Ce n’est donc pas dans un esprit de vengeance que la Tora stigmatise Amalec, c’est plutôt pour nous mettre en garde contre de nouvelles attaques de sa part.
Ayant pris Assuérus
comme exemple (voir notre article "L'impérialisme d'Assuérus"),
nous avons analysé précédemment les rapports qu’Israël
a eus tout au long de son histoire avec les représentants de l’ordre
établi. Nous avons vu qu’au fond, l’attitude souvent hostile
de ceux-ci ne provenait pas d’une haine contre le Juif en tant que tel,
mais qu’elle était plutôt l’expression du souci de sauvegarder
un monopole politique et culturel.
Mais il y a un antagonisme
d’un tout autre ordre, un antagonisme qui tire son origine d’une haine
irraisonnée et illimitée visant l’être même du
Juif et son mode de vie. Aman, descendant d’Amalec, en est le prototype.
La Tora fait une nette distinction
entre ces deux genres d’ennemis. Alors qu’envers les premiers, elle
exige une grande tolérance (voir Deutéronome chap. 23, vers. 8),
face aux seconds, elle nous enjoint une opposition sans faiblesse (Exode chap. 17,
vers. 8-16, et Deutéronome chap. 25, vers. 17-19).
Quoique les Egyptiens nous
aient causé beaucoup plus de mal que les Amalécites, la Tora savait
qu’ils avaient agi par appréhension et jalousie plutôt que
par haine (Exode chap. 1, vers. 9-10). Quant aux Amalécites, ils
n’avaient aucun intérêt personnel à attaquer les Juifs ;
leur unique motif était de les anéantir ou tout au moins de rabaisser
leur prestige.
Nous remarquons la même
attitude originale chez nos Sages face à Laban et au Pharaon. Bien que
le premier ne soit pas parvenu à faire quoi que ce soit à Jacob,
il est considéré comme l’ennemi juré du peuple juif.
Quant au dernier, sous le régime duquel les Juifs ont énormément
souffert, on essaie en quelque sorte d’atténuer ses méfaits.
Cela ressort du passage suivant de la Hagada : “Réfléchis
donc à ce que Laban l’Araméen voulait faire à notre
père Jacob : le Pharaon ne prenait des mesures que contre les mâles
(ne voulant qu’affaiblir notre peuple), tandis que Laban voulait tout anéantir.”
Ce n’est donc pas dans
un esprit de vengeance que la Tora stigmatise Amalec, c’est plutôt
pour nous mettre en garde contre de nouvelles attaques de sa part.
Si le lecteur de la Bible
est étonné de la sévérité avec laquelle la
Tora juge Amalec, il le sera moins après avoir parcouru l’histoire
juive. La suite de drames vécus par notre peuple depuis le Moyen Age,
par exemple, et dont le plus tragique fut de notre génération,
nous montre que la Tora n’a en rien exagéré le danger d’Amalec.
Il semble que face à
la destinée extraordinaire d’Israël se développe aussi
un antagonisme hors pair. Et la Bible et l’histoire nous enseignent qu’il
est naïf et dangereux de le sous-estimer.
QUAND
ASSUERUS REMET SON ANNEAU A AMAN
Esther chap. 3, vers. 10-11 :
“Le roi ôta son anneau du doigt et le remit à Aman, fils de
Hamédèta, l’Agaghite, le persécuteur des Juifs. Et
le roi dit à Aman :Je t’abandonne à la fois l’argent
et cette nation dont tu feras ce que bon te semblera. ”
Nos Sages décèlent
dans la remise de l’anneau une signification symbolique (Meguila 14a).
C’est que, comme nous l’avons dit, l’antisémitisme proprement
dit, d’habitude, ne provient pas du gouvernement, mais d’une clique
d’hommes.
Cela les rend d’ailleurs,
dans un sens, doublement dangereux, car, ne portant pas la responsabilité
de la société, ils peuvent se permettre n’importe quoi (voir
Meguila 11).
Mais l’avantage
que détient cette situation est que, n’ayant pas le soutien du pouvoir
officiel, leurs attaques doivent souvent se limiter à des taquineries
sans grandes conséquences. Il en va autrement lorsque le gouvernement
se laisse séduire par les antisémites et leur donne les pleins pouvoirs
pour “résoudre la question juive”. C’est la conjoncture
la plus grave qu’il puisse y avoir pour nous.
C’est une situation
pareille qui revient dans la Meguila et nous en connaissons bien d’autres.
LES CALOMNIES
D'AMAN
Esther chap. 3, vers. 8 :
“Puis Aman dit au roi Assuérus : Il est une nation disséminée
et divisée parmi les autres nations dans toutes les provinces de ton
royaume ; ces gens ont des lois qui diffèrent de celles ci ;
quant aux lois du roi, il ne les observent pas et il n’est pas dans l’intérêt
du roi de les conserver.·”
Ce réquisitoire,
tel qu’il est écrit dans la Meguila, n’est sans doute pas complet ;
de toute probabilité, l’explication d’Aman fut plus longue.
Analysons pour notre part
la phrase que nous venons de citer ; elle est pleine de dédain et
de venin.
“Il est un peuple”
(je ne daigne même pas l’appeler par son nom) “dispersé”
(quelle sorte de peuple que celui-ci, dispersé partout !), “divisé”
(il n’y a aucune unité parmi ses membres) “parmi les autres
nations” (on les voit partout), “dans toutes les provinces
de ton royaume” (tu as la mainmise sur eux) ; “leurs lois
diffèrent de celles de toute autre nation” (ce sont des lois
irrationnelles qui démontrent la dégénérescence
de cette nation) ; “quant aux lois du roi, ils ne les observent
pas” (ils sont déloyaux à la couronne) “et le
roi n’a pas intérêt à les conserver” (ils
sont sans utilité pour le roi et la société).
Nos Sages expliquent qu’Aman
était un spécialiste de la médisance et de la calomnie,
et nous pouvons ajouter que les antisémites de tous temps l’ont
été.
La force fallacieuse de
la médisance réside dans le fait que l’homme risque de devenir
ce que ses médisants veulent faire de lui. Il suffit de propager une
langue défavorable sur une personne ou un groupe pour que la société
les considère comme tels. Et qui n’a pas remarqué qu’à
force d’être vu d’une certaine manière par les autres,
on commence à adopter effectivement le comportement qu’ils nous
attribuent.
Aussi devons-nous être
sur le qui-vive face à ce danger, et cela jusqu’à nos jours.
Notre histoire moderne,
avec ses réformes et ses rénovations, dénote à
notre avis une sensibilité exagérée aux critiques
injustifiées de nos détracteurs. Nos répliques, tout en
faisant souvent la surenchère sur la valeur du Juif, relèvent
plutôt fréquemment du complexe et de la faiblesse.
Plusieurs de nos rites et
coutumes sont calqués sur ceux de nos voisins. La bar mitsva,
fête de la majorité de l’adolescent (et de l’adolescente)
devient la “confirmation solennelle”, la synagogue sympathique et
dynamique, un “Temple” somptueux.
Le Juif essaye d’être
le super nationaliste, le super communiste...
On voit de jeunes Israélites
exceller dans toutes les connaissances, militer dans tous les mouvements, se
défendre d’être “les Juifs aux yeux bandés” ;
avoir l’esprit ouvert à tout, sauf à leur propre culture.
La tendance à vanter
le courage physique et les exploits militaires juifs provient, à notre
avis, plutôt de complexes que d’une réelle fierté.
LE DEFI
D'AMALEC
Le Midrach compare Amalec à un chien menaçant qu’un père montre à un fils récalcitrant pour lui faire peur.
Notre réaction
ne doit pourtant pas se limiter à l’imperturbabilité et à
la fermeté. La tradition orale enseigne que toute menace de l’extérieur
doit être considérée comme un rappel vers une vie intérieure
plus intense.
Nos ennemis n’auraient
notamment pas trouvé la force d’âme de vouloir nous détruire
s’ils n’avaient pas détecté en nous un certain relâchement.
Le Midrach compare Amalec
à un chien menaçant qu’un père montre à un
fils récalcitrant pour lui faire peur. Il précise, en outre, qu’Amalec
nous attaqua la première fois à l’endroit qui portait le
nom symbolique de Refidim, provenant de rafou yedeihem : leurs mains s’étaient
relâchées.
Cela signifie qu’Amalec
ne vient que lorsque Israël faiblit dans son attachement à la Tora.
Face au défi d’Amalec,
il ne suffit pas de se “montrer fier d’être juif”, il faut
surtout l’être authentiquement. C’est là l’arme
véritable qui garantit tant notre courage physique que notre dignité
morale.
LE SORT
D'AMAN
Quand Aman vit que le sort
était tombé sur le mois d’adar, expliquent nos Sages, il
en fut très réjoui. Cela confirmait parfaitement son idée.
Moïse, notamment, était mort en ce mois.
Du reste, le peuple juif
étant né en nissan (premier mois du calendrier, mois où
eut lieu la sortie d’Egypte), il était normal, selon ses vues superstitieuses,
que sa fin eût lieu en adar (dernier mois).
Chaque civilisation touche
à un certain moment à sa fin et, se disait Aman, le moment d’Israël
était venu. Aussi s’apprêtait il à lui porter le coup
de grâce.
Mais comme nous l’avons
dit, Israël fait exception à la règle, et précisément
chaque fois que sa fin semble proche, il reprend ses forces et recommence à
prospérer physiquement et spirituellement.
Nos Sages disent que, même
dans ses calculs, Aman s’était trompé ; c’est qu’au
mois d’adar, Moïse était également né. Ce qui
symbolise en quelque sorte qu’il n’y a jamais de fin à sa mission
et, en même temps qu’on commémore sa mort, on commémore
aussi sa naissance...
Ainsi le mois d’adar,
au lieu d’être le mois du déclin du peuple juif, est devenu
celui qui symbolise sa pérennité. Il est le mois le plus joyeux
de l’année.
LES SICLES
D'AMAN ET LES SICLES D'ISRAEL
Notre tradition fait grand
état des sicles qu’Aman fut prêt à verser à
Assuérus. Le Talmud (Meguila 13) s’exprime en ces termes :
D.ieu savait qu’Aman allait offrir des sicles pour acheter le peuple d’Israël,
c’est pour cela qu’Il a fait précéder Ses sicles aux
siens. Car, comme la Michna le dit, le premier adar de chaque année,
on proclame la collecte des sicles. “C’est que notamment depuis les
temps de Moïse, au mois d’adar, les Juifs donnaient leur contribution
à l’offrande collective sacrifiée journellement au Temple.
Ce don s’appelle le ma’hatsith hachéqel, le demi siècle. Jusqu’à
nos jours, avant Pourim, chacun donne le ma’hatsith hachéqel et,
actuellement, cet argent est distribué aux pauvres.”
Ce passage talmudique semble
dire que pour contrebalancer les sicles d’Aman, les Juifs devaient avoir
un mérite, notamment celui du ma’hatsith hachéqel.
Cette idée paraît
étrange ; un acte barbare comme celui d’acheter un peuple pour
l’exterminer a-t-il donc une valeur aux yeux de D.ieu (donc aux yeux de
la Justice Suprême) pour qu’il faille un contre mérite de
la part de ses adversaires ?
Dans le combat entre le bien et le mal, il ne suffit pas que les uns soient “bons” et les autres “mauvais” pour que les premiers gagnent.
Une des réponses
données est la suivante : le monde a été offert aux
hommes et D.ieu n’y intervient en général que pour récompenser
leurs efforts.
Toute sa dignité
réside dans le fait que l’homme doit lutter pour créer un
monde plus juste et humain. Dans le combat entre le bien et le mal, il ne suffit
pas que les uns soient “bons” et les autres “mauvais” pour
que les premiers gagnent. Défendre une position qui objectivement parlé
est juste n’est pas suffisant ; il faut encore être prêt
à lutter avec abnégation et courage pour cette cause.
La règle dramatique
qui se dégage de ce qui précède est la suivante :
dans la lutte du bien contre le mal, il faut que les défenseurs de la
juste cause fassent preuve d’une plus grande énergie et ténacité
que leurs ennemis. Si ce n’est pas le cas, même devant la justice
suprême de D.ieu ils sont perdants et ne jouiront pas de l’appui
de la Providence.
Pour revenir à notre
sujet, Aman, en offrant cet argent, en renonçant à cette immense
somme pour arriver à ses fins, fit preuve d’une grande résolution.
Il fallait que du côté d’Israël s’oppose à
lui la même énergie tenace pour défendre la justice et la
morale.
C’est en quelque sorte
ce que D.ieu répondit à Aman.
Les sicles que le peuple
juif verse chaque année pour le service divin démontrent qu’il
est vivant et prêt à faire des sacrifices pour son idéal.
L’équilibre des forces ne penche donc pas en faveur d’Aman.
Nous verrons d’ailleurs
par la suite que pour contrecarrer Aman et incliner la balance du côté
des Juifs, il leur fallut de grandes personnalités. Ce n’est que
lorsque le peuple avec ses chefs fit preuve d’une volonté de vivre
et d’une grandeur d’âme sans pareille que l’ennemi fut
renversé.
Le but de la Providence
qui laisse libre cours à la méchanceté est de nous forcer
à une prise de conscience plus profonde et à un engagement plus
énergique. Nous verrons d’ailleurs qu’Aman, sans le vouloir,
occasionna un renouveau unique dans l’histoire juive.
LE DESSEIN
ODIEUX D'AMAN
Nos exégètes
(Alchikh et le Gaon de Vilna) déduisent des versets 13 et 14 du chapitre
3 de la Meguila qu’Aman émit deux décrets. L’un, adressé
aux notables, était très clair : on visait à l’extermination
totale des Juifs et cela devait être minutieusement préparé
à l’avance. L’autre, adressé à toute la population,
lui enjoignait de se tenir prête à la date fixée, sans autre
précision.
C’était un plan
froidement calculé qui visait à tout préparer, tout en
gardant le secret jusqu’au dernier moment. Cela afin que les Juifs se bercent
d’illusions jusqu’à la dernière minute et qu’ils
ne puissent pas préparer une contre-action. Pendant ce temps, Aman comptait
croiser Mardochée sans réagir afin de ne pas susciter son attention.
Tout cela nous montre la
manière raffinée par laquelle il comptait atteindre son but. Ces
indices ne font que dévoiler la perfidie et la bassesse d’Aman.
Mais comme nous l’avons
dit, à cette ruse démoniaque devra s’opposer une force égale.
C’est là le défi que nous impose la Providence.