| | Etudier le Talmud c'est apprendre. Mais pourquoi cette quête, cette curiosité intellectuelle? |
Selon Freud, le désir de comprendre, d'approfondir, de découvrir,
renvoie à la curiosité de tout enfant relative à la "scène
primitive ", c'est-à-dire aux secrets d'alcôve des parents.
II s'agit, en fait, de l'énigme des origines. D'où est-ce que
je viens? Comment m'a-t-on conçu, fabriqué? C'est une interrogation
permanente que l'on peut éviter ou déplacer vers d'autres sujets
d'intérêt, mais qui n'en reste pas moins là en filigrane.
Pour moi, juif, cette interrogation revêt un aspect tout particulier puisque,
bon gré, mal gré, je suis autre, que j'assume pleinement mon altérité
ou que j'attende que les autres me la rappellent. Si je ne veux pas me voiler
délibérément la face, si je ne veux pas me renier ou subir,
tel un somnambule , passivement mon destin , je ne peux échapper à
la question de mes origines: Que suis-je en tant qu'homme? En tant que juif?
D'où est-ce que je viens et où est-ce que je vais?
C'est cette interrogation qui fait l'objet de la fameuse michna d'Akavia ben
Mahalalél (1): "Considère trois facteurs et tu ne
viendras pas à transgresser la parole de Dieu: sache d'où tu viens,
où tu vas et devant qui tu auras à rendre des comptes ".
Transgresser, c'est passer son chemin sans se poser des questions
Remarquons qu'il ne s'agit pas de péché, de mort ('hétt),
mais de transgression, de (avéra). Or, mine (avéra) vient de (avar)
"passer devant, traverser". Transgresser, c'est passer son chemin
sans se poser des questions; c'est traverser la vie sans s'interroger sur ses
origines, ses responsabilités, ses buts, c'est-à-dire sur le sens
de la vie.
Or, comment mener à bien cette quête? Où trouver des réponses
à ces interrogations sinon dans les textes du Talmud? Seuls, ils peuvent
nous remettre en contact avec nos origines authentiques. C'est en découvrant
le langage allusif, à connotations multiples, en familiarisant nos oreilles,
notre bouche, notre raisonnement avec ce discours authentiquement juif, que
nous parvenons à récupérer une identité et à
comprendre la manière de l'assumer.
Découvrir son identité
Ma première réponse
sera donc: c'est pour découvrir mon identité de juif, c'est pour
pouvoir m'assumer en tant que juif, pour comprendre mes responsabilités
en tant qu'homme appartenant au peuple juif, que je cherche à me réaliser
par l'étude .
D'autre part, le Talmud est une parole vivante, une voix
qui parle. Ecouter attentivement la parole, lui restituer ses significations
latentes, n'est-ce pas le meilleur moyen d'apprendre à communiquer?
D'abord communiquer avec soi-même, entre les différentes instances
de l'être; entre le conscient, l'inconscient, les différentes facettes
de la personnalité écartelée entre les différents
rôles sociaux que l'on est amené à jouer.
L'écoute attentive, à travers le Talmud, KOL HATORAH, de la voix
de la Torah, évoque pour moi du réel, du vécu, même
si je ne parviens pas toujours à comprendre avec ma raison. A frayer
mon chemin à travers des textes difficiles où les significations
profondes n'apparaissent qu'à l'issue de lectures répétées,
car soigneusement dissimulées derrière le sens manifeste du texte
d'apparence anodine, j'espère apprendre à me déchiffrer
moi-même, à établir une certaine unité entre les
différentes parties de mon être. C'est comme si j'analysais des
rêves dans le sens psychanalytique du terme. Il ne s'agit pas d'une introspection
contemplative avec plus ou moins de complaisance à l'égard de
soi, mais d'une démarche où participe toute la personnalité
dans une opération de remise en question permanente.
Apprendre
à communiquer
Mais au-delà de cette
communication intrapersonnelle, le Talmud apprend à communiquer entre
hommes. Dans une société qui, ayant vaincu le mur du son, a vu
s'élever la barrière des communications, et cela malgré
les énormes progrès réalisés dans le domaine des
media, il s'agit là d'une ressource appréciable.
Dès l'histoire de la Tour de Babel, l'illusion existe que plus on concentrera
d'hommes sur une surface restreinte, plus on maîtrisera les distances
et plus on facilitera les communications entre hommes. L'illusion continue de
nos jours grâce à la vitesse et aux mass media électroniques
(radio, téléphone, télévision, informatique) . Or,
en réalité, à chaque nouvelle victoire dans ce domaine,
c'est le contraire qui semble se produire.
En effet, pour qu'il y ait communication réelle, il faut que deux individus
se parlent, s'écoutent réciproquement, en s'efforçant de
comprendre ce que parler et écouter veulent dire.
Les paroles sont là, posées entre eux deux, pour ainsi dire à mi-distance de l'un et de l'autre, et ensemble ils cherchent à les faire parler, à les écouter, à leur donner un sens
Rabbi 'Hanania ben Tradione dit (2): "Lorsque deux hommes sont assis
et qu'il y a entre eux des paroles de la Torah, la Chéhina (une des manifestations
divines) repose entre eux". Les termes employés ici sont: "il
y a entre eux" et non: "ils étudient" ou "ils s'occupent
de", pour bien mettre l'accent sur la communication réelle. Les
paroles ne sont ni celles de X, ni celles de Y; il n'y a pas de désir
ou de tentative de manipulation, d'assujettisement, d'influence. Les paroles
sont là, posées entre eux deux, pour ainsi dire à mi-distance
de l'un et de l'autre, et ensemble ils cherchent à les faire parler,
à les écouter, à leur donner un sens. C'est ainsi qu'ils
s'assument en tant qu'hommes et accomplissent l'œuvre du Créateur.
Pour tous ceux qui ont été dans un Beith Hamidrache
(3), ce phénomène a quelque chose de familier. A ceux qui
n'ont pas eu ce privilège je conseille cette expérience. Arrêtez-vous
au seuil d'une de ces "salles de recherche", "d'interprétation
", regardez, écoutez. Vous n'y verrez pas une assemblée de
savants, vous n'y entendrez pas un cours magistral, mais vous rencontrerez des
couples d'hommes qui parlent, qui cherchent, qui réfléchissent
ensemble. Et vous pourrez dire avec Bialik que vous avez trouvé la source
à laquelle le peuple juif puise ses forces et son esprit.
Si vous avez la chance d'avoir
décodé vous-même un texte, vous comprendrez que dans la
communication, le Talmud, c'est à la fois le media et le message .
En cheminant à travers les pages, chacun peut constater quelle merveilleuse
école de communication le Talmud constitue. Chaque mot, chaque phrase,
attire l'attention sur cette dialectique fondamentale entre le contenu manifeste
(nigla) et le contenu caché (nistar), l'importance des lettres, des mots,
de la syntaxe, la valeur du signifiant indépendamment du signifié.
Prendre en compte cette double signification de la parole, comprendre que le
mot a une valeur en lui-même en tant que signifiant et non seulement par
ce qu'il est censé dénoter, le Talmud nous y invite à chaque
instant avec cette propriété de la langue hébraique de
permettre à un même mot de prendre successivement toute une série
de significations (4).
Combler
le fossé entre générations
La Torah a également prévu le point où les communications subissent leur échec
le plus considérable, là où elles semblent définitivement
en panne. je pense au mur qui s'élève entre les générations.
Elle nous dit: "Et tu l'enseigneras à ton enfant pour en parler"
(5). II ne s'agit pas d'un enseignement castrateur, ni d'instruction
religieuse ou d'une manipulation aliénante quelconque. tu en parleras.
Or parler c'est aussi écouter, entendre, découvrir ensemble
Or parler c'est aussi écouter, entendre, découvrir ensemble. Mais
en parler quand, comment, à quel propos, dans quel cadre? La réponse
est nette: "Lorsque tu es en repos à la maison, quand tu marches
sur la route, au lever et au coucher. C'est-à-dire d'une façon
informelle, non planifiée, à chaque instant, à propos de
tout, de n'importe quoi. C'est ainsi que l'on communique avec les enfants et
non à coup d'instruction religieuse et de cours d'éducation sexuelle.
Que les parents fassent leur métier de parents, qu'ils parlent aux enfants
au lieu de leur asséner des vérités toutes faites, une
éthique que leur comportement contredit, ou de démissionner purement
et simplement.
Mais où trouver
le temps?!
Assumer mes origines, apprendre
à communiquer avec moi-même, avec les autres, avec mes enfants,
avec les jeunes. Mais le temps? Où trouver le temps, à côté
de toutes les obligations professionnelles et sociales?
Justement, le temps sera le dernier apport que j'évoquerai à propos
du Talmud: oui, l'étude du Talmud m'aide à maîtriser le
temps, cette denrée dont la pénurie nous affecte tous.
Des économistes (6) ont démontré récemment
que, compte tenu du temps de travail nécessaire pour gagner l'argent
de l'achat et de l'entretien de nos automobiles, ces dernières nous permettent
à peine de faire des économies en temps de déplacement.
En d'autres termes, si au lieu de travailler x heures pour acheter et entretenir
une voiture nous consacrions ce temps à marcher à pied, ou à
rouler à bicyclette, nous pourrions parcourir une distance sensiblement
identique à celle que nous permet de faire notre véhicule dans
le peu de temps de loisirs qui nous reste. II s'agit d'une aliénation
caractérisée que chacun ressent avec plus ou moins d'acuité.
Ces minutes dérobées, gagnées sur mes "obligations ", m'aident à ne pas me laisser déborder par le temps
Passer tous les jours quelques minutes à se frayer un passage dans un
texte du Talmud qui me renvoie à moi-même, à mes origines, aux autres hommes, je le considère comme un moyen de réduire cette aliénation. Car il ne s'agit ni d'une méditation ni d'une contemplation mais plutôt d'une médiation, d'une analyse directement centrée sur l'homme dans la réalité du monde, qui conduit à se remettre en question. Ces minutes dérobées, gagnées sur mes "obligations", m'aident à ne pas me laisser déborder par le temps, par le travail, C'est là aussi d'ailleurs, une des richesses du Chabatt qui n'est pas inaction ou loisir, mais retour sur soi, libération dans la remise en question des chaînes matérialistes.
Ben Bag-Bag et Ben Hé-Hé
Je conclurai par les dernières
phrases des Pirké Avott (7) qui résument bien ces réflexions:
Ben Bag-Bag dit: "Remue, oui, remue là-dedans, car tout est là-dedans". De son côté, Ben Hé-Hé conclut par une phrase très courte: "Selon la peine, la récompense". la Torah n'est le privilège de personne, mais appartient à tous ceux qui l'assument
Un premier enseignement: on est frappé dès l'abord par l'incongruité
de ces noms, Ben BagBag et Ben Hé-Hé. On dirait une plaisanterie,
un canular. Mais selon la plupart des commentateurs, ces noms sont effectivement
portés par deux convertis au judaisme. C'est que la valeur numérique
de Bag: (bétt +guimel) = 2 + 3 = 5, est équivalente à "hé"=5.
On donnait de tels sobriquets aux descendants des étrangers convertis,
pour signaler qu'ils étaient, au même titre que les autres juifs,
issus d'Abraham et de Sarah qui ont reçu le "hé" comme signe de
leur alliance avec Dieu pour fonder le peuple juif. Par ailleurs,
le "hé" est aussi la lettre essentielle du mot (Torah). Nos Sages
tiennent à souligner que la Torah n'est le privilège de personne,
mais appartient à tous ceux qui l'assument. Le peuple juif n'est pas
une race, une nation ou une religion, mais c'est le peuple de la Torah, c'est
le peuple des Hé-Hé et des Bag-Bag.
Un second enseignement: la Torah ne livre pas sa signification d'emblée,
il faut la remuer, la retourner dans tous les sens; le manifeste doit être
compris en fonction du talent.
Enfin, il faut se donner de la peine, non seulement parce que le texte du Talmud
est difficile, mais aussi parce qu'il faut se remettre en question, "se
dépouiller" "se mettre à mort". D'ailleurs, littéralement l'expression (lefoum tsaora) utilisée
par Ben Hé-Hé ne signifie pas "selon la peine ", mais
"selon la bouche de la peine". La récompense, le rétablissement
de la communication à l'intérieur de nous-mêmes et avec
les autres, ne peut se faire qu'au prix de la peine de la bouche qui parle vrai,
sans faux-fuyants, à des oreilles qui écoutent, non pour conforter,
ou justifier, mais pour apprendre et comprendre.
(1) Avott 3,1.
(2) Avott 3,2
(3) Littéralement :maison de l'interprétation , de la quête
.C'est ainsi qu'on désigne l'endroit ou l'on étudie le Talmud.
(4) Aucun texte sacré ne comporte de voyelles ni de ponctuation.
En outre, l'alphabet hébraïque est alphanumérique , chaque
lettre ayant la valeur d'un nombre
(5) Deutéronome 6,7
(6) Ivan
Ilitch notamment. Voir aussi l' article de Yves Debouverie et Jean-Pierre Dupuy
dans Le Monde du 23 juillet 1974
(7) 5,22
(Ce texte est paru dans un ouvrage de la collection Oui... sur le judaïsme. Reproduit avec l'aimable autorisation du Département de l'Education et de la Culture par la Torah de l'Agence Juive.) |
Emeric DEUTSCH Emeric Deutsch est sociologue et psychanaliste. Il est un ancien Professeur de Psychologie sociale à l' Institut d'Etudes Politiques de Paris et ancien Directeur Général de la SOFRES.
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COMMENTAIRE(S) DE VISITEUR(S) | 1 |
Que m'apporte l'étude du Talmud ? - 17 Février 2003 - par Bloch Louis Excellent article.L'exemple de l'achat de la voiture, toutefois, ne m'a pas semblé convaincant.Ce véhicule,peut également être un instrument de libération. A condition, bien sûr, de ne pas en être l'esclave. Emettre un commentaire |
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