Plusieurs milliers de Marranos et d'autres juifs persécutés ne lui donnaient pas d'autre nom que " Notre Ange.
Il est peu de personnes
dans l'histoire juive, particulièrement au Moyen Age, qui jouèrent
un rôle aussi élevé spirituellement, et en même temps
aussi profitable pour leurs frères, que la noble dame juive Donna Gracia.
Les légendes qui
se formèrent autour de cette figure peu commune sont innombrables. Mais
les faits, loin de les contredire, ou même de les ramener à des
dimensions plus raisonnables, prouvent au contraire qu'on est en présence
d'une personnalité extraordinaire. Plusieurs milliers de Marranos et
d'autres juifs persécutés ne lui donnaient pas d'autre nom que
" Notre Ange".
Donna Gracia est née
au Portugal au début du 16ème siècle d'une famille de nobles,
les Benveniste, qui avaient fui l'Espagne au début de l'Inquisition.
Fort riche elle-même, elle avait épousé Francisco Mendez-Nassi
dont la fortune était encore plus considérable que la sienne.
Il possédait une banque, l'une des plus importantes du monde, et dont
l'activité s'étendait bien au-delà des frontières
du pays.
Il ne vécut pas longtemps.
A sa mort, Donna Gracia décide de quitter le Portugal; elle emmène
Reyna, son unique enfant, et quelques membres de sa famille. Le bras de la puissante
Inquisition commençait à s'appesantir au-delà de l'Espagne
où déjà la vie devenait intolérable aux Marranos.
C'étaient, vous le
savez, les Juifs qui, comme Donna Gracia, demeuraient secrètement fidèles
à la foi de leurs pères, tout en donnant le change par une apparente
adhésion à l'Eglise catholique, en attendant de pouvoir un jour
fuir l'oppression.
LA FUITE A ANVERS
Bonne juive, elle haïssait chaque moment où elle devait dissimuler ses véritables sentiments.
L'abandon d'une partie importante
de sa fortune n'arrêta pas Donna Gracia. Elle alla à Anvers où
son beau-frère Diego dirigeait la branche de la banque des Mendez-Nassi
dont l'importance était telle qu'il entretenait des relations suivies
avec la plupart des cours d'Europe.
A l'époque, beaucoup
d'autres Marranos arrivaient dans la capitale flamande en vue de s'y établir.
Mais même là, l'Inquisition ne tarda pas à les rejoindre.
Si bien que, eux qui avaient fui leur pays pour recouvrer leur liberté
perdue, se virent contraints de redoubler de précautions afin de paraître
encore plus chrétiens qu'en Espagne même et en Portugal.
Donna Gracia (ou Béatrice
de Lune, selon le nom adopté en tant que prétendue catholique)
fut une femme dont la beauté n'avait d'égale que sa culture et
sa richesse. Elle était hautement respectée des nobles et des
personnages du rang le plus élevé, de France, des Flandres et
des autres pays avec lesquels les établissements Mendez-Nassi entretenaient
des rapports d'affaires. Mais porter le masque lui pesait. Bonne juive, elle
haïssait chaque moment où elle devait dissimuler ses véritables
sentiments.
Un nouveau départ
s'imposa. Un pays libre lui devenait indispensable, surtout après la
mort de son beau frère. Elle commença les préparatifs avec
précaution. L'Empereur Charles V, soupçonnant que quelque chose
se tramait, décida de saisir la fortune de la noble dame. Mais celle-ci,
le gagnant de vitesse, réussit à quitter Anvers en 1549 avec sa
fille, sa sur devenue veuve, et sa nièce. Elle emportait avec elle
le plus clair de ses biens.
LA VILLE DES DOGES
Le groupé se dirigea
vers Venise ; de nombreux bateaux en partaient régulièrement vers
des contrées lointaines où les juifs n'avaient rien à craindre
et pouvaient vivre ouvertement selon leur foi.
Suivant l'exemple de son
neveu, le célèbre Don Joseph Nassi qui, ayant cherché refuge
en Turquie, était devenu ministre du Sultan, c'est-à-dire l'un
des hommes les plus influents d'Europe, Donna Gracia décida de se rendre
à Constantinople. Mais elle devait-connaître encore quelques années
d'inquiétude avant de pouvoir réaliser son projet, retrouver sa
liberté et rentrer en possession de son immense fortune, dont, nous le
verrons tout à l'heure, elle devait être dépouillée
pour quelque temps. Voici comment les choses se passèrent.
Le roi de France, instrument
docile entre les mains de l'Église, était très irrité
de cette fuite d'Anvers, d'autant plus qu'elle concernait aussi bien la personne
de Donna Gracia que ses biens qui, de ce fait, échappaient à sa
convoitise. A son instigation - des imprudences commises par un. parent qui
faisait partie du petit groupe de réfugiés y aidèrent -
le gouvernement de Venise décida de mettre en prison la noble dame et
sa famille, et confisqua tous leurs biens avant quelles pussent s'embarquer
à destination de la Turquie.
DERNIÈRE ÉTAPE
: LA TURQUIE
Elle ne tarde pas à devenir le centre de l'aide mondiale aux Marranos et aux juifs en butte aux persécutions de toutes sortes.
C'est alors que Don Joseph
Nassi intervint, usant de sa grande influence auprès du Sultan. Ce fut
chose facile ; ce dernier n'attendait qu'un prétexte : depuis quelque
temps la concurrence des marchands de Venise gênait sa politique.
Un émissaire spécial
partit pour la République des Doges avec pour mission de présenter
une requête pleine de fermeté demandant la libération de
la dame Marrano et la restitution de sa fortune.
Négociations et menaces
de guerre alternèrent; elles durèrent deux ans avant que le Sultan
n'obtînt satisfaction. Donna Gracia est enfin relâchée. Elle
s'installe avec sa fille pour quelques mois à Ferrare, où toutes
deux reviennent ouvertement à la pratique de la religion juive.
En 1552 elle finit par s'établir
à Constantinople. Là, elle ne tarde pas à devenir le centre
de l'aide mondiale aux Marranos et aux juifs en butte aux persécutions
de toutes sortes. Son argent ne servait plus désormais seulement aux
affaires, mais aussi à payer les faveurs des princes et: à faire
ouvrir le plus possible de portes aux persécutés.
Elle encouragea la culture
juive, et les poètes le lui rendirent en chantant dans de longs poèmes
les efforts qu'elle ne cessa de prodiguer pour venir en aide aux Juifs du monde
en cette époque si troublée. Et ils n'eurent pas besoin d'exagérer
ses mérites ; car Donna Gracia fit édifier des Synagogues, fondit
des Yéchivoth et des bibliothèques, et soutint, par tous les moyens,
érudits et étudiants en Torah.
Elle aida des centaines
de Marranos à s'établir dans leurs pays d'adoption, et fit tout
ce qu'elle put afin de les mettre en mesure de revenir à la pratique
ouverte de leur foi.
Sa fille épousa son
propre cousin Don Joseph Nassi ce qui, de surcroît, évita la dispersion
de la fortune familiale. Malheureusement, plus tard, le Sultan donna à
sa politique un cours différent ; la situation des juifs, se détériora
en Turquie, et bientôt elle devint aussi dramatique que dans les pays
contaminés par l'Inquisition. La plus grande partie de la fortune des
Mendez-Nassi fut confisquée.
Des tableaux, des médailles
et, par-dessus tout, des communautés entières préservèrent
le souvenir de cette bienfaitrice de génie.
" Quiconque entreprend
de raconter les nobles actions et les rares vertus de Donna Gracia "
écrivait un érudit contemporain, Rabbi Isaac Abohab, " devra
écrire des volumes s'il veut lui rendre justice ".