A voir Reb Chmelké, le Rabbin de Zavolov, au port si noble et si majestueux, on avait peine à croire qu'on pût familièrement l'appeler, même entre amis, " le Violoniste ".
Pourtant ce surnom correspondait à une réalité. Reb Chmelké avait toujours aimé la musique. Or, un jour, pour le remercier d'un service rendu, on lui avait offert un violon. Il s'était mis à en jouer et avait découvert, au bout de quelque temps, qu'il pouvait en tirer des accents capables d'émouvoir jusqu'aux larmes ceux qui l'écoutaient.
Le Rabbin eût bien aimé s'adonner plus souvent à son plaisir favori.
Les soins qu'il devait à sa communauté, joints à l'étude de la Torah, ne lui en laissaient guère le temps. Mais que ses disciples eussent une " Sim'hah " (réjouissance), par exemple, alors il les honorait d'un " Nigoun " (chant) qu'il exécutait magistralement sur son instrument.
Vinrent les jours terribles de l'occupation nazie. Les juifs étaient menacés dans leurs vies. Ils devaient fuir et aller se cacher dans les forêts profondes.
Accompagné d'un groupe de disciples, Reb Chmelké fit de même. Il devenait, par la force des choses, leur chef. Il leur eût d'ailleurs manqué cruellement s'il n'avait été là. Car ses sages conseils et ses encouragements leur furent bien nécessaires en ces heures sombres ; et sa foi indéfectible en l'aide et la protection du Tout-Puissant eurent plus d'une fois raison de leurs doutes et de leurs désespoirs.
Sous la constante menace d'être découvert, le groupe se déplaçait ; il quittait sa cachette, en trouvait une autre. Le danger était pour un temps écarté. Alors les hommes respiraient, se détendaient. Le violon de Reb Chmelké faisait le reste. Ses notes pleines de douceur achevaient d'apaiser ces cœurs troublés.
Jamais le Rabbin ne se séparait de son violon, comme il ne se séparait jamais du sac où il gardait son Tallith (châle de prière) et ses Tefillin (phylactères). C'était d'ailleurs tout ce qu'il possédait maintenant ; il n'avait rien sauvé d'autre de sa maison en flammes.
Deux années passèrent ; deux hivers rigoureux que le Rabbin et ses partisans réussirent, grâce aux vivres et aux couvertures audacieusement enlevés aux Nazis, à affronter sans dommage.
Il n'y avait donc pas de raisons de désespérer, et Reb Chmelké fut très heureux quand un groupe de Juifs, rencontrés par hasard, vinrent grossir les rangs de ses fidèles. Parmi eux, cependant, se trouvait un homme nommé Yossel le Forgeron, qui semblait prendre plaisir à susciter le trouble et l'insatisfaction parmi ses compagnons.
Puis ce furent encore une fois l'hiver et ses problèmes. Des problèmes plus aigus en raison du plus grand nombre d'hommes à nourrir. Les provisions fondaient. Les couvertures, suffisantes l'année précédente, ne l'étaient plus. Il fallait agir.
Un soir, juste deux semaines avant 'Hanouccah, Reb Chmelké réunit ses hommes pour leur faire part de la gravité de la situation. Une sortie devenait nécessaire. Elle serait pleine de périls ; aussi se gardait-il de désigner qui que ce fût pour cette mission.
Certes, il la dirigerait lui-même; mais il avait besoin du concours de deux ou trois de ses hommes. Les volontaires furent nombreux. Mais une protestation unanime s'éleva contre le départ du chef. "Votre place est ici ", lui dirent ses disciples, " c'est ici que vous pouvez être le plus utile ".
Il y avait, certes, pour tout juif, un danger d'être pris par les Nazis ; mais celui que courait le Rabbin était infiniment plus grave. Bien connu des Allemands pour avoir aidé beaucoup de ses frères à échapper à leurs poursuites meurtrières, il était activement recherché. Et les disciples du Rabbin firent de leur mieux pour persuader leur chef de rester. Mais ce fut peine perdue.
LE DÉPART
Reb Chmelké entendait diriger l'expédition. Il laisserait son second à sa place, qui s'occuperait des partisans pendant son absence. Il fallait qu'il partît, lui. S'il insistait, ce n'était point vaine témérité de sa part, mais seulement parce qu'il savait comment s'y prendre pour rejoindre la ville la plus proche et pourvoir au renouvellement de l'approvisionnement qui commençait à faire défaut.
" Mes amis", leur dit-il d'un ton plein de gravité, " j'espère, avec l'aide de Dieu, revenir à temps pour célébrer 'Hanouccah avec vous. Je vais maintenant vous jouer la belle mélodie de " Maoz Tsour Yechouati " ; Dieu veuille que je puisse la jouer à nouveau pour vous la première nuit de 'Hanouccah. Soyez vaillants et ayez foi en le Tout-Puissant; Il ne ménage pas son aide à ceux qui mettent en Lui leur confiance. "
Ayant dit, Reb Chmelké entama la belle mélodie. Ses amis l'écoutaient, retenant les larmes que faisaient monter à leurs yeux autant les accents puissants de l'instrument que la pensée de la séparation toute proche.
Puis les volontaires conduits par le Rabbin partirent.
YOSSEL FAIT DES SIENNES
A peine s'étaient-ils éloignés que Yossel, reprenant son action démoralisante, commença à semer le doute dans l'esprit des partisans.
- Voulez-vous savoir le fond de ma pensée ? fit-il. Eh bien ! je n'ai pas l'impression que le Rabbin ait la moindre intention de revenir. Sinon, je vous le demande, pourquoi aurait-il pris son violon avec lui ?
- Personne ne t'a demandé ton avis, rétorqua sèchement un des amis de Reb Chmelké. Et si tu veux le savoir, je te dirai que notre chef est capable d'accomplir des choses extraordinaires avec son instrument. Voilà pourquoi il l'a emporté.
- Le mieux que tu aies à faire, dit l'adjoint du Rabbin avec autorité, c'est d'obéir aux ordres qui nous enjoignent à tous de demeurer ici et d'attendre le retour de notre chef.
- Balivernes ! cria Yossel. Je n'ai pas du tout l'intention de rester. Qui veut me suivre ? Je vais aller me rendre compte par moi-même de ce que le Rabbin nous cache.
- Je t'accompagne, dit vivement un ami. Si je restais plus longtemps ici, il me semble que je deviendrais fou.
- Souvenez-vous, dit le second du Rabbin avec sévérité, qu'agissant sans discernement, comme vous voulez le faire, vous mettez en danger, non seulement vos propres vies, mais aussi celles de tous ceux qui se cachent ici.
Yossel et son ami prêtèrent à peine l'oreille à cet avertissement. Ils ramassaient en hâte quelques vêtements et de chaudes couvertures. Puis, emportant leurs rations, ils disparurent dans les ténèbres de la nuit.
UNE AVENTURE QUI FINIT MAL
Quelques jours se passèrent sans qu'aucun fait important n'en marquât le cours. Puis, soudain, les hommes virent arriver, l'oeil hagard, tenant à peine sur ses jambes, le compagnon de Yossel. Ils le firent asseoir et lui donnèrent à boire. Il reprit peu à peu ses esprits, et enfin parla.
- Je ne sais par quoi commencer... fit-il. Nous avons rattrapé à la ville le Rabbin. Mais où ? Je vous le donne à imaginer... Dans une taverne ! Votre cher Reb Chmelké en personne jouait allégrement de son violon au milieu de Nazis ivres qui chantaient et dansaient! Vous voyez donc combien Yossel avait raison de se méfier !
- C'est une histoire bien étrange que tu nous contes là, dit l'adjoint du Rabbin. Mais nous connaissons assez notre chef pour ne point douter de ses actes, même si, à première vue, ils paraissent incompréhensibles.
- Mais où est donc ton ami Yossel ?
- Je ne le sais pas plus que vous ; j'espère seulement qu'il est encore en vie. J'ai perdu ses traces quelque part dans la forêt alors que nous transportions des paquets de vivres que nous
- Et tu es sûr que personne ne t'a suivi jusqu'ici ? demanda le chef inquiet. C'en serait fait de nous si, sur tes traces, ils découvraient notre cachette ! Si les ordres formels du Rabbin ne nous enjoignaient pas de l'attendre ici-même, je crois que la seule chose raisonnable à faire serait de quitter ces lieux au plus vite.
DES NOUVELLES DU RABBIN
Soudain, on entendit quelqu'un se glisser dans l'entrée de la cachette.
Les hommes attendaient, retenant leur souffle. A leur grand soulagement, c'était l'un des hommes qui avaient accompagné Reb Chmelké.
Derrière lui, penaud, arrivait Yossel.
Le messager du Rabbin leur dit aussitôt qu'il venait avec des ordres de ce dernier qui n'ignorait rien des agissements insensés du Forgeron. En prévision de la possible découverte de la cachette par les Nazis, Reb Chmelké leur ordonnait donc de la quitter sur-le-champ et de se diriger, sous la conduite de son second, vers une grotte proche de la frontière hongroise.
Le Rabbin leur promettait, avec l'aide de Dieu, de les rejoindre à la première nuit de 'Hanouccah, comme convenu.
Mais ce déplacement en direction de la frontière était plus facile à dire qu'à réaliser. Voyager de jour était hors de question. Ils se mirent tout de même en route quand la nuit fut tombée.
Plus d'une fois, ils eurent à changer d'itinéraire afin de faire perdre leur piste aux soldats nazis chargés de fouiller la forêt dans tous les sens pour découvrir les groupes de partisans juifs. Une fois, un chien policier entra dans la cachette où ils attendaient la fin du jour. Les hommes le réduisirent au silence au moyen d'un morceau de viande empoisonnée.
Ils durent ensuite quitter la place sans tarder, avant que les Nazis ne s'aperçussent de l'absence de leur " détective "
YOSSEL VEUT RÉPARER LE MAL
Trois jours avant 'Hanouccah, les partisans arrivèrent sains et saufs à destination.
L'attente impatiente du retour du Rabbin commença. Ce fut interminable. Vint enfin la veille de la fête. Le chef du groupe demanda un volontaire pour aller à la rencontre de Reb Chmelké.
II y en eut plusieurs, et parmi eux, Yossel.
A la surprise générale, le chef choisit ce dernier ; il lisait dans son regard et dans toute son attitude un grand désir de réparer le mal qu'il avait fait.
Le lendemain, armé de son fusil, Yossel quitta la cachette et disparut bien vite dans le brouillard de l'aube. Une heure plus tard, il était de retour. Une grande pâleur avait envahi son visage.
Nous sommes perdus, dit-il d'un air sombre. Une troupe de Nazis, à cinq cents mètres d'ici, est en train de ratisser la forêt avec l'aide de chiens policiers.
- Nous nous battrons jusqu'au dernier homme !, dit le chef avec détermination. Et si c'est la volonté de Dieu que nous périssions en cette veille de 'Hanouccah, un exemple glorieux nous a précédés, celui des vaillants Macchabées !
Peu de temps après, les aboiements encore lointains des chiens se firent entendre. Ils approchaient rapidement. Les partisans retenaient leur souffle et, tandis qu'ils demandaient du fond du cœur à Dieu d'accomplir un ultime miracle, leurs poings se serraient sur leurs armes, le doigt sur la gâchette. Ils étaient prêts au pire.
LE RETOUR DU RABBIN
Soudain, les accents d'un violon vinrent rompre le silence, mêlés aux aboiements des chiens. Puis ce furent des cris sauvages, et le violon se tut. Quelques minutes encore, et l'on entendit le son d'un clairon, accompagné de nouveaux cris et d'aboiements qui, peu à peu, s'éloignèrent jusqu'à se perdre tout à fait.
Encore tout bouleversés par la peur, mais déjà soulagés, les hommes demeuraient immobiles dans leur cachette. Etait-ce un miracle ou un piège ? Et leur Rabbin bien-aimé était-il sain et sauf ? Pourtant, son violon s'était tu !
L'incertitude était intolérable. Cependant, ils n'osaient bouger. II n'y avait qu'à attendre... attendre et espérer...
Qu'on imagine leur joie quand, tard dans la nuit, plein de dynamisme et d'entrain, Reb Chmelké revint. Les hommes le serrèrent à tour de rôle contre leurs poitrines, lui posant toutes sortes de questions.
-Plus tard, plus tard, mes amis. Allumons maintenant la première bougie de la fête, dit le Rabbin.
Et tandis qu'au fond de la grotte la flamme de la minuscule bougie de 'Hanouccah palpitait joyeusement, Reb Chmelké leur dit avec simplicité :
- J'étais sur le chemin du retour quand je découvris soudain le danger qui vous menaçait. Je dissimulai alors mes paquets sous un tas de feuilles mortes, je m'éloignai et commençai à jouer de mon violon. Presque aussitôt, je fus entouré par des Nazis. Ils avaient entendu précédemment ma musique. Fatigués de vous donner la chasse, ils furent satisfaits de l'agréable diversion que je leur offrais.
" Je demandai à boire. Ils arrêtèrent leurs opérations et m'emmenèrent au village. Je les y laissai quand ils furent tous ivres, et je vins vers vous...
" Mais assez de toute cette histoire. J'ai promis de vous jouer à nouveau " Maoz Tsour Yechouati " ; alors rendons grâces à Dieu pour le merveilleux miracle qu'Il vient d'accomplir. "
Une fois encore, les notes douces du violon de Reb Chmelké se firent entendre. Elles n'avaient jamais été plus inspirantes. Et tous les hommes, dans un élan de grande ferveur, accompagnèrent en chantant : " Dieu est le Roc de mon salut ".
Par le magazine Conversations avec les jeunes