Talmud de Babylone, Chabath 31a
Nouveau récit d’un étranger qui vient un jour se présenter
devant Chamaï et qui lui dit : « Convertis moi à la condition
que tu m'apprennes toute la Tora pendant que je me tiens sur un pied ».
Chamaï le repousse avec la règle d'architecte qu'il tient entre
ses mains. Il se rend alors auprès d'Hillel (en lui faisant la même
requête) qui le convertit et lui dit : « Ce qui est haïssable à tes
yeux, ne le fais pas à ton prochain », voici toute la Tora et
le reste n'est que commentaire de ce passage. Va et étudie !
L'attitude de Chamaï, qui chasse l'étranger, a de quoi surprendre
lorsqu'on sait qu'il avait l’habitude d’enseigner:
Maximes des Pères,
Chapitre I
Chamaï dit […] et tu dois recevoir tout homme de manière
bienveillante.
Afin de mieux saisir le
comportement de Chamaï, citons Rav Ye’hiel
Yaakov Weinberg qui situe le texte dans son contexte historique :
Le prosélyte demande à devenir juif à la condition de n'accepter que le « beau côté » de la religion, en ayant un pied dans la maison d'étude et l'autre à l'extérieur de cette dernière.
« Beaucoup
de Juifs étaient à l'époque hellénisants,
car la culture grecque attirait les coeurs par sa beauté et
par sa perfection artistique dans tous les domaines de la vie […]
Mais d'autre part, il y avait parmi les Grecs et parmi les Romains
beaucoup de gens qui avaient une
aversion envers l'idolâtrie et dont les coeurs étaient
attirés
par la pureté et la sainteté, la douceur et la miséricorde
que l'on trouve dans la religion d'Israël. Un de ces hommes était
notre prosélyte. Mais, dans son milieu, il avait entendu à quel
point la religion était sévère au niveau de
la pratique des préceptes, lesquels déconnectent
l'homme de la lumière
et du bonheur de vivre. Et ainsi, il avait peur de mettre sa tête
sous le joug contraignant des mitsvoth, les préceptes
divins. En venant devant Chamaï, il demande à devenir
juif à la condition de n'accepter
que le « beau côté » de la religion, en
ayant un pied dans la maison d'étude et l'autre à l'extérieur
de cette dernière. Chamaï ne connaissait que le droit
chemin, symbolisé par
la règle d'architecte (nécessaire pour vérifier
si les fondements et les murs sont droits). Et c'est pourquoi il
le repousse précisément
avec la règle d'architecte. »
(1)
Comment comprendre alors l'approche d'Hillel ?
Elle peut s'expliquer de deux manières:
TENSION ENTRE LA
PENSEE
ET L’ACTE
Selon le Rav Weinberg,
comme nous l'avons relevé plus haut, le prosélyte
voulait rester « sur un pied », c'est-à-dire poser un de
ses deux pieds dans la beauté de la religion sans mettre simultanément
l'autre dans son aspect contraignant. Or, celui qui se tient debout, omèd, ne
marche pas, et ce que refusait notre candidat à la conversion, c'était
précisément la halakha, littéralement la
marche à suivre
(2) !
Nous devons analyser sur cette base l'attitude d'Hillel : entre-t-il dans
le jeu du prosélyte en lui présentant un Judaïsme qui
prône l'amour du prochain privé de halakha, de lois et de préceptes
religieux ?
Rav Weinberg, dans un commentaire oral, observait qu'il est étonnant
qu'Hillel n'ait pas utilisé la formule biblique
« Tu aimeras
ton prochain comme toi même », mais plutôt son énonciation
négative. Il l'expliqua par le fait qu'en bon pédagogue, Hillel
savait que la formulation positive constitue un idéal difficile à réaliser,
risquant ainsi de rester confiné au stade de l’idéal,
de la théorie. Tandis que son énonciation négative vise
un mode de conduite de chaque instant (car si un homme ne sait pas vraiment
comment il veut être aimé, il sait en revanche ce qu'il ne veut
pas qu'on lui fasse), évitant ainsi le danger d’un abîme
entre l’idéalisation de l’amour du prochain et le comportement
quotidien.
Hillel lui suggère que toute la Tora, c'est précisément apprendre comment transformer l'idéal en un vécu quotidien et permanent.
En lui disant « ne fais pas à ton ami ce que tu ne voudrais pas
que l'on te fasse, c'est ça toute la Tora », Hillel lui suggère
que toute la Tora, c'est précisément apprendre comment transformer
l'idéal en un vécu quotidien et permanent. L'énonciation
négative du commandement divin réduit le champ d'application
de cette règle d'un espace infini à un espace fini ; la règle
devient, alors, concrètement applicable et convient de la nécessité du
passage de l'idéal au vécu.
Etre juif, c'est être
capable de passer de l'idéal au vécu,
d’aboutir à la Torath h'aïm donc à la halakha.
Cependant, en même temps, à travers l'étude, il est de
notre devoir de découvrir les grands principes juridiques et philosophiques
cristallisés
dans cette loi. (3)
MORALE ET RELIGION
Explication
par Rachi de la formule d'Hillel « ton ami » :
N'abandonne pas ton ami et celui de ton père (Proverbes XXVII, 10) -
il s'agit de Dieu. Ne transgresse donc pas Ses paroles car ton ami est également
haïssable à tes yeux lorsqu’il fait fi de tes paroles.
Rachi nous explique donc
que le terme « ami » utilisé par
Hillel se réfère à Dieu, lequel est appelé Ami.
Le verset des proverbes « n'abandonne pas ton ami et celui de ton
père » constitue
en quelque sorte, pour Rachi, un précédent, dans lequel « l'ami » désigne
Dieu. Car qui est à la fois ton ami et celui de ton père sinon
Dieu.
(4)
Il semble évident que ce qui dérange Rachi dans les propos
d'Hillel, c'est qu'on pourrait croire que toute la Tora est contenue seulement
dans les relations de l'homme à autrui. En expliquant que l'Ami, l'Autre,
c'est Dieu, cela permet d'intégrer dans la formule d'Hillel à la
fois les relations entre les hommes et Dieu et celles des hommes entre eux.
Finalement, Hillel, grâce à sa formule ingénieuse, montre
au prosélyte que la Tora demande aussi de respecter Dieu. Mais le
prosélyte ne savait-il pas déjà auparavant que toute
religion exige un tel respect ? Qu'a-t-il découvert dans la réponse
d'Hillel?
Selon l'explication de
Rav Weinberg citée ci-dessus, notre prosélyte,
en exigeant de n'étudier la Tora que « sur un pied » manifestait
son intention de ne prendre que le « beau coté » de la Tora à savoir
son côté éthique et social et de délaisser le côté religieux.
En d'autres termes, il était prêt à adopter le côté gauche
des Tables de la Loi, celui qui régit les relations de l'homme à son
prochain, mais refusait le côté droit, à savoir celui qui
régit la relation de l'homme à Dieu. Nous comprenons alors la
réflexion de Chamaï qui ne pouvait admettre une telle « sélection ».
Pour mieux comprendre la réponse d'Hillel, citons un autre passage
de Rachi qui se réfère à un texte talmudique
(5) ; il y est question des rois de la terre qui, entendant la
proclamation des quatre
premiers commandements du Décalogue, en nièrent
la validité ; à l’énonciation
du cinquième
(tu respecteras ton père et ta
mère) ils
admirent alors, rétroactivement, la validité des
quatre premiers. Or, si l’on comprend assez bien la disposition
des rois à accepter
le commandement moral du respect envers les parents, on saisit
moins bien pourquoi à cause de ce cinquième commandement,
ils reconnurent aussi la validité des premiers.
Explication de Rachi, Talmud de Babylone, Kidouchine 31a, ad locum.
A fortiori, l'homme doit-il Le respecter, car Il est aussi associé à sa
création, comme son père et sa mère, et sa vie et sa mort
sont entre Ses mains.
Rachi fait ici allusion
au passage talmudique suivant
(6) :
Les Sages ont enseigné : trois êtres sont associés à la
création d'un homme, Dieu, son père et sa mère.
Contrairement à l’enseignement classique qui demande à l'homme
de respecter ses parents en tant qu'associés de Dieu, Rachi propose
une innovation : l'homme doit respecter Dieu, car Il est « aussi » associé à ses
parents dans sa création. Quand les nations reconnurent la validité des
premiers commandements à cause de celui qui enseigne l'honneur dû aux
parents, ils perçurent, à l’instar de Rachi, ce même
devoir d'ordre éthique qui oblige aussi, l'homme dans sa relation à Dieu,
source de toute vie. L'obligation religieuse, cultuelle, est intégrée
dans l'impératif éthique. Faillir à cette obligation,
c'est échouer également sur le plan moral.
Une relation à Dieu se conçoit en termes éthiques. Dieu est l'Autre par excellence.
C'est précisément cette même idée qui apparaît
dans les paroles d'Hillel au prosélyte selon l’interprétation
de Rachi : Dieu est appelé h'avér, Ami. Ainsi, une relation à Dieu
se conçoit en termes éthiques. Dieu est l'Autre par excellence.
Je ne fais pas à Dieu ce que je ne voudrais pas que l'on me fasse.
On comprend mieux les réactions respectives de Chamaï et d'Hillel.
L'image de la règle de l'architecte à laquelle Chamaï se
réfère est très évocatrice : le Judaïsme
peut être comparé à un édifice qui doit répondre
aux règles strictes de l'architecture, afin qu'il ne s'écroule
pas au fil des âges. Pour Chamaï, l'édifice risque de s'écrouler « à la
moindre fissure ». Pour Hillel, l’édifice est également
une entité indissoluble. Mais c’est précisément
pour cela que celui qui en intègre une partie aboutira inéluctablement
au tout.
L'image du prosélyte qui voulait étudier toute la Tora sur un
pied prend tout son sens. Un homme ne peut éternellement tenir sur un
pied. A plus ou moins long terme, soit il s'écroulera, soit il devra
poser son second pied. Chamaï craint la première alternative, Hillel
est convaincu de la deuxième. En allant jusqu'au bout du devoir éthique,
l'homme ne peut aboutir qu'à Dieu.
Notes :
(1) Lifrakim, p. 367-368.
(2) Idée suggérée par un de nos élèves,
M. BRAUN.
(3) Voir également le chapitre : « Volonté et acte formel » et
comparer avec la conclusion : être juif c'est vivre dans une tension perpétuelle
entre la pensée et l'acte.
(4) Et dans ce sens, « ton père » désigne finalement
les
patriarches d'Israël: Abraham, Isaac et Jacob (voir également commentaire
de RACHI sur ce verset des Proverbes).
(5) Talmud de Babylone, Kidouchine 31a.
(6) Id. 30b.
Un extrait de Rencontres : Droit Talmudique et Droit des Nations, Tome 1,
du Rabbin Abraham Weingort, avec la collaboration de Jonathan Weizman, aux
Editions
Safed