Chapitre 68
En l’année 1492, au mois d’adar, l’âge d’or
qu’avait connu l’Espagne est venu à son terme. Le roi a annoncé que
les Juifs devaient être bannis de son pays et que, n’eussent-ils
bénéficié d’une grâce divine, ils auraient tous
péri : hommes, femmes et enfants. C’est au cours de ce mois-là,
le mois de février de leur calendrier, que le roi a adressé une
proclamation à tous les ministres, à la noblesse et aux fonctionnaires,
ordonnant que les Juifs soient bannis de l’Espagne et qu’ils quittent
tous le royaume dans les trois mois à compter du 9 iyar, à savoir
pas plus tard que le 9 av de la même année.
Voici quel a été le texte de la proclamation :
«
Nous qui régnons par la grâce de Dieu, Ferdinand et Isabelle, souverains
de Castille et d’Aragon, souverains de Léon et de Murcie, souverains
de Majorque et de Sardaigne, souverains de Grenade et de Navarre, etc. : Les
cris des Marranes sont parvenus jusqu’à nous, dont nous avons condamné certains à être
brûlés et d’autres à être détenus à vie,
pour avoir été trouvés infidèles à notre religion,
tandis que certains de ceux qui sont restés exempts de ces punitions ne
l’ont été que parce qu’ils se sont repentis complètement.
Et pourtant les mains des Inquisiteurs restent à l’affût pour
examiner la perversité de leurs actes, et ils se sont amèrement
lamentés vers nous que des Juifs portent la responsabilité de leur
rébellion et de leur abandon de la religion chrétienne, en enseignant
leurs voies, leurs lois et leurs croyances, de même que les lois de leurs
fêtes et cérémonies, et tant que l’on trouvera des
Juifs en Espagne, il leur sera impossible d’être des Chrétiens
complets et sincères. Nous avons estimé convenable, en conséquence,
de bannir totalement les Juifs de tous les lieux de notre royaume, bien qu’ils
méritent une punition plus sévère pour ce qu’ils ont
fait.
Nous les avons cependant pris en pitié et nous sommes contentés
de nous limiter à cette punition. Nous décrétons donc et
commandons que chaque mâle et femelle, jeune et vieux, qui est un Juif
et qui vit dans notre royaume devra être banni et quittera tous les lieux
où il vit pour sortir des frontières de notre royaume vers un autre
pays dans les trois mois à compter du 1er mai et jusqu’au dernier
jour de juillet. Et quiconque nous désobéira et ne partira pas
sera mis à mort par pendaison ou devra se convertir au christianisme.
Quiconque souhaite se convertir et devenir chrétien dès ce jour
et pendant les trois prochains mois pourra rester chez lui avec tous ses biens,
ses terres et ses meubles, comme auparavant, et il sera de plus exempté de
tout impôt ou servitude. Il sera aussi à l’abri de toute investigation
par l’Inquisition pendant une durée de dix ans.
Nous décrétons aussi que tous les juges, officiers, conseillers
et responsables du pays et tous les fonctionnaires de toutes sortes dans chaque
province et ville devront veiller sur les Juifs, et que quiconque, quel que soit
son rang, qui nuira à un Juif, physiquement ou dans ses biens par le vol
ou le brigandage, si en ville soit à l’extérieur de celle-ci,
devra être immédiatement pendu à un arbre par le fonctionnaire
ou le juge ou le responsable de la ville. Pour assurer le respect de cette disposition,
nous décrétons par la présente que chaque fonctionnaire
ou juge dans chaque province et chaque ville devra apposer le sceau royal, sur
la maison de chaque Juif, où qu’il vive.
Et nous décrétons et ordonnons à chaque fonctionnaire et
juge dans chaque province et chaque ville d’envoyer un crieur dans les
marchés et les rues pour annoncer notre présent décret,
ainsi que dans chaque communauté juive dans chaque province et chaque
ville le prochain 1er mai. Et tout fonctionnaire ou juge ou tout autre employé du
gouvernement qui désobéira à cet ordre sera réprimandé et
puni comme bon semblera.»
Chapitre 69
Les messagers ont transmis ces instructions à travers l’Espagne,
promettant aux Juifs que s’ils se ralliaient à la croix, ils mangeraient
de ce qu’il y a de mieux sur terre, chacun sous sa vigne et sous son
figuier, tandis que ceux qui ne se convertiraient pas seraient forcés
de quitter le pays dans les trois mois.
Quand les Juifs apprirent la nouvelle, un grand cri d’angoisse éclata
parmi eux. Et partout où fut écoutée la déclaration
du roi, les Juifs ont pris le deuil. Pour beaucoup de Juifs, cette déclaration
est arrivée juste avant la fête de Pessa‘h, et ils ont passé le
premier jour de cette fête couverts de sac et de cendres, sans rien manger
ni boire de toute la journée. Même ceux qui ont mangé l’ont
fait avec dans leurs bouches l’amertume des herbes amères, car
Hachem avait dépêché Ses anges contre toutes les maisons
d’Israël. Alors les Juifs sont allés au palais royal pleurer
sur leur sort, mais il n’y avait personne pour entendre leurs supplications.
C’est à cette époque que Don Isaac Abravanel, Don Abram
Seneor et les autres Anciens d’Israël sont venus supplier le roi
et la reine de faire annuler le décret, mais ils n’ont pas été écoutés.
Ce jour-là, Don Isaac Abravanel a reçu la permission de parler
et de défendre son peuple. Il s’est alors dressé, comme
un lion imprégné de sagesse et de force et, de la façon
la plus éloquente, il s’est adressé au roi et à la
reine. Don Abram Seneor s’est adressé, lui aussi, aux monarques,
mais ils finirent par décider d’un commun accord de renoncer à poursuivre
leur plaidoyer.
Voyant que le décret allait être mis en application, ils se sont
tous dit les uns aux autres : « Que gagnerons-nous en parlant, alors
que le roi ne nous écoute pas ? Heureux celui qui parle à une
oreille attentive ! Obtenons au moins un délai supplémentaire,
afin de nous rendre les choses un peu plus faciles ! » Mais même
sur cela le roi a refusé de les écouter. Il avait de toute évidence
décidé de détruire tous les Juifs, et il espérait
qu’ils ne réussiraient pas à quitter le pays en aussi peu
de temps.
C’est alors que les deux Sages que nous avons mentionnés ont décidé de
consigner leurs arguments par écrit et de les envoyer à la reine
Isabelle, dont ils pensaient qu’elle consentirait peut-être à accéder à leur
demande, afin qu’ils vivent et ne meurent pas. Don Isaac Abravanel écrivit
une lettre à la souveraine, dans laquelle il la semonçait durement
sans montrer aucun respect pour son rang, « parce qu’il avait livré son âme à la
mort et qu’il était compté parmi les pécheurs » (Isaïe
53, 13). Il s’est alors arrangé pour faire remettre la lettre à sa
destinataire tandis qu’il s’enfuyait pour préserver sa vie,
sachant qu’il avait encouru la peine de mort pour ce qu’il avait
fait, car il avait écrit que Hachem vengerait les Juifs en s’en
prenant à elle et aux siens, etc. Il lui avait également rappelé que
tous ceux qui avaient persécuté les Juifs avaient en fin de compte
péri.
*Don Abram Seneor aussi lui a écrit une merveilleuse lettre, dans laquelle
il la blâmait de son ingratitude pour tout ce qu’il avait fait
pour elle, alors qu’elle l’avait maintenant banni, ainsi que son
peuple, hors du pays. Lorsqu’on remit ces lettres à la reine et
qu’elle les eut ouvertes et lues, elle s’épouvanta de ce
que Don Isaac Abravanel avait écrit et elle chercha à le faire
arrêter, mais il avait réussi à fuir et à s’échapper.
Tous ceux qui prirent connaissance de ces lettres ont reconnu qu’elles étaient
des chefs-d’œuvre, et l’on assura qu’il n’en avait
jamais existé d’aussi belles depuis que la monarchie avait été instituée
en Castille. Et pourtant elles n’eurent aucun effet, parce que le décret
du roi ne pouvait pas être annulé.
Mais le pire était encore à venir. Les ennemis des Juifs ont
approché le roi et lui ont dit : « Majesté ! Comment pouvez-vous
permettre aux Juifs de quitter le pays avec tout leur argent et leurs biens
? Vos ancêtres ont amassé des fortunes et vous les dilapidez !
Vous devez faire quelque chose à ce sujet ! » Le roi déclara à ses
conseillers : « Trouvons un moyen de nuire à ces gens ! » C’est
alors que fut promulgué par le roi un décret selon lequel chaque
Juif qui quittait le pays devait abandonner à la couronne une partie
de ses biens en paiement des impôts dont il pouvait rester redevable.
En outre, le décret stipula que les Juifs devaient renoncer à cette
fin à leurs meilleures terres.
Dans ces moments terribles, lorsqu’un Juif devait de l’argent à un
non-Juif, il était frappé impitoyablement jusqu’à ce
qu’il le rembourse, tandis que si un non-Juif devait de l’argent à un
Juif et que le Juif se présentait devant les tribunaux pour se faire
payer, le juge ignorait sa demande, et ce même s’il lui était
présenté une reconnaissance de dette à l’appui de
la revendication du Juif. C’est ainsi que les créances des Juifs,
après leur départ, sont devenues automatiquement sans valeur.
Pendant ces jours terribles, des milliers et même des dizaines de milliers
de Juifs se sont convertis, même parmi ceux qui quittaient ou qui avaient
déjà quitté le pays, quand ils virent le destin épouvantable
qui les attendait dans leurs pérégrinations. Même Don Abram
Seneor et son gendre, Méir Melamed, parmi les plus éminents des
Juifs d’Espagne, ont été aussi baptisés, volontairement
ou à contrecœur, car une rumeur m’a été rapportée
selon laquelle la reine Isabelle avait juré que si Don Abram ne se convertissait
pas, elle anéantirait toutes les communautés, de sorte que Don
Abram a agi pour sauver les Juifs, et non de son propre mouvement. Son gendre
l’a imité, parce qu’il était important pour la reine
que les deux se convertissent à tout prix, et qu’ils continuent
de la servir jusqu’à sa mort. Et le jour où ces deux hommes
se sont convertis, leurs enfants et leurs familles les ont imités, et
ils ont adoré d’autres dieux.
Le roi Ferdinand et la reine Isabelle ont alors nommé les fils de Don
Abram Seneor aux fonctions de juges et d’officiers de l’armée,
et ils sont devenus d’importantes personnalités à travers
l’Espagne, où ils reçurent en apanage de vastes domaines,
tout cela pour avoir changé de religion.
Par
David Raphaël p. 13 à 17 Section I
Sédèr Eliyahou Zouta (1523), par Eliyahou Capsali (1480-1552).
Traduction et adaptation
de Jacques KOHN