Un des épisodes les plus intrigants de l'histoire de l'Exode est indéniablement
la "confrontation" entre D-ieu et Pharaon. Bien qu'en réalité ils
n'aient jamais eu d'échanges directs, il est évident qu'ils sont
les acteurs principaux de cette histoire. Moïse pour sa part, se retrouve
faisant le va-et-vient entre D-ieu et Pharaon, transmettant messages et prophéties.
Bien entendu, D-ieu a le dessus, et si ce n'était l'arrogance et la
mégalomanie de Pharaon, on pourrait presque avoir de la peine pour ce
dernier. Bien sûr, le lecteur discerne l'absurdité de la position
de Pharaon: il ne sait même pas contre qui il s'insurge, et de surcroît,
ses bras sont de loin trop "courts" face à D-ieu.
Les dés sont pipés, le combat est inégal. D-ieu peut
non seulement transformer en sang le Nil bien-aimé de Pharaon, mais
il peut également ravager toute la nature et jouer avec les lois de
celle-ci. Pharaon n'a aucune chance.
La manipulation suprême est atteinte quand D-ieu contrôle "le
coeur" de Pharaon.
L'Eternel endurcit le coeur de Pharaon (Exode 9:12)
Dans ces circonstances, nous comprenons
alors combien est futile, voire absurde, une bataille avec le Tout-Puissant.
Pharaon est comme une marionnette attachée à des
ficelles, manipulée par D-ieu.
Une question simple et souvent posée1 surgit alors: comment D-ieu peut-il
punir Pharaon, si ce dernier n'agissait pas selon sa propre volonté?
De plus, pourquoi le plan Divin
devait-il passer par une violation d'une loi naturelle: la suspension du
libre arbitre de Pharaon? Cette deuxième
question peut d'ailleurs être posée à propos de toutes
les plaies. En effet, il y a une certaine similitude entre les plaies qui constituent
une violation de la nature, et la limitation du libre arbitre de Pharaon qui
représente quant à elle une violation de la nature humaine.
Cette question présuppose la place centrale qu'occupe le libre arbitre
dans la philosophie Juive. Cette idée, que nous possédons en
effet une telle liberté, est la pierre angulaire du Judaïsme. Selon
Maïmonide, la vie sans une telle liberté serait sans signification,
un véritable cauChemar théologique. Si l'Homme était simplement
programmé pour exécuter diverses actions, il n'aurait aucune
responsabilité pour ces actions, et la vie elle-même serait au
mieux futile, et au pire stupide.
LA QUESTION ÉVIDENTE
Le Midrash reformule cette question, notant qu'elle ouvre la
porte aux pensées
hérétiques:
Au sujet de "J'ai endurci le coeur de Pharaon", Rabbi Yo'hanane a
dit:
"Cela ne donne-t-il pas aux hérétiques l'opportunité d'argumenter
qu'il (Pharaon) n'avait aucun moyen de se repentir, puisqu'il est écrit: "car
J'ai endurci son coeur". (Midrash Rabba, Shémot
13: 3)
Le Midrash fournit une réponse:
Rabbi Shimone ben Lakish lui a répondu: "Que les bouches des hérétiques
se ferment... Quand D-ieu avertit un homme une première fois, une deuxième
puis une troisième, et qu'il ne se repent toujours pas, alors D-ieu
ferme son coeur au repentir afin qu'Il le punisse selon ses péchés.
Il en était de même avec Pharaon l'impie. Puisque D-ieu l'a mis
en garde à cinq reprises, et qu'il n'en a pas pris note, alors D-ieu
lui dit: 'tu as raidi ta nuque et durci ton coeur; Eh bien, j'ajouterai cela à ton
impureté'. " (Midrash Rabba, Exode 13: 3).
Selon cette réponse, l'endurcissement du coeur de Pharaon par D-ieu était
en soi la punition. Ce n'était pas comme nous l'avons initialement supposé,
la cause des actes de Pharaon. La punition que Pharaon reçoit effectivement,
est tout à fait justifiée et appropriée: mesure pour mesure.
Pharaon avait fermé son coeur et ignoré D-ieu; alors D-ieu le
punit en endurcissant son coeur et en lui fermant aussi les portes du repentir.
LES CINQ PREMIERES PLAIES
Le
Midrash cité ci-dessus parle de cinq occasions où Pharaon
n'a pas tenu compte de D-ieu. Une analyse grammaticale du texte biblique montre
que D-ieu n'a pas endurci le coeur de Pharaon au cours des cinq premières
plaies. Bien au contraire, c'est Pharaon lui-même qui endurcit son coeur
et ignore la force de D-ieu contre laquelle on ne peut rivaliser.
1. Le Sang:
Ils firent ainsi, les magiciens d'Egypte avec leurs incantations;
le coeur de Pharaon s'endurcit, il ne les écouta pas comme l'Eternel avait dit.
Pharaon s'en retourna, alla vers sa maison et ne mit pas son coeur (ne se préoccupa
pas) de cela aussi. (Exode 7: 22-23)
2. Les Grenouilles:
Pharaon vit qu'il y'avait du répit; son coeur s'alourdit et il ne les écouta
pas, comme l'avait dit l'Eternel. (Exode 8: 11)
3. Les Poux:
Les sorciers dirent à Pharaon: "C'est le doigt de D-ieu".
Le coeur de Pharaon s'endurcit, et il ne les écouta pas comme
l'avait dit l'Eternel. (Exode 8: 15)
4. Les bêtes sauvages:
Pharaon endurcit son coeur aussi cette fois-là et
il ne renvoya pas
le peuple. (Exode 8: 28)
5. La Peste:
Pharaon envoya (vérifier) et voici, il n'était mort de parmi
le bétail d'Israël, même (pas) un (animal); le coeur
de Pharaon s'endurcit, il ne renvoya pas le peuple. (Exode 9: 7)
LE CHANGEMENT
Après les cinq premières plaies, nous notons un subtil, mais
essentiel changement dans la formulation.
6. Les ulcères:
L'Eternel endurcit le coeur de Pharaon et il (Pharaon) ne
les écouta
pas, comme l'Eternel avait dit à Moïse. (Exode 9: 12)
7. La Grêle:
Pharaon vit qu'avaient cessé la pluie, la grêle et les tonnerres.
Il continua de pécher, et endurcit son coeur, lui et ses serviteurs.
Le coeur de Pharaon s'endurcit, et il n'envoya pas les enfants d'Israël,
comme l'Eternel l'avait dit par l'intermédiaire de Moïse.
(Exode 9: 34-35)
L'Eternel dit à Moïse: "Va vers Pharaon, car Moi, J'ai endurci
son coeur et le coeur de ses serviteurs, afin que Je place Mes signes, ceux-là, à l'intérieur
de lui. (Exode 10: 1)
8. Les Sauterelles:
L'Eternel endurcit le coeur de Pharaon, et il (Pharaon) ne renvoya
pas les enfants d'Israël. (Exode 10: 20)
9. Les Ténèbres:
L'Eternel endurcit le coeur de Pharaon et il n'accepta pas de les renvoyer.
(Exode 10: 27)
10. La Mort des Premiers-Nés:
"
J'endurcirai le coeur de Pharaon, et il les poursuivra; et Je me glorifierai
par Pharaon et par toute son armée. Et les Egyptiens sauront que c'est
Moi l'Eternel". Ils firent ainsi. Il fut rapporté au roi d'Egypte
que le peuple avait fui. Alors le coeur de Pharaon fut retourné, (et
celui) de ses serviteurs, contre le peuple et ils dirent: "Qu'avons-nous
fait là, que nous ayons renvoyé Israël, de ne plus nous
servir?" (Exode 14: 4-5)
Il est donc clair que pour ces cinq dernières
plaies, c'est D-ieu qui
endurcit le coeur de Pharaon.
LA PUNITION
Cette constatation du changement dans la formulation a été faite
par Resh Lakish. Les cinq premières fois où Moïse l'aborde,
Pharaon ignore l'expression de la puissance de D-ieu. A cet instant, Pharaon
a perdu la capacité de se repentir. Cette perte de possibilité à corriger
ses erreurs, et de se repentir, fait déjà partie de la punition.
Ainsi, au cours des cinq dernières plaies, D-ieu endurcit le coeur
de Pharaon après chaque plaie, non pas parce que Pharaon refuse de laisser
partir Son peuple, mais parce qu'il l'a refusé au cours des cinq premières
plaies.
Toutefois, d'autres commentateurs
soulignent que bien avant cela, Pharaon méritait déja d'être puni. "La solution finale" qui
consistait à tuer les nouveau-nés mâles, et qui avait été envisagée
et mise à exécution par Pharaon au début du livre de l'Exode, était
une raison suffisante pour le punir. Cela, ajouté à l'esclavage
dur et amer auquel les Juifs ont été soumis, justifie amplement
les tortures infligées à Pharaon et à son peuple.
Cette idée est exprimée
plus succinctement dans un autre Midrash :
J'endurcirai son coeur... afin que Je puisse les châtier
pour leurs fautes. (Midrash Rabba, Exode 5: 7)
Une subtile différence entre cette approche et celle de Resh Lakish
citée ci-dessus4 devient alors évidente.
En effet, dans l'explication de
Resh Lakish, l'endurcissement du coeur de Pharaon est en soi la punition, "mesure pour mesure". Ainsi, la question
concernant la suppression du libre arbitre ne se pose pas. Les Hommes ne peuvent être
punis que pour des actions commises de plein gré, lorsqu'ils disposent
d'un total libre arbitre. Dans notre cas, Pharaon est en effet puni pour des
crimes commis délibérément contre les Juifs, en pleine
possession de son libre arbitre. La punition: D-ieu révoque et supprime
le libre arbitre de Pharaon.
Dans ce second Midrash ,
lorsque D-ieu endurcit le coeur de Pharaon, ce n'est pas la punition en soi,
mais une étape indispensable pour rendre possible
la punition. D-ieu ne peut punir l'Homme que s'il agit en homme libre, que
s'il dispose de son libre arbitre. En endurcissant le coeur de Pharaon, D-ieu
ne le prive pas de son libre arbitre, bien au contraire il le rétablit!
En effet, si Pharaon n'avait pas été endurci face aux phénomènes
surnaturels qui ravageaient son peuple et sa terre, il aurait capitulé à un
moment ou à un autre. Il fallait que D-ieu manipule ses émotions
pour rétablir l'équilibre, face à la démonstration écrasante
de Sa suprématie. Il fallait qu'il endurcisse le coeur de Pharaon pour
rétablir son libre arbitre et pour pouvoir ainsi le punir.
LA NATURE DU LIBRE ARBITRE
Nous pouvons maintenant répondre à notre question précédente
en formulant le problème différemment. Les plaies ont certainement
retiré, ou tout au moins limité, le libre arbitre de Pharaon.
Un Pharaon battu et malmené n'a certainement pas la liberté nécessaire
pour prendre une décision rationnelle et dépassionnée,
objective et impartiale, au sujet de la croyance en D-ieu. Pour rétablir
efficacement l'équilibre chez un Pharaon "diminué",
son coeur a donc dû être endurci, et ce, afin de lui laisser le
libre choix pour accepter ou rejeter D-ieu.5
Cette idée peut nous aider à comprendre un autre événement,
et d'une façon bien plus générale, un concept qui était
de mise durant la période biblique.
Les enfants d'Israël qui se sont tenus au pied du mont Sinaï, ont
certainement été extrêmement marqués par leur rencontre
avec D-ieu. Il est donc difficile d'imaginer que quiconque, témoin de
la révélation Divine, n'ait pu être transformé par
un tel événement, et 'affecté' à vie! Entendre
D-ieu déclarer: "Je suis l'Eternel" et ordonner: "Ne
faites pas d'idoles", marque sans nul doute les esprits et les coeurs à tout
jamais. Pourtant, à peine quarante jours plus tard, les Juifs adorent
un veau d'or. Cette chute, si rapide, peut se comprendre à travers le
problème du libre arbitre que nous avons expliqué dans le cas
de Pharaon.
En effet, après avoir été témoins de la révélation
Divine, les Juifs ont perdu une partie de leur libre arbitre. Ils n'avaient
plus la liberté d'accepter ou de rejeter D-ieu dans leur existence.
L'implication de D-ieu dans leurs vies était devenue claire, immédiate
et palpable, voire pesante. Ainsi, leur croyance en D-ieu et l'accomplissement
des commandements, auraient été teintés d'un mérite
moindre: ils auraient été la résultante de la force Divine.
L'ÉQUILIBRE
La révélation qui rapproche l'Homme de D-ieu, limite en même
temps le libre arbitre individuel, rendant les actions postrévélation
de l'individu, sans signification. D-ieu a rétabli l'équilibre
dans Sa relation avec l'Homme, en insérant dans la nature de celui-ci
le désir de se révolter contre D-ieu, et contre l'essence même
de D-ieu. C'est la clef et l'explication de la faute du veau d'or.
Les Juifs, témoins de la toute-puissance divine au pied du mont Sinaï n'avaient
plus aucun mérite à pratiquer les mitsvot.
D-ieu était
présent à leur esprit à chaque instant. Ils ne pouvaient
plus fauter. Alors, pour rétablir leur libre arbitre D-ieu a développé en
eux le désir de servir des idoles.
De façon bien plus générale, durant l'ère prophétique,
le même dilemme existait. Lorsque les Hommes vivaient le divin de façon
directe (lorsqu'un feu descendait du ciel et brûlait les sacrifices)
ou indirecte (par l'intermédiaire des prophètes), leur liberté était
réduite. Voilà pourquoi durant l'ère prophétique,
afin de rétablir leur libre arbitre, il existait une envie forte et
puissante d'adorer des idoles. Ce n'est que durant la période du second
Temple, où le feu céleste avait disparu et la prophétie
faisait partie du passé, que l'envie de servir des idoles s'évanouit.6
L'idolâtrie n'était plus alors une nécessité: la
relation entre l'Homme et D-ieu avait changé.
Nombreuses sont les personnes qui
espèrent la Révélation,
ayant terriblement envie d'une relation simple et directe avec D-ieu, et savourant
le plaisir qu'une telle révélation leur procurerait. Nous oublions
qu'une révélation de cette ampleur est lourde à assumer,
rendant la croyance qui s'ensuit presque dénuée de toute signification
et de tout mérite, à moins qu'elle ne soit accompagnée
d'une tentation 'inverse' faisant le contrepoids.
L'Homme croit que le libre arbitre
est un droit inaliénable. Il oublie
parfois que ce droit peut être perdu, cette perte étant en soi
une punition, ou faisant partie d'un schéma bien plus grand. La Torah
nous rappelle cet enseignement avec l'épisode de Pharaon.7
NOTES
1)Na'hmanide écrit: "l'explication de la question que
chacun pose..." (Ramban
Shémot 7: 3)
2)Le Midrash introduit un jeu de mots avec le lev, signifiant
le coeur, et kaved, signifiant le foie: le coeur de Pharaon était devenu
comme un foie. Que signifie hikhbadti? D-ieu a rendu son coeur comme un foie
dans lequel même
un jus bouilli une deuxième fois n'entre pas; Ainsi était donc
devenu le coeur de Pharaon, comme un foie, qui ne peut pas recevoir les propos
de D-ieu. De là "car j'ai endurci son coeur." (Midrash Rabba,
Shémot 13: 3)
3)Ceci se lit comme si Pharaon avait endurci son propre coeur, mais selon le
verset suivant, les changements dans la formulation montrent que cela était
le travail de D-ieu. Voir les commentaires du 'Hizkouni.
4)Voir les commentaires de Na'hmanide (7: 3) où il apporte les deux
explications et déclare qu'elles sont toutes deux vraies!
5)Voir les commentaires du Sforno dans 4: 21 où cette idée pourrait être
comprise, quoique peut-être la thèse exposée ici aille
au-delà de l'intention du Sforno.
6)Voir Yoma 69b, Shir Hashirim Rabba 7: 8.
7)Le cas curieux de "A'her", Elisha Ben Avouya, le sage qui est devenu
hérétique et meurtrier, et qui a apparemment perdu sa capacité de
repentir, de réhabilitation spirituelle, ne sera pas traité ici.