NISSAN ET TICHRI: RESSOURCEMENT
ET PROGRES
L’art de la Torah a été de donner une structure personnelle au temps, de conférer à chaque moment de l’année une fonction précise.
Roch
Hachana, le début, littéralement, “la tête” de l’année.
L’art de la Torah a été de donner une structure personnelle
au temps, de conférer à chaque moment de l’année une fonction précise. Les jours
de la semaine entourent Chabbath comme les dames d’honneur qui, trois
de chaque côté, accompagnent la mariée. Celle-ci s’approche de son bien-aimé
- D.ieu - parée d’habits et de bijoux que lui ont offerts les Justes.
Il en va des mois de l’année comme des tribus d’Israël : chacun d’entre
eux possède sa particularité et sa personnalité. Toutes ces images ont une signification
bien déterminée.
Quel sens faut-il dès lors donner à Roch Hachana ?
La Michna (Roch Hachana 2a) énumère quatre “débuts”. Nissan,
par exemple est le nouvel an pour le compte des mois, tandis que tichri
(celui qui débute à Roch Hachana) est celui de l’année. Il y a donc plusieurs
points culminants dans l’année ; tout dépend de l’aspect que l’on considère.
Le Talmud (Roch Hachana 10b) rapporte la discussion
suivante : quand donc a été créé le monde ? Rabbi Yehochou’a disait
que ce fut en nissan et Rabbi Eli’ézer, en tichri. Ailleurs, le
Midrach rapporte une autre controverse : où réside l’âme humaine ?
Selon Rabbi Yehochou’a, elle se situe dans le cœur, et d’après Rabbi Eli’ézer,
dans la tête.
Le Maharal (Rabbi Judah Loew de Prague, 16ème siècle)
explique que les deux discussions sont parallèles car tichri et nissan
représentent la tête et le cœur de l’année.
Où, en effet, se trouve l’origine, l’âme de toute la
personne ? Dans la tête sans doute, car sans réflexion, quel sens pourraient
avoir l’existence et l’activité de l’homme ? C’est bien d’elle qu’il tire
toute sa raison d’être. Ou bien dirons-nous au contraire que la réflexion n’a
d’assises que dans une existence bien engagée ; on peut réfléchir à propos
d’une vie, on ne peut pas réfléchir dans le vide. Tout tire donc son origine
du cœur. Cela pourrait être un des aspects de cette discussion.
La Torah préconise deux mouvements annuels : l’un de ce que l’on pourrait appeler le ressourcement commençant à Roch Hachana ; l’autre, celui du progrès ayant son début à Pessa’h.
Selon le point de vue élou veélou divrei Eloqim ’hayim
- que chaque opinion du Talmud détient sa vérité - nous dirons que l’année,
comme la personne, a deux centres vitaux pouvant être comparés au cœur et à
la tête. Nissan est l’origine du développement, de la réalisation. Tout
comme le peuple juif y a commencé son engagement dans l’histoire, chaque Juif
s’y remet à l’œuvre en essayant de donner un épanouissement nouveau à sa personne.
Cela va d’ailleurs de pair avec le réveil et l’éclosion de la nature. C’est
lui le premier des mois (’hodachim) - qui, en hébreu, signifient
littéralement les “renouveaux” - de l’année.
Tichri, en revanche, c’est le retour vers l’origine, vers
le sens de la vie. Ce retour implique un certain recul. Recul qui a son pendant
dans la nature qui commence à se renfermer dans son sommeil hivernal. Recul
qui n’est pourtant pas stérile car, toujours selon le Talmud, l’asservissement
en Egypte cessa en tichri. C’est donc l’ensemencement qui prépare le
réveil de nissan.
Les noms mêmes de ces mois, expliquent les Cabalistes,
évoquent cette différence. Nissan s’appelle aussi le mois du aviv
(printemps). Le mot commence par la lettre aleph et continue par beth ;
ce qui évoque l’extériorisation. Tichri, en revanche, est l’alphabet
dans le sens inverse (tav, chin, rech).
Ainsi, la Torah préconise deux mouvements annuels :
l’un de ce que l’on pourrait appeler le ressourcement commençant à Roch Hachana ;
l’autre, celui du progrès ayant son début à Pessa’h. Et cela d’année
en année, car à chaque fois, c’est le déroulement d’un nouveau cycle avec ses
possibilités et ses virtualités.
LA
NECESSITE D'UNE BONNE IMPULSION
Si l’année a débuté avec insouciance, elle n’a pas de tête. Son déroulement sera décevant, se fera en "queue de poisson".
A propos du cycle de tichri, la Guemara
dit : “Toute année qui est pauvre à son début s’enrichira vers sa fin.”
Elle fait une sorte de jeu de mots entre réchith (commencement) et rachith
(pauvreté). A comprendre qu’un vrai commencement implique une remise en question
de soi inséparable d’une certaine angoisse. Si donc l’année a débuté avec insouciance,
elle n’a pas de tête. Son déroulement sera décevant, se fera, dirions-nous,
en queue de poisson.
Parce que la réflexion doit précéder l’action ?
Il semble qu’il y a plus que cela. Le cerveau n’est pas uniquement le centre
de la réflexion. Il est à l’origine de tous les sens et de toutes les fonctions ;
en lui réside réellement l’âme de l’homme. Ainsi la pensée ne doit pas se limiter
à contrôler et diriger ; elle doit perpétuellement donner un sens nouveau,
une impulsion nouvelle à la personnalité.
Les tefilines qui débutent au cœur et à la tête,
dont les lanières s’enfilent sur le bras et longent le corps, évoquent clairement
cette action dynamique et continue qui doit constamment jaillir de ces deux
centres vitaux.
Nous trouvant en tichri, examinons donc ce que
pourrait signifier en fait ce ressourcement et ce retour constant vers la pensée.
Le bonheur, par exemple - pour prendre un concept
très général - a-t-il besoin de l’esprit ? N’est-il pas plutôt
fonction de conditions pratiques, de conditions matérielles mêmes ?
Eh bien, paradoxalement, l’expérience montre que dans
un certain sens, on semble plutôt s’en éloigner dès que ses conditions matérielles
commencent à se réaliser. N’entend-on pas les héros de la résistance languir
après l’époque où on se battait pour la liberté et la dignité de l’homme ?
Les pionniers voient-ils leurs rêves de l’époque ’haloutsique réalisés ?
Et que dire des socialistes qui ont lutté pour les droits les plus élémentaires
de l’ouvrier ? Pourquoi donc ces idées ont-elles perdu de leur puissance ?
Cela signifierait-il que l’homme ne peut que rêver et jamais réaliser ?
UN
BONHEUR FACTICE
Nous préférons admettre que réaliser est une chose possible,
mais que cela exige un effort nettement plus considérable que celui que l’on
est prêt à fournir : celui de maintenir l’idée en vie malgré le fait que
sa mise en pratique ne pose plus de problèmes majeurs. La terminologie cabalistique,
notamment, dit que chaque expérience est composée d’une lumière et d’un ustensile,
ou d’un contenu et d’un récipient. Cela veut dire que pour se concrétiser, une
idée a besoin d’un support matériel, et inversement, que ce support n’incarne
pas en lui-même l’idée.
De notre temps, l’erreur la plus courante est précisément
de s’imaginer qu’au moment où on a trouvé l’engin propice à la véhiculer, on
peut se passer de l’idée. On croit pouvoir tout réduire à des problèmes techniques
que l’on n’a qu’à chiffrer pour pouvoir prendre ensuite des dispositions pratiques.
Pour résorber l’inflation, il suffit de mettre en marche des techniques anti-inflationnistes,
pour contenter les classes défavorisées, débloquer les crédits, pour promouvoir
le judaïsme, aménager des locaux... et les résultats sont probants.
C’est l’idolâtrie de l’ustensile et le refus de la lumière, la volonté obstinée de réduire toute expérience à son aspect matériel.
Dans la publicité, cette volonté d’identifier toute
jouissance, toute sensation à une possession ou à une consommation frise le
ridicule. On vend la confiance en soi sous forme de telle boisson, la liberté
par l’intermédiaire de tel pantalon, la camaraderie avec une cigarette... A
toute sensation correspond un produit bien défini. Et si vous êtes déçus de
ce que vous proposent les panneaux publicitaires, vous trouverez sans trop de
peine des calmants ou des excitants correspondant à l’état d’âme que vous recherchez.
Si vous êtes plutôt attirés par l’aventure ou le mysticisme, vous pourrez même,
avec la drogue appropriée, faire un voyage. C’est l’idolâtrie de l’ustensile
et le refus de la lumière, la volonté obstinée de réduire toute expérience à
son aspect matériel.
Et pourtant, la vie est une recherche perpétuelle du
sens, un approfondissement constant. Si, dans l’antiquité, l’homme a voulu simplifier
la spiritualité par des images et des statues, au moins était-il conscient de
la nécessité de donner une âme à l’existence. Actuellement, il aurait voulu
se débarrasser complètement de l’esprit et le remplacer par des robots.
Or, de plus en plus, il se rend compte qu’il ne fait
que s’éloigner du but : au fur et à mesure, l’ustensile se vide. C’est
avec panique qu’il entrevoit le moment où il se trouvera dans un monde totalement
mécanisé et rationalisé, sans que le fond ne se soit fondamentalement amélioré.
Et en attendant, il lèche désespérément les parois du récipient tout en essayant
de se convaincre que si la qualité était meilleure, il pourrait se passer du
contenu.
“Tu seras remplie d’ivresse et de peine, c’est une
coupe de ruine et de désolation... Tu la boiras jusqu’à la dernière goutte,
tu en rongeras les tessons et tu te déchireras les seins” (Ezéchiel chap. 23,
vers. 33‑34).
TICHRI
OU L'OCCASION DE REMETTRE LES PENDULES A L'HEURE
Cent fois le chofar retentit en ce jour pour bien montrer qu’il ne s’agit pas d’un tressaillement romantique de quelque sentiment “religieux”, mais bien d’une volonté affirmée de changer en profondeur le sens et la qualité de la vie.
C’est la merveilleuse expérience de tichri que
notre monde manque, mois où le peuple juif se penche sur le sens de toute chose.
Mois qui débute avec Roch Hachana, où le son du chofar, ce cri
dénudé de tout artifice, évoque l’aspiration de l’âme librement exprimée. Car
si seulement l’homme prenait pleinement conscience de cette âme, des problèmes
comme celui de l’existence de D.ieu ou du but de la vie s’en trouveraient résolus
d’eux-mêmes. Cent fois le chofar retentit en ce jour pour bien montrer
qu’il ne s’agit pas d’un tressaillement romantique de quelque sentiment “religieux”,
mais bien d’une volonté affirmée de changer en profondeur le sens et la qualité
de la vie.
Pourquoi donc vivons-‑nous ? Que voulons-nous
réaliser ? Comment pouvons-nous insuffler une âme à notre existence ?
Toutes ces questions doivent être franchement posées, donner lieu à des réponses
et être suivies d’un engagement réel.
Toute une revalorisation de la vie quotidienne s’impose.
Nous garnissons notre table de mets qui vont servir de supports matériels à
nos prières. La pomme trempée dans le miel n’a certes pas le pouvoir magique
de provoquer une année douce ; mais elle contribue à nous détacher du sens
strictement positif des objets et à nous rappeler que la douceur physique n’est
qu’un des aspects de la prière que nous formulons.
Kippour, ce jour où l’on se dédit totalement de toute jouissance
matérielle, est le jour le plus riche de l’année. Et pourtant, il ne s’agit
pas de s’y perdre dans une contemplation pieuse et détachée. Tout notre comportement
doit y être revu, sinon - cela va sans dire -il ne méritera pas son nom de “jour
du pardon”.
Et puis viendront les jours heureux de Soukoth
où l’on dédaignera l’attachement maladif à notre bien-être et à notre “stabilité”
matériels et où, en ce commencement de la saison des pluies, on passera huit
jours dans des cabanes. Ces cabanes seront couvertes de déchets agricoles :
le fait d’avoir senti l’absurdité de s’attacher à l’écorce et de laisser tomber
le fond, doit nous protéger de nouvelles erreurs de ce genre. Nous saisissons
le loulav et nous l’agitons de l’intérieur vers l’extérieur dans tous
les sens. Cela pour bien montrer que toute action doit débuter de l’homme et
déboucher vers le monde, et non pas l’inverse.
Et à Sim’hath Torah, nous contournerons la bima
avec les rouleaux de la Torah pour faire un vrai mur de feu autour de nous.
Plus jamais ne nous laisserons‑nous assaillir par l’aspect purement utilitaire
du monde.
Tichri est
donc loin d’être la période du retrait pieux et stérile de la vie. C’est au
contraire le mois où toute notre personne aura de nouveau retrouvé l’origine
et le sens de la vie. C’est littéralement la tête de l’année.