Être Israélien à l’heure du soixantième anniversaire de l’état signifie être résigné à vivre avec d’insolubles paradoxes émotionnels et politiques. Cela signifie vivre avec une peur croissante de la mortalité, même au moment où nous célébrons notre aptitude à survivre à chaque menace. Nous sommes certainement la seule nation qui marque son jour d’indépendance par un sondage annuel qui, invariablement, comprend la question suivante : « Croyez-vous que le pays existera encore dans cinquante ans ? » La plupart des Israéliens continuent à répondre par l’affirmative, précisément parce que nous savons que la chance a toujours été en notre défaveur et que nous avons réussi face à des dangers auxquels peu de nations auraient probablement survécu.
Dans d’autres domaines, nous sommes encore « le seul pays » : le seul pays dont les frontières ne sont pas internationalement reconnues, le seul pays dont la capitale ne possède aucune ambassade étrangère, le seul pays dont on s’attend, au cours de négociations, à ce qu’il cède des biens tangibles en échange d’une simple reconnaissance de notre existence, le seul pays qui a vu sa condamnation à mort prononcée par certains de ses voisins. Des enclaves de terrorisme empiètent sur nos frontières, tandis que la menace nucléaire venant d’Iran grandit. Nos guerres ont quitté les champs de bataille pour rentrer dans nos foyers. Des Katiouchas sur Haïfa et Ashkelon, des bus qui explosent à Jérusalem : l’inconcevable est devenu une routine.
Tandis que le jihad lancé contre nous s’intensifie, nous rêvons de réaliser la promesse toujours plus insaisissable de la normalisation. Ce n’est peut-être que maintenant, à notre âge de maturité agitée, que nous réalisons avec quelle naïveté touchante le mouvement sioniste s’est imaginé pouvoir normaliser les Juifs en créant le seul état non-musulman au Moyen-Orient, sur une terre sainte pour les trois religions rivales, à proximité des champs de pétrole les plus convoités du monde.
Être Israélien à l’heure des 60 ans signifie être fier d’accomplissements inimaginables, être un précurseur mondial dans le domaine des sciences et de la technologie, être le second, juste derrière l’Amérique, dans le nombre des start-ups de haute technologie cotées au NASDAQ. Et cela signifie porter la honte du ‘hiloul, la profanation du nom « Israël ». Nous avons accepté d’être représentés par un président accusé de viol, un premier ministre élu le politicien le plus corrompu du pays, un vice premier ministre accusé de brutalités, un ex-ministre des finances accusé d’importants détournements de fonds. D’autres pays peuvent même avoir des dirigeants encore plus corrompus que les nôtres, mais ce n’est pas un réconfort pour un peuple confronté à des décisions de vie ou de mort et constamment incité à des sacrifices qui dépassent de très loin les capacités de l’ensemble des autres habitants des pays occidentaux.
À notre âge avancé, la plupart d’entre nous sont las de l’idée de devoir obéir à l’impératif biblique de devenir une lumière pour les autres nations. « Soyons d’abord une lumière pour nous-mêmes, » nous exclamons-nous. Pourtant, nous avons dans l’idée d’être, malgré tout, une lumière pour les autres. Dans notre guerre contre les attentats suicide, nous avons prouvé qu’une société de consommation pouvait vaincre des terroristes et réclamer son espace public : une victoire historique dans le monde, même si la plupart du monde ne le sait pas.
C’est la troisième fois en moins d’un siècle que les Juifs se retrouvent sur la ligne de front contre le mal totalitariste : le nazisme, le communisme soviétique et, à présent, le jihadisme. Chacun de ces mouvements aspira à remodeler l’humanité à son image et chacun d’eux définit les Juifs comme leur obstacle principal. Il est difficile de célébrer ce schéma d’inimitié, mais comprendre la nature de nos ennemis devrait, au moins, nous donner confiance dans la justesse fondamentale de notre cause. En étant sur la ligne de front contre le jihad, Israël accomplit le travail de tikoun olam, contribuer à la guérison du monde.
Non seulement, nous menons cette guerre, privés de dirigeants qui pourraient être une source d’inspiration, mais pour la première fois de notre histoire, une vision commune pouvant faire appel à la majorité des Israéliens, nous fait défaut.
L’une après l’autre, nos certitudes idéologiques se sont effondrées. Le rêve du « Grand Israël » s’est brisé dans la première intifada ; le rêve de « la Paix Maintenant » s’est terminé dans le jihad. Finalement, il y a eu l’espoir d’un unilatéralisme : si nous ne pouvons pas occuper les territoires habités par les Palestiniens et si nous ne pouvons pas faire la paix avec eux, nous pouvons, au moins, définir nos propres frontières. Ce fantasme s’acheva avec les attaques de missiles en provenance de Gaza. À présent, il n’y a pas de réponses, que des improvisations.
Pourtant, à la place de certitudes idéologiques, il y a une abstinence durement gagnée. La plupart d’entre nous seraient prêts à presque n’importe quelle concession pour faire cesser ce conflit et atteindre une véritable reconnaissance de notre légitimité. Mais la plupart d’entre nous réalisent que, à ce stade du conflit, aucune concession ne nous apportera cette reconnaissance. La gauche a eu le dessus sur la question des concessions, la droite a eu le dessussur celle de la paix. Pour la première fois depuis la Guerre des Six Jours, nous faisons face à une réalité sans oeillères idéologiques.
L’effondrement des idéologies nous déprime, mais rend aussi la situation plus claire : enfin, nous comprenons la complexité dans laquelle nous vivons et c’est cela qui nous permet de nous en sortir.
Être Israélien à l’heure des 60 ans signifie attester que nos conflits internes sur l’identité ne peuvent être que gérés et non résolus. En tant qu’état moderne sur une terre sainte, Israël est voué à demeurer à la fois laïc et religieux, sans orientation décisive dans un sens comme dans l’autre. Et avec les Arabes constituant plus de 20 pour cent de sa population, Israël est voué à être à la fois un état démocratique et un état juif, aspirant à inclure, d’une manière ou d’une autre, tous ses citoyens dans son identité nationale tout en maintenant une responsabilité, même envers les Juifs qui ne sont pas ses citoyens.
Non moins extraordinaire que les failles multiples de la société est le fait que la société elle-même se maintienne. Nous avons survécu au meurtre d’un premier ministre et à l’expulsion de leurs maisons de milliers de nos frères citoyens à Gaza. Nous connaissons notre capacité à nous autodévorer, le yétser hara juif, la tentation du mal. Les grandes vagues d’immigration de ces deux dernières décennies, en provenance de l’ex-Union Soviétique et de l’Éthiopie, restent encore à être intégrées. Mais nous savons, également, que le rassemblement des exilés possède son propre rythme et que, d’une manière ou d’une autre, un peuple est en train de se former à partir de communautés disparates et même antithétiques.
Être Israélien à l’heure des 60 ans signifie être au courant d’un secret que la plupart des Juifs de la Diaspora ignorent et que souvent, nous ne nous avouons même pas à nous–mêmes : Israël est un endroit extraordinaire pour y vivre : pour entretenir l’absence de formalisme, la vitalité si ce n’est l’impolitesse, les surprises et les permutations sans fin relatives au fait d’être israélien. Au sein de cette tension insupportable, nous avons créé le bien-être. La nourriture est excellente, l’humour dépasse le politiquement incorrect. La culture hébraïque dépasse le sacré et sanctifie l’ordinaire.
Et surtout, nous chantons. Tous les genres de chansons sont créés ici. La rencontre musicale entre l’Est et l’Ouest – ce qu’on appelle ailleurs la « world music » - n’est ici que de la simple musique israélienne. Et au cours de ces dernières années, D.ieu est devenu un protagoniste majeur du rock israélien, confondant notre idée d’une nation divisée entre les « laïcs » et les « religieux ». Les vieilles chansons patriotiques et sentimentales sont maintenues en vie dans des rassemblements massifs où les gens chantent en choeur, tout autour du pays et par les nouvelles versions hip-hop ou reggae. Plus la situation devient désespérée, plus les Israéliens chantent avec exubérance.
Être Israélien à l’heure des 60 ans, c’est être à la fois déçu et habité par une crainte mêlée d’admiration. Cela signifie être préparé aux surprises : un pont aérien d’urgence pour ramener une tribu juive exilée, des missiles sur Tel Aviv, un dirigeant arabe voulant faire la paix à Jérusalem. Cela signifie que, même si nous nous lassons de plus en plus des schémas mythiques, nous avons le sentiment d’être privilégiés en vivant dans l’ultime mythe juif.
Traduction : Rahel Katz