LE PORTUGAL - AN 5253 [1493]
Cette affreuse tempête a été bientôt suivie par un
déchaînement encore plus effroyable. Le roi de Portugal, qui cherchait
une bonne excuse pour me chagriner, provoqua une enquête pour savoir
si le nombre des gens de mon peuple qui étaient entrés dans son
royaume excédait les six cents familles stipulées. Puisque la
hâte avec laquelle mes enfants avaient quitté la Castille n’avait
pas permis un recensement, ni à quiconque de vérifier si le nombre était
suffisant, ils ont constaté qu’ils l’avaient dépassé.
Le roi proclama que ceux qui étaient en surnombre allaient devenir ses
captifs et ses esclaves, ce qui lui permettrait de persécuter les Juifs à son
gré et d’assouvir sur eux ses mauvais desseins. Leurs démarches
pour se racheter au prix auquel les autres étaient entrés dans
le pays, ou à un prix plus élevé, se sont avérées
sans aucun résultat.
Pour mon malheur, on avait récemment découvert l’île
de Sao Thome. Elle était peuplée, en tout et pour tout, d’alligators,
de serpents et d’autres reptiles venimeux. C’est là que
le roi bannissait les criminels condamnés, et il a décidé d’y
ajouter les enfants innocents de ces Juifs. Leurs parents avaient apparemment été condamnés
par la sentence de Hachem.
Quand arriva le moment terrible de cette barbarie, les mères se sont
tailladé le visage en voyant leurs bébés, âgés
de moins de trois ans, arrachés à leurs bras. Les hommes se sont
déchiré leurs barbes quand le fruit de leurs entrailles a été emporté sous
leurs yeux. Les malheureux enfants ont élevé des cris montant
jusqu’au ciel quand ils ont été impitoyablement séparés
de leurs bien-aimés parents à un âge si tendre.
Des femmes se sont jetées aux pieds du roi, le suppliant de leur permettre
d’accompagner leurs enfants, mais elles non plus n’ont pas réussi à l’émouvoir.
Une mère, éperdue de chagrin devant cette horrible cruauté sans
précédent, a pris son enfant dans ses bras et, sans tenir compte
de ses cris, s’est jetée du bateau dans la mer et s’est
noyée en étreignant son seul enfant.
C’est ainsi que ces âmes innocentes ont été enlevées à la
douce tendresse de leurs parents par ces êtres barbares, et livrées
au pouvoir d’ennemis impitoyables. O mes frères ! Qui pourra vous
décrire la terrible angoisse qui a marqué tous mes enfants, les
soupirs, les larmes, les gémissements fébriles entendus dans
toutes leurs maisons. Car il ne peut exister de paroles de consolation pour
soulager une aussi grande douleur, malgré le besoin de chacun d’être
réconforté.
Cette monstrueuse cruauté aurait incité beaucoup de personnes à s’arracher à la
vie avant le terme fixé par la volonté de Hachem, s’ils
n’avaient redouté que d’autres souffrent de leur absence.
Mais les maris ont craint que leurs femmes bien-aimées deviennent des
veuves, abandonnées parmi les ennemis, tandis que les femmes ont été retenues
par l’espoir de revoir un jour leurs enfants.
Finalement, quand ces enfants innocents sont parvenus devant la désolation
de Sao Thome, qui devait être leur tombe, on les a précipités à terre
et impitoyablement abandonnés. Presque tous ont été avalés
par les énormes alligators de l’île, et quelques survivants,
après avoir échappé à ces reptiles, à la
faim et à l’abandon, ont été miraculeusement épargnés
dans ce malheur affreux.
O Hachem, dont la puissance s’exerce sur tout l’univers, comment
fortifierai je mon cœur et mon âme avec patience pour que ne le
brise pas le rappel de tels déchirements ? Vois comme « Tu nous
as écrasés dans un lieu de dragons, et Tu nous as couverts de
l’ombre de la mort », ainsi que l’a prédit et l’a
pleuré Ton fils David (Psaumes 44, 20).
En plus de nos malheurs en Angleterre, Tes menaces contre moi ont été exécutées à nouveau
ici : « Tes enfants seront livrés à un autre peuple, et
tes yeux le verront, et ils se consumeront tout le jour après eux, et
tu n’auras aucune force en ta main » (Deutéronome 28, 32). « Et
j’enverrai contre eux la dent des bêtes, avec le venin de ce qui
rampe dans la poussière » (Deutéronome 32, 24). Et en ce
temps là, « ils crieront à Moi, et Je ne les écouterai
pas » (Jérémie 11, 11).
C’est pourquoi, « fille de mon peuple, ceins toi d’un sac,
et roule toi dans la cendre ; mène deuil comme pour un fils unique,
fais une lamentation amère » (Jérémie 6, 26). A
présent que j’ai subi d’aussi dures punitions de Ta colère,
viens maintenant à mon aide, O Hachem, et ne tarde pas !
Par David Raphaël
p. 97 et 98
Section X : Le sceptre de Juda (Chévèt Yehouda 1520 ; publié par
son fils en 1554)
Texte de Salomon Ibn Verga (env. 1450-1520)
Traduction et adaptation
de Jacques KOHN