Joseph Hacohen parle :
L’exil depuis la France et le terrible bannissement ci dessus évoqué m’ont
incité à composer ce livre pour que les générations
futures d’Israël puissent savoir comment nous avons été persécutés
dans ces pays et ces endroits. Car voici que de nouveaux jours sont arrivés
! Environ six cents pères de famille ont émigré, l’année
de l’exil, de la Castille au Portugal avec le consentement de roi João
II, qui avait conclu un pacte avec eux en considération d’une
capitation de deux florins qui devait lui être payée. Il a aussi
promis de livrer des bateaux à ceux qui ne voulaient pas rester dans
son pays. Avec ces bateaux, ces Juifs devaient pouvoir aller en n’importe
quels endroits voulus par leurs cœurs.
Cependant, la peste a régné cette année là au Portugal
et elle avait aussi commencé en Italie, où beaucoup sont morts.
Peu de temps après, beaucoup ont exprimé le désir d’émigrer
en terre musulmane et en Turquie. Ils demandèrent au roi de leur procurer
des bateaux, mais il atermoya avec beaucoup de paroles trompeuses. Cependant,
sur leur insistance, il leur donna des navires et ils entreprirent leur voyage
sans mal et ont poursuivi leur traversée. En cours de route, cependant,
les marins se sont dressés contre eux, les ont suspendus avec des cordes,
ont violé leurs femmes sous leurs yeux sans que personne ne vînt à leur
aide.
Ensuite ils les ont débarqués en Afrique et se sont débarrassés
d’eux sur une terre stérile et déserte qui semblait inhabitée.
Leurs enfants ont demandé du pain, mais personne ne pouvait rien leur
donner, et leurs mères ont levé les yeux vers le Ciel à ce
moment fatidique. Ceux qui ont creusé des tombes se sont écriés
en direction des montagnes : « Oh ! Recouvrez nous ! », car nombreux étaient
ceux qui s’étaient écroulés sur le sol comme morts,
et ils appelaient la mort à cause de la chaleur et de la faim.
Mais comme ils levaient les yeux vers le Ciel, quelques Arabes se sont approchés
d’eux et ont attendu de savoir si ces gens allaient les regarder en face.
Quand ils l’ont fait, les Arabes leur ont adressé des reproches
et leur ont parlé durement parce que les Juifs étaient entrés
sur leur terre sans conclure avec eux un accord préalable. Ils en ont
alors fait des esclaves et les ont emmenés. Mais ces pauvres gens, tenaillés
par la faim, ont considéré qu’ils avaient de la chance
et ils ont loué Hachem. Par la suite, les habitants juifs du pays les
ont rachetés de l’esclavage et leur ont offert, pris de pitié,
des vêtements, des aliments et des boissons. Veuille Hachem Se les rappeler
toujours !
Quand ces événements furent connus au Portugal, les Juifs qui
y étaient restés en éprouvèrent une grande crainte
et n’ont pas osé émigrer. Et la deuxième année
après que les Israélites avaient quitté la Castille, le
roi du Portugal a cherché à savoir si d’autres que les
six cents pères de famille d’origine avec lesquels il avait conclu
son pacte étaient entrés dans son pays. Quand il fut constaté qu’il
en était arrivé un nombre plus élevé, le roi fit
arrêter ceux qui étaient en sus, en fit ses esclaves et refusa
qu’ils fussent rachetés. C’est alors que leur vie devint
vraiment amère.
Ses serviteurs qui traversaient les mers avec ses bateaux avaient découvert
une île qu’ils avaient appelée Sao Thome (« Saint Thomas »).
On y trouvait non seulement de grands poissons, appelés « alligators »,
mais aussi des serpents, des crapauds et des basilics. Le roi avait l’habitude
d’y envoyer les criminels de droit commun et ceux qui avaient été condamnés à mort.
C’est là qu’il a fait transporter les pauvres Juifs, avec
les criminels, et personne n’est venu à leur aide. Les mères
ont élevé leurs voix avec des pleurs quand ces barbares ont enlevé les
enfants de leur giron, et les hommes se sont arraché les barbes à cause
du chagrin de leurs âmes en ces moments de terreur. Plusieurs se sont
prosternés devant le roi, en le suppliant : « De grâce,
laissez nous partir en exil avec eux ! », mais comme une vipère
sourde il a refusé de les écouter et les a ignorés complètement.
Une femme, qui serrait son enfant contre sa poitrine, se précipita dans
la mer dans l’intensité de son chagrin et s’y donna ainsi
la mort à tous deux. Voyez et témoignez : Une telle chose est elle
jamais arrivée auparavant ? Après qu’ils eurent débarqué sur
Saint Thomas, certains ont été avalés par les alligators,
et d’autres, qui manquaient de tout, sont morts de privations. Seule
une poignée a pu survivre, et leurs parents les ont pleurés pendant
longtemps.
Le fils aîné du roi João, Don Alfonso, épousa la
fille du roi d’Espagne, Ferdinand, et il l’aimait beaucoup. Mais
le jour de ses noces, alors qu’il chevauchait sa monture aux pieds légers,
Hachem l’a puni : Il est tombé à terre et est mort le lendemain.
Son père a pris son deuil. Peu de temps après, le roi João
est aussi décédé, car il avait été empoisonné,
sans laisser d’héritier pour lui succéder sur son trône.
Manoel, son successeur, lui avait été hostile et avait fomenté sa
perte. Cinq ans après que les Juifs étaient arrivés de
Castille, Manoel publia à Lisbonne et dans toutes les autres villes
de son royaume que ceux qui portaient le nom d’Israélite devaient
soit quitter le pays soit accepter une nouvelle religion. Et tout Juif qui
s’y trouverait plus tard serait mis à mort.
C’est ainsi que la communauté juive de Lisbonne a été détruite.
Accablés de douleur, les Juifs ont décidé d’émigrer
pour servir Hachem, Dieu de leurs ancêtres. Mais quand le roi l’a
appris, il leur a ordonné de venir à Lisbonne, leur promettant
de fournir des bateaux pour leur départ. Quand ils sont arrivés
dans la capitale, ils ont été jetés en prison et on leur
a dit : « Choisissez une autre religion et devenez comme nous ! Sinon,
ce sera fait par la force. »
Mais ils n’ont pas obéi au discours du roi, et quand il a vu que
ses menaces ne produisaient sur eux aucun effet, il ordonna à tous les
jeunes Juifs jusqu’à vingt cinq ans de se séparer de leurs
parents. Quand ils lui ont été livrés, il s’éleva
parmi eux des gémissements éplorés. On leur fit, au nom
du roi, des promesses fallacieuses et on leur demanda d’abandonner le
saint Dieu d’Israël. Mais comme ils restaient insensibles à ces
discours et ne prêtaient pas l’oreille à ses pressions éloquentes,
on les saisit par le bras ou par les poils de leurs barbes ou par les papillotes
de leurs têtes et on les traîna jusqu’à l’église
où on les arrosa d’eau baptismale, on leur donna de nouveaux noms
et on les livra aux autorités séculières. Ils étaient
ainsi devenus convertis.
Après quoi, un des serviteurs du roi est allé chez les plus âgés
et leur a dit : « Vos enfants viennent d’accepter une nouvelle
religion. Faites comme eux pour que vous puissiez vivre ! » Et comme
ils refusaient de l’écouter, le roi a ordonné qu’on
ne leur donne ni pain, ni eau. Trois jours plus tard, comme ils refusaient
toujours de lui obéir, on les traîna à l’église,
on les frappa impitoyablement même les visages des vieillards
n’ont pas été épargnés puis on les
baptisa de force . Plusieurs ont refusé même alors et ont préféré se
laisser tuer.
Un homme a enveloppé son fils dans un châle de prière et
les a exhortés à sanctifier le Nom du Saint béni soit-Il,
sur quoi ils sont morts les uns après les autres, et lui-même
après eux. Un autre homme a tué sa femme chérie et s’est
ensuite plongé l’épée dans le corps jusqu’à ce
qu’il mourût. Ceux qui voulaient enterrer les morts ont été assassinés
par les Chrétiens avec des piques. Certains se sont précipités
dans des tombes juste pour rester fidèles, et beaucoup ont sauté par
des barrières et par les fenêtres, et leurs cadavres ont été jetés à la
mer par les Chrétiens en présence de tous les autres Juifs. Cela
a été fait pour impressionner leurs cœurs afin qu’ils
cessent de se raidir dans leur entêtement. Plus tard on les a continuellement
diffamés et ridiculisés, et l’on a suscité contre
eux des faux témoignages afin de les détruire et les spolier
de leurs biens. Ils ont alors perdu toute envie de survivre. Les moines ont
aussi échafaudé contre eux des accusations malveillantes et détruit
leur réputation aux yeux de la population : « Quand la peste,
la guerre et la famine surgissent dans votre pays, c’est seulement à cause
de l’avidité de ceux qui s’attachent au judaïsme. »
Par David Raphaël
p. 108 à 110
Section XI : la Vallée de Larmes (‘Emeq ha-bakha)
Texte de Joseph Hacohen (1496-1577)
Traduction et adaptation
de Jacques KOHN