Cette première paracha décrit la création du monde en sept jours, se concluant par la création d’Adam puis d’Eve. Ces derniers reçoivent l’ordre de ne pas manger du fruit de «l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal», mais ils désobéissent et sont chassés du jardin d’Eden. Caïn, leur fils aîné, tue son frère Abel par jalousie.
Les descendants du couple originel peuplent peu à peu la Terre.
Je suis contre les femmes... tout contre.
Sacha Guitry
Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis.
Antoine de Saint-Exupéry
éloge de la controverse
La pensée juive, pétrie de Talmud, aime les débats d’idées, les joutes verbales, les controverses enflammées... Dans la littérature talmudique, chaque verset fait l’objet de lectures contradictoires opposant Hillel à Chamaï, Rabbi Yéhochoua à Rabbi Eliezer ou encore Rabbi Akiva à Rabbi Ichmaël. Le débat est fécond, il oblige chacun à affiner ses arguments, à approfondir son point de vue singulier. C’est pourquoi l’étude traditionnelle des textes se fait généralement à deux.
Le Talmud (traité Baba Metsia, p.84a) illustre cet amour du débat par l’anecdote suivante : Rabbi Yo’hanan était le compagnon d’étude (et donc le contradicteur attitré) de Rech Lakich. Mais ce dernier mourut, ce qui provoqua une terrible déprime chez Rabbi Yo’hanan, désormais privé de son ami de toujours. Pour lui redonner le moral et le goût de l’étude, les sages lui envoyèrent un érudit hors pair, véritable « puits de science » en la personne de Rabbi Elazar ben Pédat. Ce dernier se présenta devant Rabbi Yo’hanan et l’étude commença. Dès que Rabbi Yo’hanan exprimait un avis, Rabbi Elazar l’approuvait et apportait des preuves à l’appui des dires de son nouveau compagnon. Mais Rabbi Yo’hanan en fut profondément déçu. « Tu crois pouvoir te mesurer à Rech Lakich ? Lui, au moins, quand j’avançais un argument, il savait me contredire en y opposant vingt-quatre objections m’obligeant à trouver vingt-quatre réponses ! Ainsi, notre étude était féconde ! Et toi, tu oses aller dans mon sens et me donner raison, comme si je ne savais pas que mes affirmations étaient fondées !
Alors Rabbi Yo’hanan déchira ses vêtements en signe de deuil et hurla en pleurant : ‘Rech Lakich où es-tu ? Rech Lakich où es-tu ?’. Son chagrin fut si violent qu’il en perdit l’esprit. Les rabbins prièrent pour lui et il mourut ».
Le Talmud conclut cet émouvant récit par la maxime suivante : «sans ami, mieux vaut encore la mort».
Voilà une définition originale de l’amitié : un véritable ami, ce n’est pas quelqu’un qui ne fait que «nous caresser dans le sens du poil» et qui acquiesce à toutes nos déclarations. Un ami c’est surtout quelqu’un qui nous apporte la contradiction, qui a le courage de nous dire ce que nous n’avons pas forcément envie d’entendre...
Une aide contre lui
Mais venons-en à notre paracha.
La Torah nous raconte qu’Adam, le premier homme, est d’abord créé seul. Puis, Dieu proclame (Genèse 2,18) : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, Je vais lui faire une aide contre-lui ». Eve est donc créée. Les commentateurs se sont interrogés sur le sens de la formule biblique paradoxale « une aide contre lui ». Eve (et la Femme en général) sera-t-elle pour son conjoint une aide ou une opposante ?
Rachi, l’incontournable commentateur de la Torah, résout ainsi la contradiction : « Si l’homme est méritant, elle sera pour lui ‘une aide’, mais s’il ne l’est pas, elle sera ‘contre lui’ ». Autrement dit, rien n’est joué : l’homme aura la compagne qu’il mérite.
Mais un grand maître hassidique, Rabbi Yossef Modékhaï Leiner (1814-1878 siècle, auteur du Méi hachiloa’h, disciple du Rabbi de Kotzk) propose une toute autre lecture. Pour lui, les deux termes «une aide » et « contre lui » doivent être lus ensemble : « le rôle de l’épouse c’est d’aider son mari en lui apportant la contradiction. Elle l’aide à progresser du fait même qu’elle est contre-lui, comme Rabbi Yo’hanan et Rech Lakich ! ».
Ce commentaire est très précieux. Bien sûr, un couple épanoui partage un même projet de vie, un même idéal etc.. Mais il importe que la relation n’en soit pas pour autant trop fusionnelle et que la vie commune ne gomme pas la singularité des deux êtres qui forment le couple.
C’est parce que chacun des deux a une vision originale, un mode de pensée particulier qu’il donne à l’autre l’occasion de progresser et de ne pas toujours tomber dans la facilité. On aide aussi l’autre quand on est « contre lui »...
Vive la différence !
Quand Adam nomme la compagne que le Dieu vient de créer (Genèse 2,23), il la nomme Icha, féminin de Ich, l’homme.
Mais, comme le remarque Rabbi Its’hak Arama (1420-1494, exégète espagnol), la forme féminine de Ich ne consiste pas, comme pour les autres mots hébraïques, par le simple ajout de la lettre hé à la fin du mot. Par exemple le féminin de par (« taureau ») est para (« vache »). Mais exceptionnellement, dans le cas de Ich et Icha, la différence est plus marquée (il n’y a plus de youd dans le mot Icha alors qu’il y en un dans Ich). Car pour les animaux, il n’y a entre mâle et femelle qu’une différence physiologique. Chez les humains, la différence des sexes entraîne également une différence fondamentale (et féconde) de vision du monde et de rapport à la vie. La femme est donc bien plus qu’une "hommesse".
Les commentateurs font d’ailleurs remarquer que le youd de l’un et le hé de l’autre forment, si on les réunit, l’un des noms de Dieu. La voie vers la transcendance naît donc, dans le couple, de la singularité de chacun.
La langue hébraïque associe les notions de ressemblance et d’égalité aux notions de vanité et de non-être.
Dans le même esprit, le Talmud enseigne qu’un homme diffère de son prochain par trois choses : « sa voix, son apparence et ses idées ». Ce à quoi le Rabbi de Kotzk (maître hassidique polonais, 1787-1858) ajoutait : « Puisqu’on accepte les différences physiques de l’autre, pourquoi être choqué par ses opinions singulières ? ».
Rabbi Samson Raphaël Hirsch (1808-1888, père de la néo-orthodoxie allemande) fait remarquer qu’en hébreu, une même racine signifie à la fois « identique, semblable » et « inexistant » (chavé signifiant « égal » et chav signifiant « vain ») : « de manière surprenante, écrit-il (Cf. son commentaire sur Exode 20,7), la langue hébraïque associe les notions de ressemblance et d’égalité aux notions de vanité et de non-être (...) Le signe caractéristique fondamental d’une véritable existence semble être la singularité, la particularité. Tout ce qui est réel est exclusivement individuel ».
Rêves de paix
La tradition juive fait donc l’éloge de la singularité. Poursuivons sur le même thème.
Le Talmud consacre de nombreuses pages à la question du rêve et de son interprétation (voir par exemple le chapitre neuf du traité Bérakhot). Selon un enseignement talmudique, « celui qui rêve d’un fleuve ou d’une marmite peut espérer la paix » (traité Bérakhot, p.56b).
Les commentateurs se sont interrogés sur le lien symbolique pouvant exister entre un fleuve ou une marmite et la notion de paix. On retrouve dans leur analyse l’idée évoquée plus haut : la paix et l’harmonie nécessitent la clarification des rôles et statuts de chacun, loin de toute confusion. Le fleuve délimite clairement deux territoires, il crée une distance.
La symbolique de la marmite est plus fine : le feu et l’eau se détruisent s’ils sont en contact direct. En revanche, une marmite permet au feu et à l’eau d’interagir. Il en va de même dans les rapports humains (et dans un couple en particulier) : paradoxalement, c’est la séparation (symbolisée par la marmite) qui permet à chaque élément de jouer son rôle, tandis qu’une trop grande proximité s’avère destructrice. Si l’on envisage l’action conjointe du feu et de l’eau pour cuire un met, on retrouve la même complémentarité rendue possible par la distance imposée par les parois de la marmite : en contact direct, le feu brûle la nourriture et l’eau la gâte. Mais par la médiation de la marmite, l’eau et le feu joignent leurs facultés pour cuire le met. Autrement dit, quand chacun garde ses distances pour préserver sa singularité, sa collaboration avec les autres n’en est que plus appréciable.
‘Hatan et Kala !
Un couple doit donc trouver le juste équilibre entre le partage d’un même destin (le « vivre ensemble ») d’une part et le respect de la singularité de chacun d’autre part.
Cette idée est transmise aux nouveaux époux dès le jour de leur mariage, lors des sept bénédictions nuptiales qui sont récitées durant la cérémonie (et durant la semaine de noces).
En effet, les deux dernières bénédictions se ressemblent beaucoup, mais avec une petite nuance : Dans l’avant dernière, on dit : « Béni sois-Tu, Dieu, qui réjouit le marié (‘hatan) et la mariée (Kala) ». Dans la dernière, en revanche, on dit : « Béni sois-Tu, Dieu, qui réjouit le marié avec la mariée ». On passe donc du « et » au « avec ». Ce qui suggère la réflexion suivante : ne peuvent vivre ensemble (« avec ») que deux êtres qui acceptent que, fondamentalement, ils sont différents, originaux et singuliers (il y a d’abord l’un « et » l’autre, et seulement après l’un « avec » l’autre).
Pour conclure sur la même idée, rappelons qu’en hébreu « contracter une alliance » se dit littéralement « trancher une alliance » (likhrot bérit, voir par exemple Genèse 15,18 ou 21,27). Paradoxalement, c’est un terme qui renvoie à la notion de séparation qui est utilisé pour signifier l’union. Car l’alliance ne doit pas gommer les singularités mais lier deux individus qui conservent, au-delà du pacte, leurs spécificités. Comme le dit le Rav Léon Askénazi (rabbin et intellectuel français, surnommé « Manitou », 1922-1996) : « l’alliance telle que l’Hébreu la conçoit, sépare les contractants comme étant des personnes distinctes, beaucoup plus qu’elle ne les relie ».
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La création d’Eve en tant qu’ « aide contre » Adam, selon l’expression paradoxale du verset biblique, vient nous rappeler que dans un couple comme dans toute relation humaine, chacun doit conserver et cultiver sa différence, ce qui ne fait qu’enrichir la relation et contribuer à l’épanouissement et à la réalisation de chacun.