Nous nous trouvons en période de Grandes Fêtes et Yom Kippour approche. Ce jour-là, une grande majorité du peuple juif se retrouve à la synagogue pour une journée ininterrompue de prières. Or le fait est que la plupart d'entre nous sommes loin d'être familiarisés avec l'hébreu et nous ne comprenons donc pas l'essentiel des prières. Dans ces conditions, pensez-vous que la présence massive des fidèles à l'office ait véritablement un sens aujourd'hui ?
Permettez-moi, à la manière juive, de répondre à votre question par une autre question: comment expliquez-vous le fait que, malgré votre remarque pertinente, les Juifs continuent à venir en grand nombre à la synagogue Yom Kippour ? Il semble que par-delà la compréhension ou l'incompréhension du texte, ils tiennent à démontrer un attachement presque mystique aux cérémonies de Kippour.
Il semblerait que le subconscient juif a sans doute perçu qu'avec Kippour nous atteignons la dimension collective de l'identité juive. Venir à Kippour à la synagogue, c'est avant tout manifester son attachement à la collectivité d'Israël. C'est là un premier pas en direction du D.ieu du Pardon.
Pour en revenir directement à votre question, il me semble que la célèbre histoire hassidique du " Juif de l'alphabet" est particulièrement édifiante. Il s'agit de ce Juif qui récitait avec ferveur l'alphabet pendant toute la journée de Kippour: Aleph, Beth, Guimel etc. Lorsqu'il arrivait à la 22e et dernière lettre, il reprenait depuis le début et ainsi de suite jusqu'à la fin du jeûne. Lorsqu'on lui demanda des explications il répondit: " Je ne sais pas lire et encore moins prier. Je ne connais que l'alphabet. Alors, ce matin, en arrivant, j'ai adressé à D.ieu la prière suivante: Maître du Monde! Moi je ne sais pas lire, mais Toi, Tu sais certainement ce qu'il convient que je dise. Je T'envoie donc toutes les lettres de l'alphabet. Façonne-Toi la prière de Ton choix et qu'elle soit agréée auprès de Ton Trône. " Ému, le Rabbi dit alors aux fidèles: "Si cette année nos prières sont acceptées, nous le devons certainement à ce Juif-là."
Tout cela bien évidemment ne nous dispense pas de faire l'effort de comprendre les prières...
Admettons donc que notre simple présence à Kippour a de l'importance, même si nous ne saisissons pas tout le sens de nos prières. II reste qu'un certain nombre de coutumes de Kippour sont, pour le moins, mystérieuses. Pourquoi, par exemple, est-il interdit de mettre des chaussures à Kippour, et pourquoi, dans certaines communautés, les hommes mariés portent-ils un habit blanc ?
Pour ce qui est des chaussures, la source est dans le verset du Lévitique (23,27): "Vous vous mortifierez dès le 9 Tichri au soir". Nos Sages, se basant sur ce verset, énumèrent (dans le Talmud Yoma 73B) le, cinq plaisirs dont il faut se priver pendant Yom Kippour à savoir: manger et boire, se parer, se parfumer, porter des chaussures en cuir et avoir des relations conjugales.
Le cuir était peut-être à l'époque une marque particulière de confort, mais nous avons aujourd'hui toutes sortes de chaussures en toile ou en plastique qui peuvent être tout aussi agréables à porter... Le cuir n'est pas seulement une marque de confort. Il symbolise aussi le pouvoir de l'homme sur la nature. Quoi de plus flatteur pour l'homme que de savoir qu'il peut se servir de la chair de l'animal pour chausser son pied! Fouler au pied le cuir de la bête risquerait d'enorgueillir le Juif au moment où c'est l'humilité devant le Créateur qui est de mise. Quant à l'interrogation concernant l'importance accordée au blanc à Kippour (tenue vestimentaire, "manteaux" des rouleaux de la Loi, rideaux de l'Arche Sainte), il me semble qu'il faut insister sur deux points:
En premier lieu, c'est presque une évidence, le blanc est le symbole de la propreté et de la pureté. Déjà l'ecclésiaste écrivait : "Que tes vêtements soient blancs en permanence" (9.8). Dans le langage quotidien également. nous utilisons le terme "blanchir
pour rendre propre ou encore pour "innocenter". La moindre tache risque de se voir sur un vêtement blanc. En se tenant debout devant D.ieu à Kippour , nous ne cherchons pas à cacher nos fautes, quelle qu'elles soient. Bien au contraire, nous en prenons conscience et cherchons par la Techouva, le Retour vers D.ieu, à les expier.
A cette interprétation, nous pouvons ajouter un autre, moins classique. Nous savons que la synthèse des sept couleurs du spectre donne la lumière blanche. Le retour vers D.ieu que nous opérons à Kippour implique un retour vers l'unification des valeur exprimée par la couleur blanche, synthèse de toute les autres. Ainsi, le blanc exprime à Kippour un double symbole: la pureté et l'unité.
Mais cette Techouva, ce "Retour vers D.ieu", pourquoi la limiterait-on au seul jour de Kippour ? Ne devrait elle pas être la préoccupation quotidienne de chaque Juif ?
Elle doit l'être, en effet. Une page célèbre du Talmud (Chabbat 135a) rapporte que les élèves de Rabbi Eliézer demandèrent à leur maître quel est le moment propice pour la Techouva: "La veille de ta mort" répondit le Rabbi. " Un homme peut-il savoir à quel moment est fixé le jour de sa mort?" s'étonnèrent les élèves. "Non", répondit Rabbi Eliézer. "C'est pourquoi je vous conseille de faire Techouva aujourd'hui de peur que vous ne deviez mourir demain... ".
Cela me rappelle les propos de feu M. Zoltan Berkovits szl, 'Hazan pendant cinquante ans à la synagogue de Lausanne, à un "fidèle de Kippour" "Quelle surprise de vous voir à la Synagogue!" - "Je suis venu demander à D.ieu qu'Il m'accorde une bonne année". - "Comment!" s'exclama M. Berkovits, "vous Lui demandez de vous accorder 365 jours et vous, vous ne Lui accordez qu'un seul jour?!"
En quoi Kippour est-il alors le jour privilégié de la Techouva ?
La spécificité de Kippour réside dans le fait qu'à cette date, la Techouva s'inscrit dans un processus historique qui concerne la collectivité d'Israël, et pas seulement l'individu. Historiquement, Moïse retourna au sommet du Sinaï demander le pardon complet pour la faute du Veau d'Or: c'était le premier Eloul. Quarante jours plus tard, il en redescendit, le pardon divin accordé: c'était le 10 Tichri, le jour de "Kippour" (le pardon).
Concrètement, que faut-il faire pour obtenir ce pardon ?
Maïmonide énumère dans son Code de Lois (Michné Torah, Lois relatives à la Techouva 2,2) les trois phases qui constituent la Techouva:
1. Abandonner la faute et prendre dans son cœur la résolution de ne plus la commettre.
2. Regretter le passé et s'en repentir.
3. Exprimer clairement et à haute voix les fautes commises et les décisions prises dans son cœur, c'est le "Vidouy".
Afin de pouvoir extirper le mal à la racine, il faut avoir le courage de replonger mentalement dans ce passé duquel nous désirons nous extraire. S'arrêter au premier stade reviendrait à "soigner un mal de dents avec de l'aspirine". Mais il est vrai qu'on ne peut faire ce "traitement de racine" qu'après être passé par le premier stade. Faute de quoi, nous risquerions, à force de mortifications, de sombrer dans un désespoir et un manque de confiance en nous mêmes qui finiraient par paralyser toute volonté de nous en sortir...
Mais est-il véritablement nécessaire d'exprimer toutes ces fautes par la parole et à haute voix ?
Le véritable "pêché originel" n'était pas, comme on le croit communément, la consommation du "fruit défendu" mais la fuite devant les responsabilités!
Interrogé par D.ieu, Adam rejeta toute la faute sur Eve: "La femme que tu m'as donnée, c'est elle qui m'a donné le fruit... " Quant à Eve, elle ne réagit pas différemment: "C'est le serpent qui m'a séduite"! (Genèse 3,12-13).
Chaque homme a des faiblesses qui le conduisent finalement à manger du "fruit interdit". Mais le signe de maturité, c'est la capacité de l'homme d'assumer également ses échecs. Quelle que soit l'influence toujours possible du milieu, c'est en fin de compte moi et moi seul qui ai pris la décision de fauter! Refuser d'assumer ses responsabilités, rejeter la faute sur autrui ou sur l'environnement, rechercher systématiquement des circonstances atténuant la gravité des crimes ne constituent-ils pas l'une des principales causes de la propagation du Mal dans le monde?La nonchalance de la société d'aujourd'hui face au terrorisme international n'est-elle pas finalement l'aboutissement du "pêché originel" ?
Reconnaître sa faute en ayant le courage de l'articuler n'est pas chose facile. Et la reconnaître devant celui que l'on a offensé (qu'il s'agisse d'autrui ou de D.ieu Lui-même) est bien entendu plus difficile encore. Celui qui y parvient brise le dernier (mais non le moindre) des obstacles psychologiques dont est jonché le chemin menant à la Techouva. C'est seulement lorsque, au travers du "Vidouy", j'endosse la responsabilité de mes actions que, m'élevant au rang d'homme libre et responsable, je peux être capable de changer de direction.
La Techouva serait donc l'opposé aussi bien de la confession chrétienne que du " Mektoub" , théorie du fatalisme dans la théologie musulmane ?
Sur ce point, le judaïsme se sépare aussi bien de la théologie chrétienne que musulmane. La responsabilité à part entière de l'homme devant D.ieu devant son prochain exclut toute idée de pardon automatique accordé par prêtre interposé, à l' intérieur du confessionnal.
Il est indéniable que Freud également a contribué la déresponsabilisation de l'homme moderne accroissant le rôle des instincts et pulsions inconscientes qui nous habitent et nous influencent.
Kippour est-il donc le jour de la responsabilisation l'individu ?
Oui, et pas uniquement de l'individu. Il s'agit également et parallèlement de responsabiliser la collectivité d'Israël. Dans la mesure où le Peuple . sait se prendre en mains, participe à l'élaboration de son propre destin et retourne en Eretz Israel pour prendre une part active à l'édification de son État, il participe au processus de la Techouva! Le parallèle entre l'individu et la collectivité est présent dans le Deutéronome (Chap. 30). Il y expressément fait état du lien entre le retour l'individu juif vers D.ieu et celui du Peuple Juif sur scène de l'Histoire, à savoir son retour en Eretz Israel .
Les deux "retours" sont exprimés par la même racine "chouv" d'où est tiré le mot Techouva. Peut-être convient-il d'ajouter que cette imbrication de la prise en mains individuelle et collective d'Israël est particulièrement tangible dans tous les foyers israéliens depuis la Guerre de Kippour. En effet, les sirènes qui avaient alors retenti dans toutes les synagogues d'Israël rappelaient aux fidèles que la Techouva individuelle, dans laquelle ils étaient plongés, ne saurait faire oublier le processus de Techouva collective entamé par leurs pères mais encore loin d'être achevé. Depuis, chaque année, à l'approche de Kippour, le rappel dans les journaux et à la synagogue du prix qu'Israël eut à payer dans cette nouvelle épreuve sur la voie du Retour, marque spectaculairement le double sens de la Techouva.
Faire abstraction des deux dimensions du Retour en ne retenant que l'une des deux, l'individuelle ou la collective, équivaudrait à croire qu'il suffit de se retourner dans un train pour que ce dernier changeât de direction!...
Pour résumer, Kippour est l'aboutissement d'un long processus de Techouva qui, présent tout au long de l'année, s'accentue à partir du mois d'Éloul et culmine le 10 Tichri.
Oui, mais pas exactement. Le véritable aboutissement du processus de la téchouva n'intervient que onze jours plus tard à l'occasion de Hochanah Rabba, dernier jour de Soucoth. C'est alors que, selon la tradition, le pardon définitif nous est accordé.
Hochanah Rabba, à l'apogée de Soucoth, est la fête de la joie par excellence (voir Michnah Soucah, chapitre 5). Que le véritable pardon soit accordé à cette occasion est caractéristique de la vision juive. Se rapprocher de D.ieu, comme nous le faisons à Kippour, par le jeûne et l'ascétisme, n'est pas aussi difficile qu'on le croit. La véritable grandeur de l'homme juif est d'être capable de se rapprocher de Lui dans la joie. C'est-là un trait particulier et original du judaïsme, et ce n'est peut-être pas un hasard que Soucoth soit la seule fête du calendrier juif qui n'ait pas son parallèle chez les nations...
Le Rabbi de Kotzk enseignait: "Il est plus difficile de manger pour D.ieu que de jeûner pour lui".
(Interview accoedée par le Rabbin A.Weingort au périodique genevois Shalom, en octobre 1989).