suscite pas le moindre doute quand à ma loyauté à l’égard
du Prophète et du Coran, et qui en même temps me permettre d’annuler
le décret ordonnant l’expulsion des juifs, je te promets de l’examiner
avec la plus grande faveur. Mais si tu veux que ton plan réussisse,
gade-toi de le porter à la connaissance d’Alkissei et de ceux
qui le soutiennent. L’échec serait assuré s’ils suspectaient
la moindre faiblesse de ma part dans un moment pareil ".
Tout heureux, ‘Hakim Issac se confondit en remerciements et quitta le
palais, pressé de regagner Samarra. Là, dans la maison de Mar
Yakoub, les chefs des communautés juives du Califat attendaient anxieux
les nouvelles de cette tentative suprême qui allait décider du
sort de tous les juifs du pays. Quand le médecin eut parlé, ce
fut le premier rayon d’espoir dans cette situation tragique. Les chefs
juifs se rendaient compte certes que cet espoir était mince. Mais il
reprirent tout de même confiance ; avec l’aide de Dieu, ils finiraient
bien par trouver un moyen qui fît apparaître le Calife comme le
chef zélé de tout l’Islam, et en même temps épargnât
aux juifs les angoisses et les conséquences de l’expulsion.
Des jours et des nuits,
ils demeurèrent ensemble, cherchant en vain
le plan qui présenterait quelque chance de succès.
Deux mois pleins sur les
trois s’étaient écoulés,
et les chefs des communautés israélites ne trouvaient toujours
rien.
Un soir, ils s’étaient réunis, comme à l’accoutumée,
dans la maison de Mar Yakoub à Sammarra, et discutaient avec animation,
qui pour, qui contre les différents projets que chacun d’eux avait
imaginés. Mais ces plans, qui avaient une apparence de viabilité,
ne résistaient pas à un examen approfondi. Les hommes étaient
là, pesant tous les arguments qui se présentaient, cherchant,
confrontant leurs opinions, quand la porte s’ouvrit soudain, et ‘Hakham
Nissim entra. Il était encore sous son déguisement de mendiant.
Seuls quelques-uns parmi les chefs présents l’avaient rencontré et
savaient qui il était. Les autres furent tout surpris de le voir entrer,
après avoir salué poliment l’assistance, s’adresser à leur
Rabbin sans perdre de temps.
« Mar Yakoub, dit-il, j’espère que vos amis me pardonneront
si je vous demande de m’accorder quelque minutes de votre temps. J’ai à vous
entretenir d’un sujet de la plus grande importance ».
LE PLAN DE ’HAKHAM
NISSIM
Aussitôt Mar Yakoub se leva, s’excusa auprès de l’assistance
et se retira avec ‘Hakham Nissim dans son cabinet de travail particulier… Sitôt
seul avec lui, le faux mendiant lui dit :
- Mon cher ami, le temps
est venu d’agir, et je viens vers toi pour
demander de l’aide. Comme tu le sais, j’ai passé ces derniers
mois assis dans la rue, en face de la maison d’Al Kissei, dans l’attente
d’une occasion de sauver ma fille, de l’arracher des mains des
Ismaélites, pour l’emmener vers un pays où la bonne juive
qu’elle est puisse s’épanouir en toute liberté. Or
le jour même où, à l’instigation d’Alkissei,
le calife donnait l’ordre d’expulser les juifs du pays, il nommait
ma fille pour assurer le travail du secrétariat aux audiences qu’il
tient lui-mêle quotidiennement. Il avait, peu à peu, auparavant,
découvert, grâce à un document qui lui était passé par
les mains, l’élégance de son style et la précision
de sa pensée. Jusqu’à ce jour-là, je ne l’avais
vue sortir qu’une fois hors de la maison. Maintenant c’est tous
les jours qu’elle sort, et j’ai guetté l’occasion
où sa maîtresse ne l’accompagnerait pas. Ma décision était
tout bonnement de l’emmener et de fuir avec elle. Or, ce soir, l’esclave égyptien
m’a informé que la femme d’al kissei était souffrante
et qu’il y avait de fortes chances que ma fille se rende à la
cour toute seule demain matin. Aussi suis-je venu vous demander votre aide
: j’ai besoin de deux chameaux et de deux chameliers sûrs qui nous
emmèneraient en un lieu proche du port, où je vous prierai, en
outre, de faire un arrangement avec un batelier pour qu’il nous conduise
jusqu’au navire qui lèvera l’ancre le jour même à destination
de l’Ouest.
Que les chameliers nous attendent au croisement où la rue de la maison
d’Al Kissei, bute sur le bazar. Quelques mendiants amis, au courant de
mon plan, simuleront une bousculade à la faveur de laquelle ma fille
se glissera hors de son pousse-pousse et fuira avec moi sans que personne ait
le temps de s’en apercevoir.
(A suivre)