Fuyant la vengeance de son frère, Jacob quitte la maison de ses parents. En chemin, il se repose et fait un rêve prophétique : il voit une échelle reliant le ciel et la terre et des anges qui y montent et y descendent. Dieu promet au patriarche qu’il sera avec lui dans les épreuves à venir en terre étrangère. Jacob arrive chez Lavan, son oncle, et travaille sept années pour obtenir la main de sa fille cadette, Rachel. Mais Lavan trompe son gendre en lui donnant la main de Léa, son aînée. Jacob travaille sept ans de plus chez Lavan pour enfin épouser Rachel. Avec ses deux épouses et leurs servantes, Jacob engendre onze garçons (qui seront, avec le douzième frère qui naîtra bientôt, à l’origine des tribus d’Israël) et une fille. Il travaille avec acharnement encore quelques années au service de son oncle et beau-père.
Au bout de vingt ans, Jacob et sa famille quittent Lavan et prennent la route du retour vers la terre natale du patriarche.
Il faut considérer tous les maux en tenant compte de la part de bien qu’ils renferment.
Daniel Defoe
Une paracha « compacte »
Dans le rouleau de la Tora, il y a entre les différentes parachiot et à l’intérieur de chacune d’entre-elles des passages à la ligne ou des espaces entre les différents moments du récit. Ces « respirations » donnent au récit un rythme précis. Mais les commentateurs ont remarqué que, de manière tout à fait exceptionnelle, la paracha de Vayétsé constitue un bloc compact : les versets se suivent sans la moindre coupure ni le moindre passage à la ligne. C’est ce que l’on appelle une paracha « fermée » (stouma).
Rabbi Yaakov ben Acher (1270-1340, décisionnaire et commentateur allemand, surnommé le Baal haTourim) explique cette particularité de manière astucieuse : Jacob a quitté la maison de ses parents dans le plus grand secret, à l’insu d’Esaü. Le caractère « fermé » du texte qui conte sa secrète fuite, constituant comme un « voile », témoignerait de cette discrétion.
On peut aussi imaginer que l’absence de toute « respiration » dans le récit des années de labeur de Jacob chez son oncle aurait pour but de rappeler le zèle du patriarche qui dut travailler « sans jamais faire de pause » durant des années, au service d’un patron fort exigeant... «le sommeil fuyait mes yeux » dit Jacob en parlant de son ardeur au travail. (Ce commentaire m’a été soufflé par mon ami M. Joseph Bohbot).
Rabbi ‘Haïm Touitou (1912-1986, rabbin tunisien, prédicateur de talent), propose pour sa part, une autre explication : Le lecteur de la Tora serait tenté de s’inquiéter du sort de Jacob, ce juste menacé de mort par son frère et obligé de quitter sa terre natale. Ce n’est qu’à l’issue de notre paracha que l’on réalise que parfois d’un mal peut sortir un bien car cette fuite donnera au final l’occasion au patriarche de rencontrer Rachel et Léa, de construire sa famille et d’être à l’origine du peuple d’Israël. En ne marquant aucune pause entre la malheureuse fuite de Jacob et son retour comblé, la Tora viendrait nous apprendre à ne pas porter de jugement trop hâtif sur les événements : Patience ! Il faut attendre la suite du récit pour voir comment une situation en apparence désastreuse peut être paradoxalement à l’origine d’un événement salutaire ou du moins positif.
Attendre la fin pour relativiser les débuts difficiles
Rabbi ‘Haïm Touitou illustre cette invitation à la circonspection par une anecdote talmudique connue (traité Bérakhot, p.60a), à propos de Rabbi Akiva (sage de l’époque de la Michna) : Ce dernier était en voyage. « Arrivant dans une certaine ville, il demanda à être hébergé. Mais personne ne lui offrît le gîte. Il se dit : ‘tout ce qui m’arrive, c’est pour mon bien’. Il alla dormir dans les champs avec son coq (qui lui servait de réveil), son âne et sa lanterne. Le vent souffla et éteignit sa lanterne. Un chat vint et dévora son coq. Un lion vint et dévora l’âne. Il dit : ‘tout ce qui m’arrive est pour le bien’. Cette même nuit, l’armée (romaine) attaqua la ville. ». Et Rachi précise : « Si la lanterne avait été allumée, les soldats l’aurait remarquée. De même si l’âne avait brai ou le coq chanté, Rabbi Akiva aurait été capturé ».
En portant un jugement hâtif sur les premiers événements relatés (l’absence de place dans l’auberge, la mort du coq etc...), nous aurions cru le sage victime d’une malchance acharnée. Mais si l’on prend du recul sur les événements et qu’on « attend la suite » (comme dans notre paracha où l’absence de coupure nous oblige à découvrir sans attendre la conclusion heureuse des mésaventures de Jacob), les événements apparaissent sous un tout autre jour.
Il faut parfois attendre « la suite des événements » pour porter un jugement définitif sur une situation donnée.
L’expérience de la vie nous apprend à ne pas trop vite conclure à la catastrophe face à une épreuve difficile. Winston Churchill (1874-1965, homme d'État britannique) écrit à ce propos : « Il ne faut jamais oublier que lorsqu’un malheur survient, il est tout à fait possible qu’il vous préserve d’un malheur bien plus grand, et que lorsque vous commettez une grave erreur, elle peut fort bien s’avérer plus bénéfique que la décision la plus avisée ». Il en fit lui-même plusieurs fois l’expérience : à son arrivée en Inde au début d’octobre 1896, alors sous-lieutenant, il s’était démis l’épaule droite. Deux ans plus tard, lors de la charge de la cavalerie d’Omdurman, cette douloureuse invalidité l’empêchait encore de tenir une lance, qu’il avait donc remplacée par un pistolet automatique qui lui sauva la vie. Evoquant ses expériences personnelles, il écrit encore : « Vous mettant en route le matin, vous oubliez vos allumettes ; au bout de cent mètres, vous faites demi-tour pour aller les chercher, évitant ainsi l’obus qui a parcouru quinze kilomètres pour vous rencontrer. Vous restez en arrière une demi-minute de plus pour présenter vos respects à un officier étranger qui est arrivé à l’improviste ; un autre homme prend votre place dans le boyau de communication. Boum ! Il est mort. ».
Lorsque Sigmund Freud (1856-1939) fut inquiété par la Gestapo, il quitta Vienne et trouva refuge à Londres, en 1938. Arrivant devant sa magnifique demeure londonienne, il s’écria « Heil Hitler ! ». Avec cet humour juif glacial propre à l’inventeur de la psychanalyse, il voulait exprimer le fait que d’un mal peut malgré tout émerger un bien.
Paradoxalement, les difficultés de la vie, certes douloureuses sur le moment, génèrent donc souvent in fine des bienfaits. « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » disait d’ailleurs F.Nietzsche. Il faudrait donc, en théorie, aimer et apprécier notre malheur ! C’est en tout cas ce qu’enseigne audacieusement Rabbi Abraham Yaakov de Sadigora (1819-1883, maître hassidique, fils de Rabbi Israël de Ruzhin) en relisant le célèbre verset « (...) tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19,18). En hébreu, le mot « prochain » (réa) s’écrit exactement comme le mot « mal » (ra), ce qui suggère à ce maître la surprenante relecture suivante : « Tu aimeras ton malheur comme toi-même » ! (Cf. Divré Issakhar sur Béchala’h).
Le fait que cette paracha soit compacte, sans la moindre « respiration », doit nous obliger à ne pas nous inquiéter du sort de Jacob (qui fuit son frère) avant d’avoir découvert la suite heureuse des événements (la naissance du peuple d’Israël). S’il n’avait pas connu de telles mésaventures avec Esaü, la rencontre avec Léa et Rachel n’aurait hélas peut-être jamais eu lieu...
Il en va de même dans la vie : il faut parfois attendre « la suite des événements » pour porter un jugement définitif sur une situation donnée.