Roch Hachana est la seule fête du calendrier qui ne soit pas explicitement reliée à une dimension commémorative.

Pessah rappelle la sortie d’Egypte, Souccot les pérégrinations du peuple d’Israël dans le désert et leur vie sous les cabanes, Chavouoth, le don de la Thora etc… Roch Hachana serait plutôt à envisager comme fête du retour à soi et d’un retour sur les évènements de l’année écoulée. Elle est remémoration plus que commémoration et pourrait s’appeler fête de la conscience, toute entière concentrée sur cet extraordinaire révélateur de la grandeur humaine : le pouvoir de se dire, le pouvoir de dire JE.

Roch Hachana nous demande, en première instance, de faire le point sur nous-mêmes, dans l’intimité de nos êtres, sans complaisance ni faux semblant.

Pour la tradition juive, l’année marque les limites mémorielles de l’homme, comme si au-delà les choses devenaient plus floues, plus incertaines, moins prégnantes.

Il est intéressant de noter que ce bilan ne s’effectue pas, comme on pourrait s’y attendre, le dernier jour de l’année, mais le premier jour de l’année qui s’en vient. Cette conscience qui tente d’assumer le passé se pose également comme une démarche vers l’avenir. Appuyée sur le passé, elle est en même temps  toute tendue vers demain dans une dynamique qui la place d’emblée vers le devenir et le projet. L’examen de conscience auquel nous invite Roch Hachana n’est pas enfermement dans la résignation culpabilisante et stérile, mais action vers le changement et le possible, engagement vers la vie.

Dans la liturgie de Roch Hachana, le mot vie est récurrent. « Ecris-nous dans le livre de la vie ! » Le retour à soi s’inscrit résolument dans le projet de vivre.

 

 

 

Mais cette aspiration ne serait que l’expression d’un instinct de conservation si elle n’était pas accompagnée du désir de s’améliorer dans une vie qui mérite réellement le nom de vie. Pour cela, elle doit avant tout s’inscrire dans la responsabilité pour autrui. Si l’immense majorité de nos prières sont écrites à la première personne du pluriel, ce n’est pas simplement parce que le NOUS qui les caractérise m’inclut évidemment, mais parce que le JE qui dit NOUS n’est pas à égalité avec les autres. Dire NOUS ce n’est pas simplement dire MOI et TOI, MOI et EUX, MOI et VOUS à égalité. Dans le champ de l’éthique et de la responsabilité, dans le champ d’une vie qui se veut vie plus haute et plus intensément vécue, NOUS c’est moi plus que VOUS. Le MOI doit entre autres répondre pour ceux qui n’ont pas de voix, ceux dont la voix ne compte pas. « Fais le au nom de la veuve, de l’orphelin, de l’indigent, de celui qui souffre, de celui qui n’a plus de voix. »

Par delà l’aspect éminemment éthique de cette exigence se dessinent les contours de la foi et du rapport avec D-ieu. Pour le judaisme, D-ieu ne peut régner ici-bas que par l’entremise d’un ordre éthique où un être se sent responsable pour autrui et répond de lui. D’une certaine façon le monde se justifie par le désintéressement, quand l’homme s’extrait de soi pour agir avec l’autre, pour l’autre.

Lorsque le Talmud s’évertue à donner à la fête de Roch Hachana une dimension commémorative, il ne la représente pas moins que comme fête anniversaire de la création du monde. N’est-ce  pas justement pour nous dire que c’est dans le souci éthique de la responsabilité, dans le retour introspectif à soi et projectif vers le monde et son devenir que le monde  peut perdurer ?

Lorsque nous disons : « Aujourd’hui le monde est jugé ! » cela ne revient-il pas à dire : « Aujourd’hui, je dois m’engager ! »

Mais comment se mettent  concrètement en place les modalités de cette responsabilité dans ce qui pourrait être perçu de prime abord comme une introspection autosuffisante et égotiste ?

 

 

Roch Hachana est appelée dans le texte biblique : YOM TEROUA : « Le septième mois… un jour de sonnerie sera pour vous. » (Nombres : 29 :1) La Thora fait ici référence à la sonnerie du choffar. Les Sages ont quant à eux institué dans la liturgie l’appellation : YOM HAZIKARON, jour du souvenir : « Et dans ton amour pour nous… Tu nous as donné le jour de la fête du souvenir. »

Cette différence dans la façon de nommer la fête de Roch Hachana peut s’expliquer de la façon suivante : le texte biblique, texte de la loi, se concentre sur le commandement et donc sur ce qu’il y a lieu de faire concrètement en ce jour de fête. Or, le commandement central est la sonnerie du choffar ; il est donc naturel que l’appellation retenue par le texte biblique soit : YOM TEROUA, jour de la sonnerie. Les sages quant à eux se concentrent dans l’ordre de la prière sur la dimension humaine,  celle qui consiste à nous faire rappeler qui nous sommes et quelle est la source première de laquelle tout procède et dont nous dépendons : la bonté d’Hachem. Il est donc logique qu’ils l’aient nommée YOM HAZIKARON, jour du souvenir.

Il y a pourtant un moment  dans l’ordre minutieux des prières où les deux appellations sont exprimées en même temps : « Tu nous as donné le jour du souvenir, jour sanctifié, jour de la sonnerie. »
Nos commentateurs expliquent que la juxtaposition des termes sonnerie (TEROUA) et souvenir (ZIKARON) vient nous enseigner que les deux réalités qu’ils recouvrent sont en réalité intimement liées.
En effet, la notion de TEROUA contient en elle l’idée d’éveil et de réveil. TEROUA peut se lire également : TEOURA : réveil de l’être et de la conscience. En d’autres termes, pas de souvenir sans éveil  de la conscience. Conscience et souvenir, sonnerie et Zikaron sont les deux facettes  qui corrélativement rendent possible une démarche de transformation de l’être  vers la responsabilité. Cette démarche ne saurait s’initier sans retour non seulement au passé de l’expérience, mais aussi aux valeurs qui fondent la prise de conscience ; c’est le rôle du ZIKARON ; et sans une interpellation morale venue des profondeurs de l’être symbolisée par la TEROUA.
 

Sans doute, convient-il de préciser le sens du mot « éveil » pour mieux saisir les possibilités  du ZIKARON. Il semble que l’éveil dont il est question à Roch Hachana soit un éveil spirituel : il s’agirait de sortir autant que possible d’une certaine léthargie induite par la routine, le confort intellectuel et l’autosatisfaction. Seule la remise en question provoquée par l’expérience toujours imprévisible de la relation à autrui et la recherche exigeante d’un  savoir authentique peut provoquer un vrai bouleversement de nos repères rassurants et insidieusement soporifiques.   L’étude et la responsabilité pour autrui sont les aiguillons de l’éveil à quelque chose d’autre,  quelque chose de propice au souvenir de ce qui nous fait et de ce que nous sommes.
 

Ce que les notions de TEROUA et de ZIKARON, réveil et souvenir, viennent nous dire, c’est que rien n’est condamné à rester figé, que tout être à la possibilité d’être bouleversé et ce malgré les épreuves et les errements quels qu’ils soient.
 

Les sonneries du choffar se répartissent de la façon suivante :
-    un son long : la tékia
-    des sons entrecoupés : chévarim
-    des sons saccadés : téroua
-    un son long : tékia
 

Les sonneries sont ainsi construites : elle partent d’une plénitude, passe par des ruptures plus ou moins  morcelées  pour revenir à une plénitude finale.

La tékia de départ rappelle à l’homme son unité et sa sainteté originelles, celle de la clôture, son horizon d’être, ce vers quoi doivent tendre ses aspirations. Les ruptures et les cassures de l’entre deux n’empêchent rien : quels que soient les épreuves de morcellement et d’éparpillement de l’être, si l’homme est capable de se souvenir de sa grandeur première, de ses fondements, la démarche vers la plénitude reste possible.
 

L’association de la sonnerie et du souvenir nous rappelle que l’homme est par définition un être perfectible dont la grandeur est de devenir. Mais si à Roch Hachana, le réveil centralise toutes les problématiques, en incarne les enjeux fondamentaux, c’est parce qu’il ne suffit pas de laisser devenir le devenir, mais par ses efforts et son labeur, aider un certain avenir à advenir.