La fuite éperdue de Jonas devant l'ordre divin est inévitablement une chute vers les profondeurs les plus abyssales
Cette paraphrase du Livre de Jonas est une méditation sur les degrés et la valeur de la Techouvah. Elle nous donne un aperçu de l'extraordinaire densité des décrets bibliques pour peu qu'on veuille bien s'intéresser à leur signification et les lire dans un esprit autre que de culture pure ou de stérile analyse critique.
Débordant le cadre d'une destinée individuelle et se haussant au niveau des destins collectifs, le Livre de Jonas, en deux pages de texte, nous offre une saisissante synthèse de la philosophie de l'Histoire d'Israël et l'illustration la plus valable de sa vraie vocation. On comprend alors que nos sages aient finalement choisi cette étrange histoire pour l'insérer au moment le plus important de ce véritable drame qu'est le rituel de Yom Kippour.
" La parole de l'Eternel fut adressée à Jonas fils d'Amittai en ces mots " Lève toi, pars pour Ninive la grande ville et parle contre elle, car sa méchanceté s'est élevée jusqu'à Moi ".
Et Jonas se leva pour s'enfuir à Tarsis loin de la présence de D.ieu. II descendit à Japho et il trouva un navire qui allait à Tarsis. II paya le prix du transport et s'embarqua pour aller avec eux à Tarsis, loin de la face de l'Eternel ".
Ainsi débute le livre de Jonas que nous lisons à l'office de Min'ha (office de l'après-midi), le jour de Kippour. Pour l'expliquer, nous nous appuierons aussi bien sur le texte biblique que sur le vieux commentaire du Midrach Jonas.
Dès l'abord, celui-ci pose la question qui nous vient immédiatement à l'esprit : Pourquoi Jonas fuit -il ?
Nous nous efforcerons d'y répondre, mais pas tout de suite. Une autre question intervient en priorité : " Où et comment cet homme, ce prophète hébreu, fuit-il la présence de D.ieu ? Quelles sont les étapes de sa fuite ? "
LOIN DE LA TERRE, LOIN DE D.IEU
La direction de la fuite est fatalement vers le bas
La première étape est la mer, élément sans forme au sein duquel les figures de la Création deviennent indistinctes. Le Midrach suggère que Jonas ait fui droit vers la tempête qui faisait rage depuis deux jours alors qu'il attendait un bateau sur les côtes de Japho. Un navire délabré incapable de se mesurer avec les gigantesques vagues ; revenant au port, différant son départ, Jonas s'y embarque, interprétant à tort ce sursis toléré comme un signe que D.ieu autorisait sa fuite.
Il apaise son esprit en pensant qu'à l'opposé de la Terre et du Ciel qui dans les Ecrits Saints sont étroitement liés à la gloire de D.ieu (" Les Cieux proclament Sa gloire et la Terre est remplie de Sa gloire "), il n'y a pas de texte correspondant en ce qui concerne la mer.
Il se hâte donc de monter à bord et parait aussi zélé dans sa fuite qu'Abraham l'avait été dans son obéissance lorsque D.ieu lui avait ordonné le sacrifice d'Isaac. Abraham lui-même a sellé son âne pour prendre la route, de même, Jonas paye d'avance intégralement son passage, ou même, comme le souligne le Midrach, achète entièrement le navire afin de fuir la Terre de D.ieu pour un domaine qui soit le sien propre.
La deuxième étape de la fuite est Tarsis, l'espagnole Tarsessos, à l'autre bout du monde habité. Jonas veut un endroit reculé où ni lui, ni son D.ieu ne seraient connus. Certes, l'Eternel règne là aussi, mais Sa Parole Révélée est sans effet si loin et Jonas nourrit l'espoir d'être dégagé en ce lieu de ses obligations de prophète.
Telle est l'interprétation convaincante émise sur ce point par le professeur Yéhezkel Kaufman, dans sa monumentale " Histoire de la foi juive ". Nous pouvons ajouter que Jonas fuit la Création déjà révélée à la recherche d'une Création probablement encore recelée. Mais Jonas n'atteint pas cette deuxième (et, selon lui, dernière) étape. Une pareille étape se placerait sur le même plan que la côte et la mer.
Mais quiconque fuit la présence divine ne peut maintenir son être à son niveau antérieur. S'il tombe, sa chute doit être de plus en plus profonde.
La direction de la fuite est fatalement vers le bas.
ENFERMEMENT ET SOMMEIL SPIRITUEL
II nous suffit de voir dans le " capitaine " le symbole de la vie responsable et vigilante face au pouvoir fugitif du sommeil
Quand la tempête se déchaîne, Jonas qui reconnaît d'emblée qu'il en est responsable, ne peut endurer ce spectacle. " II descendit au fond du navire ", au plus profond possible. Au lieu d'être sur la terre ferme de gloire, ou sur la mer libre, le voici maintenant enfermé dans un bâtiment humain qui lui interdit complètement la vue de la Création. Plus tard, dans un faubourg de Ninive sauvée, il préparera de sa main une autre construction, une cabane, pour se protéger du soleil, et D.ieu l'augmentera d'un arbre en surplomb afin que Jonas ne soit pas brûlé par le soleil inondant de sa Grâce. La cale du bateau est donc la troisième étape de la fuite de Jonas.
" Et il se coucha et s'endormit profondément ". Cela signifie que Jonas a renoncé au monde visible et sensible, il veut aussi n'accorder aucune attention, ni intellectuelle ni morale, aux cris des marins et à leurs anxieux efforts pour sauver le navire en le délestant. Son sommeil est une fuite.
Alors, au beau milieu de la quatrième étape de sa fuite, une deuxième injonction lui parvient qui débute exactement comme la première : " Lève-toi ! ". La première fois, la voix de D.ieu voulait l'éveiller à ses responsabilités de prophète, l'empêcher pour ainsi dire de s'endormir sur le chantier. En vain, nous le savons. Pour le faire sortir de son sommeil spirituel et physique, D.ieu, maintenant, s'en remet à une voix humaine, celle du capitaine du navire, que le Zohar interprète évidemment comme la personnification de la Bonne Impulsion (Yetser ha-tov).
II nous suffit de voir dans le " capitaine " le symbole de la vie responsable et vigilante face au pouvoir fugitif du sommeil. Le capitaine chapitre paternellement le prophète : " Qu'as-tu à dormir ? Lève-toi et prie ton D.ieu. Peut-être alors se pourra-t-il qu'Il pense à nous et que nous ne périssions pas ". Nous reviendrons plus tard sur ce " peut-être " que le marin païen adresse au prophète juif.
DU MUTISME A LA FUITE DANS LA MORT
Comme lui-même persiste à rester calme, la mer ne se calmera que par le sacrifice de sa vie
A ce point du récit, il y a une importante lacune dans notre texte. II ne nous indique pas la réponse de Jonas ou ses réactions à l'exhortation du capitaine. Certainement Jonas est-il resté muet et, selon toute vraisemblance, n'a-t-il pas bougé de sa couche pour ne pas voir le visage convulsé de l'homme angoissé qui implore son aide.
Mais ce n'est pas seulement à lui que Jonas refuse une réponse. Alors que tous les hommes d'équipage invoquent vainement leurs divinités respectives (selon le Midrach, il y avait à bord des représentants des soixante-dix peuples païens), le capitaine demande a Jonas d'implorer son D.ieu, le D.ieu de Jonas.
Mais Jonas reste muet. Son corps seul est réveillé, son âme demeure endormie. Il ne peut prier. Ce silence obstiné est la cinquième étape de sa fuite devant D.ieu. Son mutisme a pour résultat de décourager les marins de prier et de les obliger à recourir à la magie du tirage au sort. Le sort " agit ", car la magie est la technologie des anciens païens tout comme la technologie est la magie de nos modernes païens. Tous deux en pratique sont aussi effectifs dans leur sphère d'action. On tire au sort pour savoir " d'où nous provient ce mal " et le sort tombe sur Jonas.
Celui-ci refuse de prier, tout en ayant probablement le pressentiment que même alors, une prière repentante serait l'indice d'un retour à D.ieu. Certes il reconnaît fièrement ses origines. " Je suis Hébreu ". II proclame aussi qu'il est un craignant D.ieu. " Je crains l'Eternel, D.ieu du Ciel qui a créé la mer et la terre. " Mais il ne professe pas l'amour de D.ieu et nous verrons plus tard pourquoi. On ne peut réellement prier un D.ieu qui est simplement reconnu et redouté.
Alors, Jonas propose un meurtre aux païens terrifiés: son propre meurtre. Et il les invite à être prêtres sur l'autel marin de leurs cruelles idoles, " Prenez moi et jetez moi dans la mer et la mer se calmera envers vous ". Comme lui-même persiste à rester calme, la mer ne se calmera que par le sacrifice de sa vie. Ainsi Jonas est-il sur le point d'atteindre la sixième étape de sa fuite devant D.ieu : la mort, une mort volontaire dont son sommeil était la préfiguration
Mais il arrive quelque chose de remarquable. Les païens reculent devant l'acte proposé. Ils rament de toute leur force pour gagner la terre. En vain. Alors ils commencent à invoquer le D.ieu de Jonas que maintenant ils savent être le vrai D.ieu de la Création... Cela aussi se révèle vain. Selon le Midrach, qui suit de très près le texte biblique, avant de se décider à agir conformément au désir de Jonas, désir que forcément ils considèrent comme exprimant la volonté divine, ils tentèrent toutes les demi-mesures possible. D'après la Bible elle-même, ils étaient pleins de contrition et ils suppliaient D.ieu, auquel ils offrirent des sacrifices, de ne pas faire retomber sur leurs têtes le sang de cet homme qui pouvait être innocent.
Jonas qui avait résisté à son envoi à Ninive pour l'inviter à la pénitence (mission dont, nous le verrons, il redoutait le succès), vit donc dans ce bateau de païens, sur une Ninive flottante. Sa fuite, dans toute son obscurité et sa frustration, semble avoir atteint sa conclusion.
Son voyage de chez lui à la mer, son intention de se fixer à l'autre bout du monde, sa descente dans la cale du navire, son sommeil, son silence têtu, son auto-destruction; telles ont été ses six étapes.
Texte d'un sermon prononcé à la Synagogue Emeth vé-Emounah de Jérusalem par M. Ernst Simon, professeur à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Avec l'obligeante autorisation de la revue Commentary.
Adapté par Emile TOUATI. Extrait du Magazine Trait d'Union.