… En l’année
  de mizara Yisrael (« Celui qui a dispersé Israël » Jérémie
  31, 9) [le nombre 252, c’est à dire 5252, ou 1492, est la valeur
  numérique (guematria) des lettres composant mizara note du
  traducteur], le roi de l’Espagne a conquis tout le royaume de Grenade
  ainsi que la grande ville de Grenade, fortement peuplée et très
  importante. Ésaü [le roi d’Espagne] s’est alors dit
  dans son cœur : « Comment remercierai je Dieu de m’avoir permis
  de remporter la victoire ? Comment témoignerai je ma reconnaissance à mon
  Créateur qui a livré cette ville entre mes mains, si ce n’est
  en faisant entrer sous Son aile le peuple qui marche dans les ténèbres,
  l’agneau dispersé d’Israël, et en faisant revenir à ma
  foi cette fille entêtée ? Si je n’y parviens pas, je les
  expulserai vers un autre pays, de sorte qu’ils ne vivront plus dans le
  mien et ne paraîtront plus devant mes yeux. »
Il a donc publié la proclamation suivante : « Je déclare à toutes
  les familles de la maison d’Israël que si vous vous faites baptiser
  et priez et adorez le dieu des autres nations, vous mangerez de ce qu’il
  y a de mieux sur terre comme je le fais aujourd’hui, et vous demeurerez
  dans le pays et y ferez commerce. Mais si vous refusez et vous rebellez, et
  ne voulez pas mentionner mon dieu, vous devrez sortir de chez mon peuple, des
  pays d’Espagne, de Séville, de Majorque et de Sardaigne qui sont
  sous ma domination, et il ne devra plus rester d’ici trois mois un seul
  Juif dans mon royaume ! »
J’appartenais à cette époque à la cour du roi, et
  je me suis épuisé à faire appel à lui au point
  que ma gorge en est devenue enrouée. J’ai rencontré le
  souverain à trois reprises, et l’ai supplié : « Sauvez-nous,
  O roi ! Pourquoi agissez-vous ainsi envers vos serviteurs ? Imposez-nous un
  grand tribut, d’or et d’argent, et chaque Juif apportera sa contribution à son
  pays. » J’ai fait appel à tous mes amis qui étaient
  proches du roi, leur demandant d’intercéder auprès de lui
  de toutes leurs forces, pour que le décret de destruction de tous les
  Juifs soit abrogé. Mais il est resté complètement sourd à mes
  prières et n’a pas répondu à ma supplication. Pendant
  tout ce temps-là, c’est la reine qui se tenait debout derrière
  lui et qui renforçait sa résolution de mettre le décret à exécution.
  Malgré notre insistance, nous n’avons pas obtenu ce que nous cherchions.
  Je n’ai pas pris de repos, ne suis pas resté silencieux et n’ai
  pas renoncé, et le décret est resté en vigueur.
Quant aux Juifs, quand ils ont entendu le décret ils ont tous pleuré et
  ils se sont laissés aller au désespoir partout où la parole
  et l’ordre du roi ont été reçus. Tous ont éprouvé de
  grandes craintes, des terreurs restées inégalées depuis
  l’exil de Juda de sa terre vers un sol étranger. Chacun a dit à l’autre
  : « Renforçons-nous les uns les autres dans notre foi et dans
  la Tora de notre Dieu, contre l’ennemi qui blasphème et cherche à nous
  détruire. S’il nous laisse en vie, nous vivrons, et s’il
  nous massacre nous mourrons, mais nous ne profanerons pas notre alliance et
  ne reculerons pas. Nous marcherons dans les voies de Hachem, notre Dieu. » A
  la fin sont parties trois cent mille personnes à pied, du plus jeune
  au plus vieux, tous en même temps, venus de toutes les provinces du royaume,
  et elles ont fait route là où elles pouvaient. Leur Roi, Hachem,
  a marché devant eux, tenant leur gouvernail. Chacun d’eux a renouvelé son
  allégeance envers Lui. Certains sont allés au Portugal et en
  Navarre, qui étaient proches, mais tout ce qu’ils y ont trouvé était
  troubles et ténèbres, pillage, famine et peste. Certains ont
  bravé les périls de l’océan, mais là aussi
  la main de Hachem était contre eux et nombreux ont été ceux
  qui furent capturés et vendus comme esclaves, tandis que d’autres
  se noyèrent en mer. D’autres encore furent brûlés
  vivants, lorsque les bateaux sur lesquels ils voyageaient ont été dévorés
  par les flammes.
  
En conclusion, ils ont tous subi des souffrances, que ce soit par l’épée,
  par la captivité ou par la maladie. Pour employer les paroles de nos
  ancêtres, « voici, nous expirons, nous sommes perdus, nous sommes
  tous perdus ! » (Nombres 17, 28), que le Nom de Hachem soit béni.
  Quant à moi, qui ai choisi la voie des mers, je suis arrivé ici
  dans cette célèbre ville de Naples, une ville dont les rois sont
  charitables.
  
Par David Raphaël
      p. 52 à 54
Section III. Introduction aux premiers Prophètes
Texte de Don Isaac Abravanel (1437-1508) 
Traduction et adaptation
de Jacques KOHN