A Pessa’h, nous célébrons la libération du peuple juif de son esclavage en Egypte: il s'agit donc de fêter la liberté. Mais pouvons-nous nous considérer comme véritablement libres alors qu'en tant que Juifs, nous sommes tenus par 613 commandements qui sont sensés régir notre vie ?
Nahmanide (Exode 3,11) nous rapporte un dialogue passionnant qui a eu lieu entre D.ieu lui-même et Moïse, lequel refusait obstinément de prendre la direction du peuple juif. Nahmanide nous dévoile le secret de cette obstination: Moïse savait bien que le peuple accepterait la libération d'Égypte, l'émancipation, mais il craignait que ce même peuple refuse d'aller avec lui en Eretz Israël. Ce n'est que lorsque D.ieu lui dit qu'avant d'arriver en Israël le peuple juif s'arrêterait au Mont Sinaï pour y recevoir la Torah que Moïse est rassuré et accepte sa mission.
Pourquoi donc n'est-ce qu'après être allé au Mont Sinaï que le peuple juif est prêt et disposé à se rendre en Eretz Israël avec Moïse ? En fait, à la sortie d'Égypte, le peuple juif n'était libéré que physiquement et restait encore moralement un peuple d'esclaves incapable de vouloir assumer pleinement sa liberté. Cela peut apparaître paradoxal, mais ce n'est qu'après avoir reçu la Torah sur le Mont Sinaï qu'il s'est véritablement senti un peuple libéré! C'est précisément à ce moment-là que s'est manifestée cette volonté farouche de vouloir exprimer cette liberté à travers un État et une terre, celle d'Eretz Israël. En se liant à D.ieu, c'est-à-dire directement au Créateur, le peuple juif s'est totalement libéré de toute forme d'aliénation vis-à-vis d'autrui, de la société et de toutes ses exigences. Dès l'instant où l'on est le serviteur de D.ieu, on ne peut plus être le serviteur des autres: on est donc définitivement débarrassé de la mentalité d'esclave.
Cette notion est donc uniquement valable pour les personnes qui croient en D.ieu, mais en quoi cela peut-il concerner les autres ?
Je crois que cette notion d'aliénation vis-à-vis de la société n'est pas liée à une croyance, c'est quelque chose que nous ressentons tous à diverses périodes de notre existence. Dans l'antiquité il s'agissait d'esclavage, dans notre société moderne on la retrouve sous d'autres formes, d'autres images: on peut rester "esclave de l'autre" dans le cadre de son travail ou bien dans la course éperdue aux gains ou aux honneurs. Je ne pense pas que l'on puisse être esclave de son propre créateur.
Pour celui qui n'a pas encore eu cette révélation, la Torah peut sembler être, dans un premier temps, une source de contraintes difficiles. Comment expliquer aujourd'hui à nos coréligionnaires que le fait d'être pratiquant constitue en réalité une forme de liberté et non une contrainte ?
A cet égard, j'évoquerai une image chère à l'un de mes maîtres, Rav Weinberg zts'l, qui aimait à raconter que si l'on invitait un paysan qui n'a jamais quitté son alpage à venir écouter une magnifique symphonie de Beethoven, il ne serait évidemment pas à même de l'apprécier. Bien au contraire, il estimerait assister à une cacophonie terrible où les sons des trompettes se bousculent avec ceux des violons. Mais en se rendant plusieurs fois de suite régulièrement au concert, l'oreille du paysan deviendra progressivement sensible à la beauté de la musique et finira par apprécier la symphonie.
Un homme qui aime sa femme, ses enfants, ne s'en sentira jamais l'esclave.
Il faut savoir que la Torah est la musique de l'âme et que, dans un premier temps, elle peut être cette "cacophonie terrible", une forme d'aliénation. Dès que l'on pénètre dans l'étude et dans le monde de la Torah, l'âme se sensibilise à ce message qui répond à la véritable identité de l'homme et du Juif. Il faut bien comprendre que l'esclavage ne peut exister que vis-à-vis d'un autre homme et non envers le Créateur lui-même. Un homme qui aime sa femme, ses enfants, ne s'en sentira jamais l'esclave.
Qui plus est, ce n'est que lorsque l'on prend conscience que nous sommes tous des serviteurs de D.ieu que le sentiment d'esclavage vis-à-vis d'autrui disparaît, car on ne peut être l'esclave d'un autre "esclave".
Le système éducatif juif à travers le monde aide-t-il à transmettre aux enfants et aux jeunes ce message de la Torah ?
Nous devons faire face à deux problèmes de base majeurs: d'une part les structures ne permettent pas de présenter un enseignement de la Torah adapté au niveau intellectuel de l'élève. D'autre part, je pense qu'il y a une lacune au niveau du contenu du message éducatif, à laquelle nous avons été habitués pendant deux mille ans. C'est de là que vient ce sentiment faux, disséminé dans l'ensemble du peuple juif, qui laisse à penser que le judaïsme est une contrainte et non pas un message de libération. La Torah, ce n'est pas uniquement une loi religieuse ou une manière de savoir comment pratiquer la cacherouth ou le Shabbat, lesquels ne constituent qu'une petite partie, certes primordiale, de la Torah et du Talmud. La Torah est en réalité un code de vie qui nous dit de quelle manière aborder les lois civiles et morales. Elle traite par exemple aussi bien des questions relatives à la circulation routière qu'à celles de l'environnement ou de la gestion d'une banque.
Il faut donc bien comprendre que la Torah est un ensemble de feux rouges et verts installés dans notre vie, qui régit notre état d'homme.
Comme pendant deux mille ans nous avons vécu en-dehors de notre identité naturelle, qui est celle d'être un État indépendant doté d'une Torah avec laquelle nous réglons l'ensemble des problèmes de la vie, nous avons pris l'habitude de réduire la Torah à son message le plus restreint qui est celui de la synagogue. Il est certain que lorsque l'on ne voit le judaïsme qu'à travers des "lunettes synagoguales", son message semble restrictif. Jamais personne n'a estimé qu'un feu rouge à un carrefour constitue une forme de restriction. Bien au contraire, on ne peut circuler librement que dans la mesure où il y a des feux rouges! Il faut donc bien comprendre que la Torah est un ensemble de feux rouges et verts installés dans notre vie, qui régit notre état d'homme. Le message de la Torah est donc celui de l'homme libre.
Les feux verts de la Torah nous apprennent à vivre une vie totalement épanouie sans que notre liberté s'exprime au détriment de celle d'autrui.
Comme le message de Pessa'h est justement la liberté, comment celle-ci est-elle conçue, perçue et définie dans le judaïsme ?
Les termes "Liberté, Égalité et Fraternité" ont constitué la devise de la Révolution française. Or en réalité, il s'agit d'une illusion. Il n'a jamais existé un régime dans lequel on a pu allier la notion de liberté à celle d'égalité car, fondamentalement, il s'agit de deux notions contradictoires. Là où il y a liberté, il ne peut y avoir égalité et là où il y a égalité, il ne peut y avoir de liberté. Car s'il y a liberté totale, c'est-à-dire que l'on permet à chaque personne de s'exprimer de manière libre et épanouie, les disparités sociales vont en s'accentuant.
Dans les pays où le principe de base de la morale fut l'égalité, cela s'est fait au détriment de la liberté.
D'un autre côté, si l'on veut établir une société égalitaire, il faut forcément réprimer les libertés car, de manière naturelle, les hommes ne sont pas égaux. Cette forme d'égalité doit donc être imposée, et cela ne peut se faire qu'en passant par le Goulag! L'histoire de la sociologie nous apprend que dans tous les pays où la liberté a été établie comme aspiration suprême du système moral, cela s'est fait au dépend de l'égalité: ce fut le cas dans les pays à régime capitaliste. Dans les pays où le principe de base de la morale fut l'égalité, cela s'est fait au détriment de la liberté. La devise de la Révolution est certes belle, mais elle est déconnectée à la réalité.
Ce qui est passionnant et essentiel dans le message de la Torah, c'est que l'on y trouve simultanément la possibilité de vivre ces deux notions a priori contradictoires. Pour cela, il faut évidemment voir la Torah dans son ensemble et non pas à travers le message étriqué des "lunettes synagoguales". En étudiant les lois de la Torah, on y découvre un système qui offre une symbiose fantastique entre la liberté et l'égalité.
Cette symbiose constitue le reflet de la Torah, vue dans son entité. Au niveau des valeurs humaines, nous avons assisté au fait que chaque peuple a finalement isolé une seule valeur pour en faire son unique idéal... son idole. Pour les uns ce fut la liberté, pour les autres l'égalité et pour les troisièmes... la charité. Mais chacune de ces valeurs fut "adorée" aux dépends des autres. C'est cela l'avoda zara, l'idolâtrie! Mais précisément s'allier à D.ieu et au message de la Torah, c'est s'allier à celui qui fait l'unification des valeurs.
Pour illustrer cette idée, je vous citerai l'exemple de l'une de nos professions de foi les plus connues, celle du "Shema Israël" où nous disons: "Shema Israël Hachem Elokenou, Hachem Ekhad" - "Écoute Israël, l'Éternel est notre D.ieu, l'Éternel est Un" (Dent. 6,4). Dans la tradition juive, "Hachem" exprime le nom du D.ieu de la miséricorde et "Elokenou" celui du D.ieu de la rigueur. Or, dans cette fameuse phrase, nous reconnaissons clairement qu'il ne s'agit pas de deux D.ieu, mais bien d'un seul D.ieu qui unifie l'ensemble des valeurs. C'est donc en étudiant la Torah, et en restant présent dans cette salle d'orchestre où l'on joue la symphonie de la Torah, que l'on découvre de quelle manière celle-ci englobe l'ensemble des valeurs humaines.
L'histoire de Pessa'h nous laisse perplexe à plus d'un égard, mais il existe un ou deux aspects qui méritent une attention plus particulière. Tout d'abord, ne devrions-nous pas éprouver une rancune sans fin pour cette Égypte qui nous a exploités pendant quatre cents ans comme esclaves ? Souvenons-nous qu'elle faisait jeter tout nouveau-né mâle juif dans le Nil! Mais la Torah nous dit dans le Deutéronome 23,8: "Tu ne détesteras pas l'Égyptien car tu as été un étranger dans son pays" alors que, parallèlement, elle nous dit bien de ne jamais retourner en Égypte (Dent. 17,16). Ne s'agit-il pas là d'une forme de relation particulièrement ambiguë ?
La Torah nous recommande l'éloignement de l'ennemi, tout en maintenant à son égard une relation humaine décente.
Je crois que cette double relation qui existe vis-à-vis de l'Egyptien, de l'autre, est significative de la difficulté d'assumer notre identité hébraïque, caractérisée par cette recherche permanente de l'unité des valeurs. Dans ce cas précis, la Torah nous recommande l'éloignement de l'ennemi, tout en maintenant à son égard une relation humaine décente. La tendance générale est de tomber dans l'un des deux pôles, soit la haine totale et raciale, soit celle de la pitié extrême, qui peut aboutir finalement à une identification avec l'ennemi. Mais combien est-ce difficile de se maintenir en équilibre, de savoir définir clairement qui est l'ennemi, qui nous sommes, et parallèlement de respecter les valeurs humaines envers notre ennemi!
Cette "manière d'être" complexe, où l'on se sent à la fois loin et proche, est présentée en permanence dans le judaïsme. A un tout autre niveau, on la retrouve dans notre relation avec D.ieu. D'un côté, il y a un infini qui sépare l'homme de son créateur et, de l'autre, Il est tellement proche de nous, que nous le tutoyons dans nos prières. Les peuples n'ont pas résisté à la tentation de tomber dans l'un ou l'autre des extrêmes. Le Christianisme, par exemple, n'a retenu que la relation de proximité avec D.ieu, celle de la miséricorde d'où ce terme du "bon dieu". Quant à l'Islam, il ne reconnaît que la distance avec D.ieu, à savoir la soumission totale et absolue. Dans les deux cas, une seule valeur est recherchée: dans le Christianisme, l'homme est si proche de D.ieu qu'il s'identifie souvent à lui et, dans un certain sens, devient D.ieu lui-même! Dans l'Islam, D.ieu est si loin qu'il ne peut y avoir de dialogue avec lui.
Il y a un autre aspect troublant de cette belle fête de Pessa'h. Alors que nous assistons à un repas riche et succulent, nous disons haut et fort que, pendant huit jours, nous mangeons le " pain de la misère", la Matza. N'y a-t-il pas là un peu d'hypocrisie de notre part ?
En fait, le terme même de Matza est ambigu. La Torah nous dit: "tu mangeras le pain de la misère car c'est en vitesse que tu es sorti d'Égypte " (Deut. 16,3). Cela signifie-t-il que ce pain vient nous rappeler nos souffrances en Egypte ou, au contraire, le moment de la rédemption ? Je crois qu'une fois de plus, nous trouvons là toute cette ambiguïté qui fait la richesse du judaïsme.
Si nous avons mangé de la Matza en Egypte et en sortant d'Egypte, c'est parce que nous n'avions pas le temps de laisser le pain fermenter. En d'autres termes, en tant qu'esclaves, nous n'étions pas maîtres de notre temps. Or c'est justement la possibilité de pouvoir disposer librement de notre temps qui est le véritable signe de la liberté. Dans la Matza se trouve réuni ce double symbolisme: le manque de temps était à la fois signe d'esclavage et signe de liberté. La Matza nous rappelle que, esclaves, notre temps appartenait à Pharaon, et nous n'avions donc pas le temps de laisser fermenter notre pain: c'était alors le pain de la misère. Puis lorsque nous avons quitté l'Egypte et l'esclavage, nous n'avions pas non plus le temps de laisser monter le pain car nous étions pressés de partir vers la liberté, vers la possibilité de régir nous-mêmes notre temps.
Cette capacité de ressentir qu'un même phénomène peut être à la fois source d'esclavage et source de rédemption résume la véritable difficulté d'être Juif. Le phénomène de la Matza est donc révélateur de l'essence même de notre identité. Etre juif constitue donc un défi permanent, celui de ne pas tomber dans la facilité de la valeur unique, celui de se maintenir en équilibre, sur un fil de rasoir, de manière à unifier l'ensemble des valeurs humaines. Ne pas basculer dans la religion de la charité au détriment de la rigueur, dans celle de la rigueur au détriment de tout sentiment humain. Ne pas sacrifier l'égalité sur l'autel de la liberté, ou la liberté sur l'autel de la légalité.
Vous nous dites que le judaïsme incarne cette combinaison unique et idéale de l'unification de la liberté et de l'égalité. Mais croyez-vous réellement qu'en Israël, cela est appliqué dans les faits, en particulier en ce qui concerne l'égalité des droits des Arabes palestiniens qui y vivent ?
Vous évoquez là un problème qui est une source d'ambiguïté en Israël même, ainsi que dans la Diaspora. Nous l'avons vu, le danger réside précisément dans le fait de tomber dans un extrême au détriment de l'autre. Le sentiment humain que nous devons avoir face à l'ennemi exigé de nous, Juifs, par D.ieu lui-même, implique le risque d'une identification avec l'ennemi. A vouloir être trop juif, on finit par trahir sa propre identité hébraïque! La charité est une valeur juive que nous avons apportée à l'humanité. Et c'est précisément pour cela que le risque est grand de se laisser prendre au piége du fétichisme, d'ériger cette charité en idole! Tels les Juifs qui ont participé à la Révolution d'Octobre parce qu'ils croyaient qu'elle amènerait au monde l'égalité messianique. Séduits et enivrés par un message véhiculé par la conscience juive au travers des siècles, ils se dépouillèrent de leur habit juif pour plonger dans le bain de l'universel...
L'identité d'Israël est constituée par son peuple, par sa Torah, et par sa terre, Eretz Israël. Lorsque nous poussons notre relation avec l'ennemi à l'extrême, nous risquons d'aliéner notre spécificité, de saper notre être. N'oublions pas que la base d'Israël est la réunification d'Abraham et d'Isaac, Abraham le père de la charité et de la pitié, Isaac l'homme de la rigueur. Seul Jacob est appelé Israël. Car être Israël, c'est être nous-mêmes de manière absolue et complète.
Pour prétendre à l'universel, il faut être solidement ancré dans sa propre identité.
En ce qui concerne les droits des Arabes palestiniens en Israël, nous sommes le peuple et la religion qui ont le plus développé la sensibilité face à l'étranger. N'oublions pas que si Shabbat est quelques fois dans la Torah, l'obligation du respect de l'étranger y est répétée trente six fois! Nous pouvons et devons être un peuple modèle par notre manière de respecter ceux qui ne sont pas membres d'Israël et qui vivent parmi nous. Mais ce respect ne doit pas nous conduire à effacer notre identité. Léopold Senghor a dit un jour quelque chose de très juif... " Pour prétendre à l'universel, il faut être solidement ancré dans sa propre identité. "
Cette interview est parue dans le magazine genevois Shalom, en avril 1989.