Lors des deux jours de Roch Hachana, la lecture synagogale de la Tora est consacrée à la naissance miraculeuse d’Isaac puis à sa « ligature » par son père Abraham, à qui Dieu interdit de lui sacrifier son fils.
Le choix de ces passages (Genèse 21 et 22) lors du nouvel an juif se justifie par le fait que la naissance d’Isaac aurait eu lieu à Roch Hachana (ce jour devenant dès lors celui de tous les espoirs mais aussi une invitation à la renaissance intérieure de chacun). De plus, le chofar qui retentit en ces jours solennels rappelle le bélier sacrifié à la place d’Isaac.
Entre ces deux textes, passant presque inaperçu, se situe un court passage qui fait pourtant sens en ce début d’année religieuse. C’est le récit qui narre l’alliance entre Abraham et le roi des Philistins. Ce texte est l’occasion de découvrir et de préciser la vision que le judaïsme se fait de la paix en une période où l’on formule des vœux pour une année de concorde entre les hommes et les peuples.
La Tora raconte : « (…) Avimélekh, accompagné de Pikhol, chef de son armée, dit à Abraham : ‘Dieu est avec toi dans tout ce que tu entreprends. Et maintenant, jure-moi par ce Dieu que tu ne seras infidèle ni à moi ni à mes enfants ni à mes petits-enfants ; que comme j’ai bien agi à ton égard, ainsi tu agiras envers moi et envers le pays où tu es venu séjourner’. Abraham répondit : ‘Je le jure’. Or Abraham avait fait des reproches à Avimélekh au sujet d’un puits dont les gens d’Avimélekh s’étaient emparés. Et Avimélekh avait répondu : ‘Je ne sais pas qui a commis cette action ; toi-même tu ne m’en avais pas parlé et je l’ignorais avant ce jour. Abraham prit du menu et du gros bétail qu’il remit à Avimélekh, et ils conclurent eux deux une alliance » (21, 22-27).
L'alliance de deux entités
L’alliance ne doit pas gommer les singularités mais lier deux individus qui conservent, au-delà du pacte, leurs spécificités.
Ce texte est surprenant car l’alliance consiste à se séparer. En effet, juste après ce pacte, chacun s’en retourne sur son territoire. Rappelons qu’en hébreu « contracter une alliance » se dit littéralement « trancher une alliance » (likhrot bérit). Paradoxalement, c’est un terme qui renvoie à la notion de séparation qui est utilisé pour signifier l’union. Car l’alliance ne doit pas gommer les singularités mais lier deux individus qui conservent, au-delà du pacte, leurs spécificités. Comme le dit le Rav Léon Askénazi (rabbin et intellectuel français, surnommé « Manitou », 1922-1996) : « L’alliance telle que l’Hébreu la conçoit, sépare les contractants comme étant des personnes distinctes, beaucoup plus qu’elle ne les relie ».
Le pacte est précédé de remontrances adressées par le patriarche à celui avec lequel il est question de se lier. Faire alliance, ce n’est donc pas faire des concessions, renoncer à dire ce qui est juste pour amadouer l’autre, mais, bien au contraire, s’autoriser à être entier et assoir le pacte sur la base du droit de chacun à être complètement (chlémout) lui-même. La remontrance, en l’occurrence, porte justement sur la reconnaissance de la propriété du patriarche sur le puits. Pas question de s’allier si la place de chacun n’est pas clarifiée. Commentant ce passage, le Midrash dit d’ailleurs : « Cela nous enseigne que la réprimande sincère conduit à la paix ». Le vivre-ensemble passe par un dialogue amical mais sans concessions.
Lors de la conclusion de l’alliance, Abraham s’engage en disant : « Je jure ». Au lieu d’employer le pronom personnel habituel, ani, le patriarche dit anokhi, terme plus imposant : un « je » plus affirmé, révélateur d’un ego plus marqué que le simple ani qui témoigne de l’humilité du sujet (ani est l’anagramme de aïn, « rien »… c’est le pronom de celui qui déclare : « je ne suis rien »). Au moment de l’alliance, Abraham affirme son statut de sujet autonome.
Le texte précise : « Ils contractèrent eux deux une alliance ». Il n’est pas dit « ensemble », mais « eux deux » (chénéhem). À nouveau, le texte biblique insiste sur le fait que leur pacte ne signifie pas le renoncement à leur identité propre : ils restent deux êtres distincts après l’alliance.
Le pacte entre Abraham et Avimélekh est conclu devant un puits. Le puits est d’ailleurs le lieu de très nombreuses scènes de rencontres ou d’alliance dans la Bible. Il est le symbole de prospérité, celle qui pousse le roi des Philistins à s’attirer les faveurs et la protection du patriarche à qui tout réussit. Mais le puits est aussi chargé d’une autre signification symbolique fondamentale que souligne le rabbin Élie Munk (1900-1981, rabbin français d’origine allemande, docteur en philosophie) : celle de l’autonomie, justement. « En revendiquant la propriété des puits qu’il a creusés, Abraham fait comprendre à son nouvel allié qu’il entend demeurer maître de sa ‘source d’eau vive’, c'est-à-dire de sa source d’inspiration. S’il a consenti à contracter un pacte avec un roi païen, celui-ci doit savoir que l’alliance concerne les relations politiques, mais ne comprend aucune espèce de communion sur le plan spirituel. Abraham considérait ce droit d’autonomie culturelle comme étant d’une importance telle qu’il tint à le confirmer solennellement vis-à-vis d’Avimélekh en lui offrant les sept brebis spécialement mises de côté. En les acceptant de sa main, Avimélekh attesta à Abraham le droit formel de ‘creuser sa propre source’ ».
Qu'est-ce que la paix?
Élargissons notre réflexion en parlant de la paix de manière plus générale. Qu’est-ce que la paix ? L’étymologie latine renvoie à pieu, ce pieu qui délimitait jadis les terres et qui symbolisait le respect de la propriété de chacun. Être en paix, c’est ne pas marcher sur les « plates bandes » de l’autre. Le mot est aussi à rapprocher de pagus, le carré de terre labourée (qui a donné le mot « paysan »), car si les limites des champs sont bien dessinées, déterminées, les voisins vivent en paix.
Quand chacun garde ses distances pour préserver sa singularité, sa collaboration avec les autres n’en est que plus appréciable.
Le terme hébraïque chalom, lui aussi, évoque le respect de l’intégrité (chlémout) physique et intellectuelle de l’autre. Dans la pensée juive, le chalom désigne tout sauf la fusion, le sacrifice de soi consenti à l’autre etc. La relation à autrui, le partage et l’échange ne sont possibles que si la rencontre part du postulat que chacun permettra à l’autre de rester lui-même sans exiger le renoncement à sa personnalité. Le mot chalom est l’anagramme de mochel, « le souverain ». La paix ne peut régner que dans la reconnaissance de la souveraineté et l’indépendance de l’autre.
Le Talmud consacre de nombreuses pages à la question du rêve et de son interprétation (voir par exemple le chapitre neuf du traité Bérakhot). Selon un enseignement talmudique, « celui qui rêve d’un fleuve ou d’une marmite peut espérer la paix » (traité Bérakhot, p.56b). Les commentateurs se sont interrogés sur le lien symbolique pouvant exister entre un fleuve ou une marmite et la notion de paix.
On retrouve dans leur analyse l’idée évoquée plus haut : la paix et l’harmonie nécessitent la clarification des rôles et statuts de chacun, loin de toute confusion. Le fleuve délimite clairement deux territoires, il crée une distance. La symbolique de la marmite est plus fine : le feu et l’eau se détruisent s’ils sont en contact direct. En revanche, une marmite permet au feu et à l’eau d’interagir. Il en va de même dans les rapports humains : paradoxalement, c’est la séparation (symbolisée par la marmite) qui permet à chaque élément de jouer son rôle, tandis qu’une trop grande proximité s’avère destructrice. Si l’on envisage l’action conjointe du feu et de l’eau pour cuire un met, on retrouve la même complémentarité rendue possible par la distance imposée par les parois de la marmite : en contact direct, le feu brûle la nourriture et l’eau la gâte. Mais par la médiation de la marmite, l’eau et le feu joignent leurs facultés pour cuire le met.
Autrement dit, quand chacun garde ses distances pour préserver sa singularité, sa collaboration avec les autres n’en est que plus appréciable.
Pour le judaïsme, la paix, que nous appelons de nos vœux pour cette année à petite et grande échelle, est conditionnée par la reconnaissance de la singularité de l’autre.
Une conception à laquelle font écho ces mots d’Oscar Wilde (1854-1900) :
« L’égoïsme n’est pas de vivre comme on le souhaite, c’est d’exiger des autres qu’ils vivent comme on le souhaite. Et l’altruisme, c’est de permettre aux autres de vivre à leur guise, sans se mêler de leurs choix. L’égoïste vise constamment à créer autour de lui une uniformité totale. L’altruiste considère qu’une diversité infinie est une merveille ; il l’accepte, l’approuve et s’y complaît. Ce n’est pas égoïste de penser par soi même. Qui ne pense pas par lui-même ne pense pas du tout. C’est grossièrement égoïste d’exiger de votre voisin qu’il pense comme vous et partage vos opinions. »