De retour sur la terre de ses ancêtres, Jacob retrouve son frère Esaü dans un climat de concorde. La veille de leurs retrouvailles, le patriarche combat avec succès un être céleste qui donne à Jacob le nom d’Israël.
Dina, la fille de Jacob, est violée par les habitants de Sichem. Simon et Lévi se vengent violemment.
Sur ordre divin, le patriarche part s’installer à Beth-El où il érige un autel en l’honneur de son Créateur. La paracha s’achève sur la généalogie d’Esaü.
La seule chose que je sais, c’est que je ne sais pas.
Socrate
Mieux vaut comprendre peu que comprendre mal.
Anatole France
Je ne sais pas...
Tous les commentateurs juifs de la Tora partent du principe suivant : chaque mot, chaque verset, chaque précision donnée dans le récit biblique a son importance et véhicule un enseignement. C’est pourquoi chaque redondance, chaque tournure de phrase inattendue, chaque anomalie orthographique, chaque élément du récit en apparence superflu etc... sont considérés comme des points d’ancrage d’un sous-entendu faisant sens ou d’une leçon morale. C’est pourquoi, du Midrash et du Talmud aux commentateurs modernes, chaque verset est lu de très près, et chaque lettre, chaque mot, chaque phrase sont décortiquées et analysés en profondeur.
Le « champion » de cette méthode de « lecture attentive » est sans conteste le célèbre Rachi (Acronyme de Rabbi Chlomo Its’haki, 1040-1105, rabbin à Troyes en France. Commentateur de la Bible et du Talmud). Dès qu’une question se pose sur le sens d’une expression surprenante ou d’un détail apparemment inutile, le réflexe du lecteur biblique averti est de se demander « Mais que dit Rachi ? ». C’est pourquoi le commentaire de Rachi est publié sous le texte biblique, dans toutes les éditions classiques du Pentateuque en hébreu.
Rachi n'hésite pas à avouer son ignorance, alors qu'il aurait pu passer sous silence la question.
Dans notre paracha, au moment où Dieu se révèle à nouveau à Jacob pour lui renouveler la promesse que cette terre sera donnée à sa descendance, le texte dit (Genèse 25, 13 et 14) : « Dieu s’éleva au dessus de lui à l’endroit où Il lui avait parlé. Jacob dressa un monument à l’endroit où Il lui avait parlé (...)». Que vient nous apprendre la répétition de l’expression « à l’endroit où Il lui avait parlé » ? Voilà typiquement le genre de question qui donne d’ordinaire à Rachi l’occasion d’un commentaire judicieux, témoignant de l’importance de chaque élément du récit biblique.
Mais en l’occurrence, le grand exégète se contente ici des mots suivants : « Je ne sais pas ce que cela vient nous enseigner ». Quelle leçon ! Quelle humilité et quelle honnêteté... Rachi, qui ne commente pas forcément tous les versets, aurait pu passer sous silence son ignorance. Mais il n’hésite pas à attirer l’attention de son lecteur sur le fait qu’une question se pose, tout en admettant que lui-même n’a guère trouvé de réponse satisfaisante.
A plusieurs reprises, dans son commentaire sur la Bible comme dans celui du Talmud, Rachi avoue qu’il ignore l’explication de telle ou telle difficulté, illustrant à merveille l’invitation des sages babyloniens : « Exerce ta langue à dire : Je ne sais pas » (traité Derekh Erets zouta, 3).
Cette honnêteté intellectuelle est le propre de tous les grands maîtres. Dans notre paracha, d’ailleurs, un autre commentateur classique, le Ramban (acronyme de Rabbi Moché ben Na’hman, 1194-1270, rabbin et médecin espagnol), n’hésite pas non plus à partager avec les lecteurs de son œuvre ses incertitudes. A propos du verset dans lequel Dieu dit à Jacob « monte à Beth-El et demeure là-bas » (Genèse 25,1), Ramban avoue : « Je ne sais pas pour quelle raison » l’ordre est donné au patriarche de rester à cet endroit.
Bien sûr, les « je ne sais pas » d’un Rachi ou d’un Ramban ont été considérés par les commentateurs postérieurs comme des invitations, voire des défis, et nombreux sont ceux qui ont proposé des réponses aux questions laissées en suspens. Mais ce que nous voulons surtout retenir pour notre part, c’est la grandeur du « je ne sais pas » qui, outre le témoignage d’humilité qu’il constitue, est une invitation à la rigueur intellectuelle : il faut avouer son ignorance plutôt que se contenter d’une réponse « bancale ».
Le rabbin qui n’a pas réponse à tout
L’anecdote raconte que quand Rabbi Yossef Dov Soloveitchik (1820-1892, auteur du Beth haLévy) fut nommé rabbin de la prestigieuse communauté de Brisk (Lituanie), ses fidèles furent fort surpris : dès le premier jour, on lui posa de nombreuses questions touchant à la loi juive ou à l’exégèse. Mais à toutes ces questions, il répondait systématiquement « Je ne sais pas ». La déception fut grande parmi les responsables communautaires qui finirent par se demander s’ils avaient fait le bon choix. Pourtant, ce sage avait la réputation d’être un puits de science et les questions posées n’étaient pas si ardues... Ils prirent rendez-vous avec le rabbin. Ce dernier, qui savait bien le pourquoi de leur visite, leur sourit en disant : « N’ayez crainte, je vous promets que désormais les questions posées trouveront une réponse. Mais je voulais, dès le début de mon mandat, habituer les fidèles à concevoir que même le guide spirituel de la communauté n’a pas toujours réponse à tout. Et pour moi aussi, il importait que je commence par répondre ‘je ne sais pas’ même à des questions faciles pour ne pas hésiter, par la suite, à donner la même réponse si effectivement je ne trouvais pas de solution, plutôt que de proposer, par orgueil, une réponse qui ne soit pas parfaitement juste... ».
On raconte que quand le fondateur du hassidisme, Rabbi Israël Baal Chem Tov (1698-1780) se préoccupa du mariage de sa fille, on lui parla d’un jeune érudit qui avait les qualités requises pour devenir son gendre. Il envoya l’un de ses proches se renseigner sur le compte du jeune homme. Il revint et dit : « Je suis un peu surpris car à toutes les questions que je lui ai posées, il s’est contenté de répondre ‘je ne sais pas’ ou ‘je l’ignore’... ». Le Baal Chem Tov s’adressa alors ainsi à sa fille : «Quelle sagesse ! Voilà l’homme qu’il nous faut... Mazal Tov ! ».
Le prix de la vérité
En hébreu, le complément d’objet direct d’un verbe est souvent précédé de la particule « ète » qui ne peut pas être traduite en français. Par exemple, on dira « je mange ète la pomme » (ani okhel ète hatapoua’h). Même si cette particule n’a a priori qu’une fonction grammaticale, les sages du Midrash et du Talmud considèrent – partant du principe évoqué plus haut et selon lequel chaque mot de la Tora véhicule un enseignement- que chaque ète doit être commenté. Le principe retenu est le suivant : dès qu’on trouve la particule en question, c’est pour inclure quelque chose de plus que le complément d’objet direct cité. Par exemple, le premier verset de la Tora dit : « Au commencement Dieu créa ète le ciel et ète la terre » (Genèse 1,1). Et les sages expliquent que le ciel et la terre ont été crées avec tout ce qu’ils renferment et qui est évoqué allusivement par les deux particules ète. Plus loin, décrivant la naissance de Caïn et d’Abel, les enfants du couple originel, la Tora dit qu’Eve « enfanta ète Caïn (...) puis ète Abel » (id. 4, 1 et 2). La particule ète, expliquent les sages, signifie que chacun des deux frères est né accompagné d’une sœur jumelle (ce qui résout la question classique des descendants des enfants d’Adam et Eve : leur naissance a été rendue possible par la présence de femmes dont l’apparition est en allusion via la particule ète).
Venons-en à ce qui nous intéresse : le Talmud (traite Péssa’him p.22b) raconte qu’un maître du nom de Chimon d’Amsouni avait interprété tous les ète de la Tora (sacrée prouesse car ce terme apparaît des milliers de fois...). Tous ses enseignements étaient transmis au fur et à mesure à ses disciples. Mais un jour, il se heurta à un problème de taille. Parlant du respect dû au Créateur, un verset dit « Tu craindras ète ton Dieu » (Deutéronome 10, 20). Le sage se dit que sa théorie (donnant un sens à tous les ète) était en réalité erronée : car qui craindre aux côtés de Dieu ? Il réunit donc ses élèves et il annonça courageusement que tout ce qu’il avait précédemment enseigné était finalement sans valeur. « Mais que deviendront tous ces ète interprétés ? » Interrogèrent les élèves ? « De même que je serai récompensé pour ces interprétations, je serai récompensé pour m’abstenir maintenant », expliqua-t-il.
Voilà un maître digne, qui ose, par amour de la vérité, remettre en question l’œuvre de toute une vie !
Mais le récit talmudique poursuit en racontant que Rabbi Akiva, justement impressionné par la grandeur de Chimon d’Amsouni, eut l’idée d’interpréter ainsi le verset : « Tu craindras ète ton Dieu, cela inclut les disciples des sages » qui doivent être respectés autant que Dieu, étant dépositaires de la parole divine. D’après les commentateurs du Talmud, si Rabbi Akiva a trouvé une explication à laquelle Chimon d’Amsouni n’avait point songé, c’est justement parce qu’il a été extrêmement touché par cet amour indéfectible de la vérité, caractérisant les vrais maîtres et justifiant le respect qui leur est dû...
A partir de l’aveu d’ignorance du grand Rachi à propos la signification d’un passage de notre paracha, nous avons réfléchi à l’exigeante quête de vérité qui caractérise les gens sages et intellectuellement honnêtes et qui demande humilité et sacrifices : il faut apprendre à dire « je ne sais pas » et parfois même mettre en cause nos certitudes si elles s’avèrent être sans fondement. « Seule la modestie conduit à la vérité » disait le Rabbi de Kotzk...