Indépendamment du respect dû à leurs personnes, les ouvriers ont droit à des marques particulières de considération à cause de leurs besoins supposés.
La Torah attend des employeurs qu'ils leur manifestent de la bonté et de la compassion au-delà de ce qu'exige la stricte lettre de la loi. Selon beaucoup d'autorités, ce souhait constitue l'application d'un principe juridique plus large connu sous l'appellation de lifnim mechourath hadine, à savoir l'injonction morale, voire même légale, de se situer hors les limites formelles de la loi.
LE SALAIRE DES PORTEFAIX
L'application de ce principe aux relations de travail est illustrée dans une autre anecdote talmudique (Baba Metsi'a 83a), avec un texte parallèle dans le Talmud de Jérusalem (Baba Metsi'a 6, 6), encore que le premier, de manière typique, soit inséré dans une discussion normative.
On nous y raconte que Rabba bar 'Hannan (selon certaines autres versions : " bar 'Hanna " ou " bar Rav Houna ") avait engagé des portefaix pour transporter des barils de vin. Ceux-ci ayant été cassés pendant le travail, il confisqua leurs vêtements pour se garantir de ces pertes, procédé rigoureusement interdit quand il est appliqué à un débiteur, mais sur lequel la loi ne s'était pas prononcée dans des cas analogues à celui-là.
Les ouvriers se sont adressés à Rav, probablement président du tribunal. Il décida :
- Rends-leur leurs habits !
- Est-ce la loi ? demanda l'employeur.
- Oui, " afin que tu marches sur le chemin des hommes bons " (Proverbes, 2, 20).
Les ouvriers lui dirent alors :
- Nous sommes de pauvres gens, nous avons travaillé toute la journée et nous avons faim. Est-ce que nous ne recevrons rien ?
Rav lui dit :
- Va et paie-les !
- Est-ce la loi ? demanda à nouveau l'employeur.
- Oui, " … et que tu gardes les sentiers des justes " (ibid.).
Rav, qui préside le tribunal, confirme que sa décision ne prend appui ni sur des sentiments personnels de compassion ni sur une impulsion charitable
Telle qu'elle est présentée, cette anecdote se présente comme un puissant précédent, exigeant des manifestations supplémentaires de compassion de l'employeur envers l'ouvrier. Que ce fût par leur négligence ou simplement par accident, les ouvriers de Rabba lui avaient manifestement causé une perte, sur laquelle il ne s'élevait d'ailleurs aucune contestation. Rabba se croyait peut-être dans son bon droit en exigeant d'eux une garantie pour la réparation de cette perte, réparation qui, étant donné leur pauvreté, risquait d'être longue à venir. La loi exige cependant de lui qu'il leur rende leurs vêtements. Bien plus, compte tenu de leur dénuement, il lui est réclamé une rémunération pour le temps qu'ils lui ont consacré.
A deux reprises, comme indiqué explicitement dans le texte, Rav, qui préside le tribunal, confirme que sa décision ne prend appui ni sur des sentiments personnels de compassion ni sur une impulsion charitable. Il s'agit là, bien au contraire, d'une directive légale.
Les commentateurs du Talmud et les auteurs classiques des codes de lois juives se sont beaucoup penchés sur le style autant que sur le contenu de ce jugement. Pour les uns, il est évident que ce qui se situe hors les limites formelles de la loi est cela et rien de plus, et qu'on ne peut pas l'imposer en justice quelles que soient les circonstances, et pour digne d'intérêt que soit le bénéficiaire. Les textes admonestent d'ailleurs sévèrement quiconque montre quelque partialité dans un jugement. S'il est clair que leur intention est surtout de prévenir les préjugés en faveur des riches, qui sont les plus fréquents, l'avertissement s'adresse aussi aux juges qui se déterminent systématiquement en faveur des faibles, même si leurs motifs sont des plus louables et des mieux intentionnés (Exode 23, 3 ; Lévitique 19, 15 ; Deutéronome 16, 19 et Deutéronome 24, 17).
Pour les partisans de la thèse contraire, les tribunaux peuvent, lorsque l'une des parties jouit d'une aisance financière, infléchir leur jugement en faveur de son adversaire nécessiteux, même s'il en résulte pour elle un désavantage. Une telle attitude est conforme à la Torah (Exode 18, 20 ; Deutéronome 6, 18) qui veut que l'on dépasse la lettre stricte de la loi, pratique à laquelle souscrit même, dit-on, le Tout-Puissant (Berakhoth 7a ; 'Avoda zara 4b).
On trouve de tels précédents dans des cas, rapportés par la Guemara, d'assistance aux voyageurs (Baba Metsi'a 30b), de négligence parmi des experts (Baba Qama 99b-100a), ou de restitution d'objets perdus (Baba Metsi'a 24b). On peut raisonnablement penser que le principe doit être aussi appliqué aux intérêts d'ouvriers indigents.
UNE INDULGENCE MORALE
Indépendamment de ces différences doctrinales, les commentateurs discutent à propos de certains détails significatifs de l'affaire elle-même. Pour beaucoup d'entre eux, l'enjeu du procès tournait autour de la question de négligence. La responsabilité des ouvriers de Rabba était la conséquence des dommages qu'ils avaient causés en ne prenant pas suffisamment soin des marchandises transportées. Sinon, ils auraient pu s'exonérer de toute responsabilité en prêtant le serment institué spécialement pour ce genre de litiges, serment dont il est d'ailleurs question dans le contexte qui entoure notre anecdote.(1) Selon d'autres, l'affaire n'était rien de plus qu'une coïncidence, un accident banal tout à fait typique dans une telle entreprise. Néanmoins, les ouvriers, dans un tel cas, sont responsables des dommages causés.
L'ouvrier est responsable des marchandises et du matériel de son employeur tout comme un gardien salarié
En droit strict, l'ouvrier est responsable des marchandises et du matériel de son employeur tout comme un gardien salarié (Baba Metsi'a 80b). Normalement, cela aurait dû l'affranchir de toute responsabilité dans des cas de dommages imprévisibles. Ce qui était arrivé dans notre cas, cependant, était évitable. Les ouvriers auraient donc dû réparer financièrement les dommages (2).
On peut trouver des opinions autorisées dans les deux sens.
Certaines d'entre elles érigent l'affaire en norme, sans toutefois noter si sa source est d'origine légale ou purement morale (3).
Pour d'autres, les exigences de compassion sont suffisamment puissantes pour contredire les règles de responsabilité pour des dommages. En conséquence, l'employeur peut être obligé par la loi d'agir de manière bienveillante et charitable, même s'il lui faut tirer un trait sur un jugement qui le favoriserait. A long terme, une telle indulgence opère d'ailleurs au profit des employeurs. Car sans une protection légale de leurs ouvriers et sans une exonération pour les dégâts qu'ils peuvent causer, il deviendrait difficile d'engager des ouvriers pour des travaux à risques (4).
A l'inverse, certaines versions du texte retranchent du passage les mots qui suggèrent que la notion de compassion fait partie intégrante de la structure légale. Dans ces versions, quand il lui est demandé si c'est effectivement la loi, le juge cite le verset des Proverbes, mais sans manifester son assentiment. Dès lors, le débat ne se situe plus que sur un plan moral.
De fait, les auteurs médiévaux de nos grands codes, comme Maïmonide, Rabbi Ya'aqov ben Achèr et Rabbi Yossef Karo, ignorent ce cas. Et même s'ils font de lifnim mechourath hadine un principe juridique à portée générale, ils n'incluent pas le texte rapporté ni ses implications dans leurs décisions normatives (5).
L'égalité devant la loi constitue, certes, une norme légale fondamentale pour l'immense majorité des membres de la société, mais on en attend davantage de quelqu'un qui se définit comme un érudit et un homme juste.
Dans ce même esprit, l'anecdote ci-dessus rapportée a été interprétée récemment dans un contexte nouveau, où la décision judiciaire n'a plus rien de contraignant. On constatera que l'on a eu recours à une citation tirée des Proverbes, ouvrage rarement employé comme référence pour une opinion juridique, plutôt que d'une autre source textuelle plus pertinente. Il ne s'agissait, pour celui qui l'a formulée, que d'éclairer un modèle moral et éthique à l'intention d'un collègue érudit. L'égalité devant la loi constitue, certes, une norme légale fondamentale pour l'immense majorité des membres de la société, mais on en attend davantage de quelqu'un qui se définit comme un érudit et un homme juste. La notoriété procure parfois des avantages, mais elle impose aussi le devoir de se comporter de manière exemplaire, par-dessus et au-delà de la norme de justice commune.
Enfin, Rabbi Chelomo Edels, le Maharcha, propose une autre approche, très ingénieuse.
Il y a eu, certes, une négligence, explique-t-il, mais pas du côté des ouvriers. Au moins pour partie, la responsabilité pour les dommages devait incomber à l'employeur, car il avait exigé d'eux qu'ils suivent un itinéraire dangereux pour le transport. En effet, le verset choisi comme citation légale : " Afin que tu marches sur le chemin des hommes bons et que tu gardes les sentiers des justes " contenait une réprimande implicite. Pour qu'ils puissent être tenus pour responsables des dommages, suggérait le juge, les portefaix doivent pouvoir voyager dans le sentier le plus sûr, c'est-à-dire " le chemin des bons ".
Rabba n'avait pas été suffisamment attentif à ce point et il n'avait pas gardé " le juste sentier " afin de permettre que ses marchandises soient transportées par l'itinéraire présentant le moins de risques. Voilà pourquoi le jugement a été rendu à son désavantage (6) .
Ces complexités et nuances mises à part, le procès de Rabba contre ses ouvriers se présente comme un puissant précédent et comme un modèle pour les relations de travail dans la pratique juive.
Que ce soit au moyen d'un raisonnement juridique ou au nom d'une sensibilité morale et éthique, les employeurs sont invités à manifester une nature charitable dans leurs relations avec leur main-d'œuvre. La tradition exige qu'elle soit traitée avec indulgence et compréhension surtout quand elle est dans le besoin. On lui doit une compensation pour le temps passé chez l'employeur, même si ce dernier a subi des pertes ou des dommages.
(1) Voir par exemple : Rachi Baba Metsi'a 83a, s.v. Cheqoulaï.
(2) Voir par exemple : Rabbi Mena'hem Meiri, Beith Ha-be'hira, Baba Metsi'a 83a ; Rabbi Yossef Karo, Choul'han 'aroukh, 'Hochène michpat 304, 1.
(3) Rabbi Achèr ben Ye'hiel (ROCH), Kitsour Piskei Ha-Roch, 6, 19.
(4) Rabbi Mordekhaï ben Hillel, Mordekhaï , Baba Metsi'a 257 ; Rabbi Yoël Sirkes (BA'H), Bayith 'hadach - 'Hochène michpat 12, 4.
(5) Nemukei Yossef : Baba Metsi'a, p.102. Voir aussi Rabbi Ya'aqov Ba'al haTourim, Tour Choul'han 'aroukh, 'Hochène michpat 12, 4 ; Rabbi Yehochou'a Falk-Katz, Séfèr Meirath einayim, 'Hochène michpat 304, 1.
(6) Rabbi Chemouel Eli'ézer Edels (MAHARCHA) Agadoth Ha-Maharcha : Baba Metsi'a 83a.
Le document ci-dessus constitue un extrait d'un ouvrage à paraître : By the Sweat of Your Brow : Aspects of Work and the Workplace in Classic Jewish Thought (New York: Yeshiva University Press)
Traduction et adaptation de Jacques KOHN