Dans cette rubrique, nous nous intéresserons au sens profond des règles alimentaires de la tradition juive. Nous mettrons en lumière la signification morale véhiculée par les lois de la cacheroute. Mais au préalable, nous voudrions répondre à la question suivante : les règles alimentaires rigoureuses de la Torah signifient-elles que nous n’avons pas le droit de jouir de la vie ?
Profiter de ce Monde
La pratique religieuse implique fort souvent une certaine ascèse, une stricte discipline, une maîtrise des pulsions et une certaine distance par rapport à la jouissance physique. Le judaïsme ne fait pas exception. Mais nous voudrions cependant nuancer cette vision en montrant qu’il y a également, dans les textes traditionnels, une véritable invitation à jouir de la vie et de ses plaisirs.
Un enseignement du Talmud de Jérusalem dit sans équivoque que « chaque homme devra rendre des comptes pour tous les fruits auxquels il n’a pas goûté ».
D’ailleurs, lors de la fête juive de Tou Bichvat (Nouvel an des arbres), il est de coutume de manger un maximum de fruits différents (les plus pieux s’efforcent de réunir les plus exotiques et les plus rares) accompagnés des meilleurs vins.
Mais bien entendu, le mot « fruits » employé par le Talmud est à prendre dans son sens le plus large. Il faut profiter de tous les plaisirs licites offerts par ce Monde.
Il faut profiter de tous les plaisirs licites offerts par ce Monde.
Chaque année, lorsque les arbres fruitiers sont de nouveau en fleurs au début du printemps, on récite traditionnellement la birkat haïlanot, bénédiction sur les arbres. Le texte suivant est prononcé à la vue d’au moins deux arbres fruitiers : « Béni sois-Tu Eternel roi du Monde qui n’a rien omis dans Son Monde en y créant de belles créatures, de beaux arbres et de belles créatures pour que les hommes en jouissent ». L’émotion esthétique est sublimée, la jouissance procurée par ce qui est beau et bon est considérée comme un acte religieux. Le pluriel de la formule (« pour qu’en jouissent les hommes ») fait de la jouissance une occasion de partage avec les autres.
Jouissance et interdits bibliques
Ce qui est vrai du goût est également valable pour les autres sens. Nous aurions pu consacrer cette étude à l’importance que le Talmud accorde aux jubilations esthétiques, aux expériences quasi-mystiques liées à l’odorat, à l’importance du plaisir et de l’épanouissement sexuels au sein du couple dans la littérature talmudique etc... Les plaisirs des sens sont donc des occasions de célébrer la vie et, à ce titre, ils constituent des impératifs religieux.
Mais les 613 commandements bibliques et en particulier les 365 interdits Torahïques ont l’air de mettre un frein à la jouissance humaine. Par exemple, les règles alimentaires de la cacheroute, complexes et nombreuses, semblent limiter les occasions de jubilation gastronomique. Ne faut-il pas y voir une mise à distance du plaisir des sens ?
Un texte talmudique fondamental pourrait nous pousser à conclure le contraire.
Dans ce texte (traité ‘Houlin p.109b), l’épouse de Rav Na’hman bar Its’hak (grand maître de l’époque talmudique) fait remarquer qu’à chaque interdit biblique correspond une alternative permettant d’accéder à un plaisir équivalent. A l’interdit de consommer le sang, elle oppose par exemple l’autorisation de la consommation du foie qui, une fois grillé (comme le prévoit la loi juive), conserve malgré tout un arrière-goût de sang. A l’interdit de consommer du porc, elle oppose l’autorisation de consommer certains poissons et en particulier la cervelle du chibouta dont le goût est en tout point comparable au goût du porc. Concernant l’interdit de consommer tel volatile, elle rappelle que la langue d’un certain poisson fournit un substitut parfait. La liste des couples interdits / substitut licites équivalents continue jusqu’au moment où elle s’inquiète de ne jamais pouvoir profiter du mélange carné-lacté que la Torah interdit. A ce moment, son mari ordonne à son boucher particulier d’apprêter un pis de vache, dont la consommation est autorisée par la Torah et qui conserve, malgré un mode de préparation visant à le vider du maximum de son lait, le goût du mélange prohibé.
Car la jouissance n’est pas seulement légitime, elle est obligatoire.
L’enjeu de ce texte surprenant est le suivant : les interdits bibliques ne sont pas là pour empêcher les hommes de jouir de ce Monde. Chaque commandement véhicule un principe moral selon une symbolique particulière (voir par exemple le chapitre précédent). Si le sang est interdit, c’est peut-être, comme le pensent les commentateurs, pour fuir la violence que le sang symbolise. Mais en tout cas l’objectif n’est certainement pas de priver les gastronomes de ce qui fait plaisir au palais. C’est pourquoi, explique l’épouse de Rav Na’hman bar Its’hak, la Torah prévoit à chaque fois une solution de remplacement ! Car la jouissance n’est pas seulement légitime, elle est obligatoire.
Quand la Torah interdit le porc, ça n’est pas le plaisir gustatif qui est prohibé mais ce que l’animal en tant que tel symbolise.
Un homme curieux a un jour posé au célèbre Rabbi ‘Haïm Yossef David Azoulay (surnommé le ‘Hida, 1724-1807) la question suivante : il est connu que la manne (ce pain tombé du ciel qui accompagna les hébreux durant leurs pérégrinations dans le désert) pouvait prendre tous les goûts possibles, en fonction du désir de celui qui la mangeait (il suffisait de penser à quelque chose pour que la manne en prenne le goût). Qu’en était-il -demanda-t-on donc au ‘Hida- d’un homme désireux de manger de la manne au goût de porc ? Du pain céleste au goût douteux… Et pourtant, le sage expliqua, sur la base du texte talmudique cité plus haut, que quand la Torah interdit le porc, ça n’est pas le plaisir gustatif qui est prohibé mais ce que l’animal en tant que tel symbolise. Autrement dit, la manne peut avoir n’importe quel goût car le goût en lui-même n’est pas rejeté... A preuve, la cervelle du chibouta évoquée plus haut.
Le Nazir
La Torah énumère un certain nombre de règles concernant le nazir. Il s’agit de quelqu’un qui, dans une démarche religieuse ascétique, souhaite pour un temps s’interdire la consommation d’alcool : « Si un homme ou une femme fait expressément vœu de naziréat voulant s’abstenir en l’honneur de l’Eternel, il s’abstiendra de vin et de boisson enivrante, ne boira ni vinaigre de vin, ni vinaigre de liqueur, ni une infusion quelconque de raisins (...) » (Nombres, 6, 2-3). A ces interdictions s’ajoutent l’obligation de se laisser pousser les cheveux (comme Samson) et l’interdiction d’approcher d’un cadavre.
Cette procédure peut concerner, par exemple, une personne qui a du mal à se maîtriser et qui cède avec trop de facilité aux plaisirs de l’ivresse, le privant parfois de sa dignité.
Pourtant, le texte biblique précise qu’à l’issue de cette période d’abstinence, « on le fera venir à l’entrée de la tente d’assignation, et il présentera son offrande à l’Eternel : un agneau d’un an, sans défaut, pour l’holocauste, une brebis d’un an, sans défaut comme expiatoire et un bélier sans défaut pour rémunératoire (...) » (id. 13-14). A la fin de son naziréat, le fidèle se coupe les cheveux et apporte au temple un certain nombre d’animaux en sacrifice.
Mais le Talmud (traité Nédarim, p.10a) remarque qu’au nombre de ces sacrifices se trouve un « expiatoire », c'est-à-dire un animal offert pour obtenir le pardon d’une faute ? Or de quelle faute est coupable celui qui vient, au contraire, d’effectuer une démarche purificatoire témoignant de sa ferveur religieuse ? Justement, expliquent les sages : « il a fauté en se privant de vin ! Et si déjà un homme qui se prive de vin est considéré comme fautif, a fortiori celui qui se prive d’autres choses. De là, les sages ont déduit que toute personne qui jeûne est appelée ‘pécheur’ ». C’est la démarche ascétique elle-même qui constitue un délit !
La dernière partie de ce texte talmudique enseigne que prendre l’initiative d’un jeûne (en dehors des rares jours de carême prévus dans le calendrier juif), est une faute religieuse !
L’anecdote raconte qu’alors qu’une terrible pénurie sévissait en Europe de l’Est, de nombreux rabbins décrétèrent un jeûne collectif accompagné de supplications, pour demander sa bienveillance au Créateur. Mais Rabbi Baroukh de Medzyboz, petit-fils du fondateur du hassidisme (le Baal Chem Tov), annonça à ses disciples qu’il les attendait le jour dit, autour d’un grand festin où chacun devait amener le peu de nourriture lui restant. A ses collègues qui s’étonnèrent d’une si étrange initiative, le sage s’expliqua ainsi : « si nous jeûnons, nous montrons au Maître du Monde que nous pouvons aisément nous passer de nourriture ! En festoyant, comme je le propose, nous Lui montrons au contraire que nous sommes des bons vivants et que la nourriture nous fait défaut pour célébrer la vie et Lui rendre hommage... ». Le festin fut organisé. On mangea, on but, on chanta gaiement et on pria. Et la famine cessa.
Les juifs sont d’ailleurs réputés pour leur sens de la fête et toutes les célébrations juives (à commencer par le chabbat et ses trois repas réglementaires au cours desquels sont chantés les mélodieuses zémirot) s’accompagnent de succulents plats traditionnels précédés de la sanctification religieuse (kidouch) récitée sur un verre de vin.
Pour illustrer la grande réserve dont font preuve les rabbins à propos des jeûnes, citons un étonnant commentaire de citons un étonnant commentaire de Rabbi Yossef Bloch (maître de l’école du Moussar mort en 1930, auteur de Chiouré daat) à propos du jour de Kippour : cette journée singulière est consacrée à la prière et au jeûne, en vue de l’obtention du pardon de toutes les fautes commises dans l’année. Les vingt-cinq heures d’abstinence et de prière de ce jour particulier sont immédiatement suivies de la traditionnelle prière du soir des jours profanes (la journée de Kippour se terminant dès la tombée de la nuit, la prière du soir correspond au jour profane qui lui succède). Or, s’étonne ce commentateur, la prière du soir contient les mots suivants : « Pardonne-nous, notre Père, car nous avons fauté (...) ». De quelles fautes s’agit-il ? Le jeûne de Kippour est censé nous avoir blanchis de toutes les fautes commises. Il faudrait vraiment le faire exprès pour avoir trouvé l’occasion de fauter dans les quelques secondes qui séparent la fin de Kippour de la récitation de la prière du soir ! S’inspirant de l’analyse talmudique faite à propos du nazir, ce commentateur explique que « nous demandons à Dieu pardon pour avoir jeûné durant toute la journée ! Certes, ce jeûne était nécessaire pour que nous prenions la mesure de nos fautes et méritions l’expiation... mais le mieux eût encore été de ne pas avoir besoin de ce pardon en évitant les fautes. Cela aurait permis de ne pas avoir à se mortifier, ce qui est toujours considéré comme une mauvaise chose, car Dieu veut notre bien-être et pas notre souffrance ».
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La tradition talmudique invite l’Homme à mettre ses sens en éveil et à savourer les fruits de la Création
Ainsi donc, malgré les nombreux interdits bibliques (alimentaires en particulier), la tradition talmudique invite l’Homme à mettre ses sens en éveil et à savourer les fruits de la Création. Le corps ne doit pas être mortifié mais, au contraire, être mis à profit pour célébrer la vie et inscrire les plaisirs de l’existence dans une démarche religieuse.
Dans les leçons suivantes, nous nous intéresserons au sens moral des règles de cacheroute.