Les mandragores ont libéré leur parfum, et à notre porte, se trouvent des délicatesses.
(Cantique des cantiques 7:15)
Le Midrach interprète ce verset de manière surprenante :
• Les « mandragores » désignent Ruben ;
• Le « parfum » fait allusion à son acte héroïque lorsqu’il sauva Joseph des desseins meurtriers de ses frères ;
• Et les « délicatesses » à notre « porte » se réfère à ‘Hanoukka (puisque la ménorah est placée à la porte).
Si ce genre de références voilées est monnaie courante dans le Midrach, elles ont habituellement quelque chose en commun. Ainsi, le Midrach peut présenter une série de versets faisant allusion aux trois patriarches, en parallèle avec une série d’évènements historiques ayant un lien entre eux. Alors que ces deux évènements, ‘Hanoukka et la tentative de Ruben pour sauver Joseph, ne semblent pas avoir de rapport (outre le fait que ‘Hanoukka tombe généralement la semaine suivant la lecture de la paracha de Vayéchev qui raconte justement cet épisode.)
UN CHANT DE LOUANGE
Un aspect fascinant de ‘Hanoukka peut nous aider à comprendre cet étrange midrach.
Chaque fête implique la récitation du Hallel, qui est un chant de louanges à D.ieu à travers lequel nous reconnaissons que la fête commémore un évènement étant d’œuvre divine. ‘Hanoukka comporte toutefois une facette supplémentaire : lehodot oulehallel – « remercier et louer ».
Quelle est la nature de cette gratitude supplémentaire et pourquoi l’associe-t-on au Hallel ?
Parmi les diverses expressions hébraïques se rapportant à la beauté, deux sont particulièrement remarquables :
• Yofi, expression première désignant la beauté ;
• Et hod, désignant une beauté majestueuse et impressionnante, qui éveille une certaine crainte.
Si hod est généralement traduite par « gloire », le Metsoudat Tsion explique à de nombreuses reprises que c’est un « genre de beauté ». (Voir également le commentaire du Gaon de Vilna sur les Chroniques I 29:2, ainsi que Rachi sur Jérémie 22 :18)
Cette idée nous semble difficile : la beauté et la crainte sont-elles compatibles ? On pense généralement à la beauté en terme d’attirance, alors que la peur a un effet répulsif. De plus, hod semble lié à hoda’ah, une expression de gratitude et un terme qui implique la reconnaissance de sa culpabilité. Comment hoda’ah est-elle liée à la beauté ?
LA DIFFERENCE ESSENTIELLE
La différence essentielle entre les termes – hod et yofi – réside dans le rapport qui existe entre l’attirance superficielle et la nature profonde de l’objet.
Le monde fut créé à deux niveaux : matériel, donc tangible, et spirituel, qui ne peut être perçu. On pourrait dire que le monde a une essence spirituelle revêtue d’une enveloppe matérielle à laquelle le spirituel donne vie et substance.
Les Dix Paroles avec lesquelles D.ieu a créé le monde (Maximes des Pères 5 :1) se manifestent dans la Création qui en a résulté. Sa parole est le noyau spirituel du monde tangible. Comme le dit le Roi David : « Pour toujours, O D.ieu, Ta parole se tient ferme dans les cieux » (Psaumes 119 :89).
Pareillement, l’essence de l’homme est son âme divine, qui réside dans un corps physique et l’anime. Cette interaction entre surface et substance est également présente dans les ustensiles du Temple qui sont en majorité façonnés de bois et recouverts d’or.
Nous rencontrons cette relation entre l’extérieur et l’intérieur dans le concept de la beauté. La véritable beauté est présente quand l’enveloppe d’un objet nous dirige vers un contenu correspondant à l’extérieur. Ainsi l’enveloppe extérieure du fruit proclame : « Mange-moi, je suis savoureux ». Par opposition, le cactus et le désert sont tous deux formidables dans leur apparence et semblent crier : « Prends garde ! » A chaque fois, l’enveloppe est consistante avec sa substance.
TROIS VARIANTES
Il existe trois variantes possibles dans cette relation entre l’enveloppe et la substance :
• Si l’apparence extérieure est plus attirante que ne l’est véritablement l’intérieur, c’est une beauté fausse, creuse. L’enveloppe séductrice énonce une affirmation sans fondement ; c’est une publicité mensongère.
• Si l’apparence est le véritable reflet du contenu intérieur, nous avons une beauté dans le vrai sens du terme. C’est un attribut positif, car elle attire les gens vers une chose bénéfique. Par exemple, le Temple est décrit comme étant une « vision magnifique », car la majesté extérieure du Temple expose véritablement ce qu’il renferme. L’attirance visuelle invite ainsi le spectateur à entrer et à s’abreuver du contenu spirituel.
• Parfois, la valeur du contenu excède de loin l’apparence extérieure. C’est comme si le sac avait du mal à retenir un contenu débordant, ses coutures menaçant de lâcher. Cette abondance de contenu est aussi une forme de beauté, que l’on appelle hod, « gloire ». Dans ce cas, le message extérieur est surpassé par l’intérieur et s’incline devant son poids.
Dans le premier cas, l’extérieur domine l’intérieur ; dans le second, il lui est proportionné, dans le troisième, l’extérieur succombe. Ainsi, le terme hod est fortement associé à hoda’ah. L’extérieur se soumet à l’intérieur et démontre l’inadéquation du corps à traduire la richesse de l’esprit. L’enveloppe révèle finalement son contenu à travers son incapacité à le contenir.
LES RAYONS DE GLOIRE
Un exemple de ce type de hod se trouve dans les « rayons de gloire » qui ornaient Moché quand il est redescendu du Sinaï pour rejoindre le Peuple juif (Exode 34 :30). Ces karnei hod résultaient d’un état spirituel élevé que son corps physique ne pouvait contenir. Ces rayons étaient un trop-plein de gloire spirituelle intérieure. Ce n’est qu’en ajoutant une enveloppe additionnelle, un voile, qu’il pouvait protéger les autres de ces rayons de gloire éclatants.
Notre révérence à la vue d’un grand de la Torah ne répond pas à sa stature physique, mais à notre perception d’une émanation de quelque chose de divin, de spirituel de sa personne. Sa présence physique, telle que nous la percevons, n’est que le réceptacle de l’âme, et l’âme dépasse les barrières corporelles, se manifestant à ceux qu’elle rencontre. Ce sentiment d’être confronté à une grandeur spirituelle est ce qui évoque notre révérence et notre crainte, suscité par cette beauté que l’on appelle hod.
C’est aussi la raison pour laquelle « La sagesse de l’homme amène une lueur sur son visage » (Ecclésiaste 8 :1), comme nous le voyons chez un sage en Torah.
RIVAUX EN BEAUTé
Le peuple de la Grèce antique était doté de yofi, comme l’atteste le verset de la Genèse 9 :27. Israël, par contre, est décrite avec le terme hod dans le livre de Daniel 10 :8.
En détaillant ses rêves qui prédisent le sort des quatre royaumes, Daniel s’écrie : « Ma gloire s’est changée en destruction ». (Voir aussi Rav Tsaddok haCohen, Pokei’a’h Ivrim p.50). C’est spécifiquement, hod, la gloire d’Israël qui a été dévastée par yofi, la beauté de la Grèce.
Comment cette tension entre hod et yofi se manifeste-t-elle dans la lutte entre Israël et la Grèce ?
Nous y trouvons un précédent dans la rivalité sous-jacente entre Ruben et Joseph.
Le peuple d’Israël repose sur deux fondations : les deux femmes de Jacob, Rachel et Léa (les concubines Bilah et Zilpah, étant complémentaires à leurs maîtresses.) Tout comme les patriarches ont contribué une facette unique à Israël, chacune des matriarches constitue, par sa force de caractère, un pilier distinctif dans l’établissement du Peuple juif.
RACHEL ET LEA
Rachel est décrite comme yefat to’ar, « belle d’apparence » (Genèse 29 :17). Sa grâce extérieure traduit sa beauté spirituelle intérieure.
Léa n’est décrite qu’en référence à ses yeux, or les yeux sont appelés la fenêtre de l’âme. La beauté de Léa réside dans ses qualités intérieures, irradie ses yeux, mais ne s’étend pas à son visage. En apparence, elle est destinée à Esaü ; pourtant, c’est elle (avec sa servante Zilpah) qui va porter la grande majorité des tribus.
Joseph, premier né de Rachel, est l’enfant qu’elle mérite d’avoir. Judah, quatrième enfant de Léa, représente plus que sa part. Elle le nomme Judah, Yéhouda en hébreu, qui vient de hoda’ah, exprimant sa gratitude et reconnaissant qu’elle a reçu bien au-delà de ce qu’elle méritait de droit.
Cette même distinction se retrouve dans la descendance des matriarches : Joseph, fils de Rachel, est décrit comme possédant yofi, alors que Judah est associé à hoda’ah, en nom et en acte (Voir Genèse 38 :26 lors de sa confession en publique au sujet de Tamar). Saul, descendant de Rachel, roi dont la stature est « tête et épaules au-dessus du peuple », reflète ce port majestueux. David, descendant de Léa, est décrit comme « le fils le plus petit » de Jesse ; Seul D.ieu qui lit les cœurs, peut le désigner comme roi.
LA PERSONNE SAINTE
On peut utiliser les termes contrastés de yofi et hod pour décrire comment la conduite d’une personne réalise – ou manque de réaliser – cette consistance avec son état intérieur. Par exemple, un tsaddik gamour, une personne entièrement sainte qui n’a jamais péché, est le summum de yofi. Ses actions sont le reflet sincère d’un corps en harmonie avec son âme. Dans le même ordre d’idée, nos Sages nous disent que les traits d’un fauteur sont déformés ; son yofi originel est perdu.
D’un autre côté, nous avons le ba’al techouva, « celui qui retourne à D.ieu ». Si son apparence est entachée et déformée (Isaïe 53), du fait de ses nombreuses fautes, quelque chose en lui lutte pour l’élever au-dessus de sa condition, et dans sa lutte vers le repentir, une force intérieure particulière l’entraîne à l’amélioration. A un niveau plus profond, on peut dire que le ba’al techouva est doté de hod. En effet, le Talmud (Chabbat 56b) parle de Rabbi Nathan de Tsoutsita, un grand ba’al techouva, qui était couronné d’un halo – il semblerait qu’il s’agisse des karnei hod, des « rayons de gloire ».
Joseph personnifie la personne sainte (il est appelé Yosef haTsaddik, titre qui n’est donné à aucun autre dans les écritures), parce qu’il s’est distingué en surmontant la tentation, en ne fautant pas. Yofi est son domaine. Judah, quand à lui, succombe et dans sa lutte au repentir, son hod devient manifeste.
L’ODEUR DU SACRIFICE
Revenons maintenant au « parfum des mandragores ».
Ruben, l’aîné des enfants de Léa, est l’héritier apparent de Jacob, mais Joseph semble enclin à lui usurper ce droit d’aînesse.
(Soit dit en passant, l’épisode des mandragores est un autre exemple de hod : Ruben avait donné les mandragores en cadeau à sa mère et celles-ci devaient être à l’origine de la naissance d’une autre tribu.
Elles le furent en effet : quand Léa les donna à Rachel, lui cédant les fleurs qui étaient à elle ; Léa conçut un autre enfant !)
La lutte entre Joseph et ses frères atteint son apogée lorsqu’ils le condamnent à mort. A ce moment, le hod des enfants de Léa se manifeste dans toute sa force. Ruben protège Joseph, et Judah finalise le processus de sauvetage de leur rival, en proposant qu’il soit vendu comme esclave.
Le premier né, Ruben, concède à Joseph, lui accordant finalement le droit d’aînesse.
Peut-on imaginer plus grand acte d’abnégation que d’accorder la vie, et donc le pouvoir, à son ennemi ? Nous sommes en effet émerveillés par l’odeur des mandragores, symbole de hod.
UNE BEAUTé VIDE
Avançons maintenant d’un millénaire. La Grèce est la puissance dominante du monde. Sa force réside dans yofi – pas le yofi d’un Yosef haTsaddik, bien évidemment, pas même le yofi qui trouve sens et accomplissement dans les tentes de Sem après la bénédiction de Noé ; mais une beauté vide réalisée grâce à la contemplation profane de l’univers.
« Le monde ne contient que ce qui se révèle » est la substance de leur point de vue. Si on comprend pleinement les phénomènes de l’univers, prétendent-ils, on comprend tout et ce qui est hors du champ de vision et d’observation, n’existe tout simplement pas.
Il n’en est pas de même pour le Peuple juif. Notre croyance est que le monde révélé nous indique simplement un monde caché, hors d’atteinte pour nos sens. Toute personne dotée de discernement comprend que le monde révèle bien plus qu’il n’y paraît. La Grèce réduit donc le monde à yofi, une beauté vide, alors qu’Israël ouvre ses yeux à hod, cette gloire qui demeure au plus profond.
Il est donc approprié que le thème du sacrifice soit célébré pendant ‘Hanoukka, car le sacrifice est l’essence de hod – la manière dont une personne réalise son véritable potentiel. Quand une personne accomplit les mitsvot dans le cadre de son existence en respectant ses limitations, elle peut amener ses traits les plus raffinés à leur pleine maturation, mais pas plus. Elle accomplit de grands actes, mais ceux-ci ne la portent pas au-delà de son potentiel. Mais quand une personne est prête à sacrifier sa vie pour la Torah, elle prouve que le monde de la Torah et de la divinité dépasse de loin ses limitations personnelles. Elle saisit au-delà de ce qu’elle peut atteindre et clame une louange qui excède ses limitations apparentes.
Traduction et Adaptation de Tsiporah Trom