David N. Weiss est un auteur nominé aux "Emmy" (l’équivalent des "Oscars" pour la télévision) dont la dernière œuvre est "Shrek 2"qui connaît un immense succès aux Etats-Unis depuis sa sortie. Le scénario nous entraîne dans les aventures d'un ogre vivant dans les marais, qui épouse une belle princesse (Fionna) et qui découvre chemin faisant le sens profond du mariage, de la recherche d'identité et de l'attention portée aux autres.
Sur le plan personnel, Weiss a suivi un parcours en montagnes russes: il naît dans une famille juive assimilée, puis devient aumônier chrétien pour la jeunesse, et revient enfin à un judaïsme pratiquant.
Question: Shrek 2 est un succès sans précédent qui a battu le record de "Jurassic Park" dès le premier week-end et est en passe de devenir le film d'animation le plus rentable de tous les temps. Est-ce que vous vous y attendiez ?
Weiss: Je savais que le film démarrerait très fort, compte tenu du succès du premier "Shrek". Mais il ne faut pas oublier que j'ai terminé le scénario de "Shrek 2" depuis deux ans. A ce stade, le projet n'avait pas entièrement pris forme et il fallait encore que tout se mette en place. Dans les films d'animation, le dessin tient une place énorme. Il faut voir les artistes du studio mimer les scènes en se regardant faire toutes sortes de grimaces dans la glace ! C'est ce qui apporte la magie nécessaire pour donner vie au scénario. Nous espérions que tout se passerait bien, mais on ne peut jamais être sûr de rien avant d'avoir vu la réaction du public.
Q : Les enfants adorent Shrek, mais il contient, de toute évidence, des messages plus profonds qui trouvent également un écho chez les adultes. Avez-vous pensé, en l'écrivant, à des thèmes juifs particuliers?
Un des thèmes principaux est basé sur un enseignement d’un rabbin qui définissait l’amour ainsi: "Ce qui est important pour toi est important pour moi".
Weiss : En fait, un des thèmes principaux est basé sur un enseignement que j'avais entendu du rabbin Shlomo Goldberg (qui l'avait entendu du rabbin Noah Orlowek). C'est une définition de l'amour : "Ce qui est important pour toi est important pour moi". Dans le film, Shrek épouse la princesse Fionna et il pense qu'il va continuer sa vie d’ogre dans son marais. Mais le père de Fionna (le roi) commence à échafauder des plans pour faire revenir sa fille au palais. Le roi joue sur l'amour-propre de Shrek et veut le persuader qu'il a gâché la vie de sa malheureuse fille. Et les preuves ne manquent pas pour que Shrek, et les spectateurs, se demandent si, après tout, il n'a pas raison.
Au début, Shrek se comporte de manière égoïste et ne souhaite qu'une chose : c'est que Fionna vive avec lui dans le marais. Mais ensuite, il se met à réfléchir: "Peut-être Fionna aurait-elle été plus heureuse en restant princesse plutôt qu’en étant l'ogresse qu'elle est devenue avec moi ?". Et parce que Shrek l'aime vraiment, il envisage de lui donner une "potion magique" et de la laisser retourner vers le faste royal qu'elle mérite. Non pas que ce soit ce qu'il souhaite, mais il veut le faire pour le bien de Fionna.
Lorsque nous avions des réunions avec les responsables de Dreamworks (la société de production) je glissais de temps en temps que c'était là une idée juive traditionnelle. C'est vraiment un des thèmes de base du film et je suis assez fier d'avoir orienté le film dans ce sens-là. Par le biais de Shrek, un peu de sagesse juive va toucher des millions d'Américains.
Q : Quel est le contexte juif dans lequel vous avez grandi?
Weiss: Dans un judaïsme réformé, c'est-à-dire essentiellement limité aux tableaux de Chagall, à la Shoah et aux plantations d'arbres en Israël. Mais j'étais davantage attiré par la spiritualité. J'avais entendu l'histoire d'Abraham qui avait eu très tôt la certitude qu'il devait exister quelque chose de supérieur aux idoles, au soleil, à la lune et aux étoiles. Ce récit avait vraiment éveillé quelque chose en moi. Je me souviens de m’être réveillé au milieu de la nuit, à six ans, en me demandant ce qui se passe quand on meurt, et s'il n'y avait pas quelque chose au-delà de la vie et de l'univers. J'étais terrifié à l'idée que la vie puisse s'arrêter avec la mort.
Q : Vous vous êtes alors davantage intéressé au judaïsme ?
Weiss : Non, parce que j'avais l'impression que croire en Dieu et au paradis étaient des idées chrétiennes. Je me disais que tout ce en quoi "ils" croient, "nous" n'y croyons pas. Mais j'étais vraiment à la recherche de D.ieu.
Q : Et comment cette quête a-t-elle été satisfaite ?
Je serais probablement devenu un Juif observant s'il s'était trouvé un Juif pour me parler de Dieu avec conviction.
Weiss: Dans mon lycée à Ventura, en Californie, sur 2800 élèves, il n'y avait que sept Juifs, qui ne l'étaient que de nom. Tous mes meilleurs amis allaient à l'église. Et un soir, j'ai eu une discussion avec un jeune prêtre qui m'a amené par un raisonnement logique à croire en Dieu. J'ai alors été convaincu que je devais me convertir au christianisme. Je serais probablement devenu un Juif observant s'il s'était trouvé un Juif pour me parler de Dieu avec conviction.
Q : Quelle volte-face! De la bar-mitsva à la Communion solennelle !
Weiss : En fait, quelque chose me gênait avec Jésus, mais il était indissociable du reste. Je n'aimais pas le nom "Jésus" et je n'ai pas pu le prononcer pendant une bonne année. Il y avait des choses qui ne me convenaient pas dans le Christianisme, et je les laissais de côté. Mais j'étais éperdument en quête de Dieu et c'était la seule voie qui s'offrait à moi. Je me suis laissé séduire et j'ai été pendant 17 ans aumônier pour les jeunes, montant des pièces de théâtre élaborées et réalisant des films pour adolescents.
Q : Que s'est-il produit qui explique votre revirement ?
Weiss : En 1989, je me trouvais en Irlande pour réaliser un film et pendant mon temps libre, je faisais office d'aumônier pour les jeunes à l'église presbytérienne locale. Il y avait sur le tournage un jeune Juif orthodoxe qui s'appelait David Steinberg (il réalise maintenant des films pour Disney et écrit des livres pour enfants). C'était la première fois que je rencontrais un Juif pratiquant. Il était décontracté et sympathique, et dans le studio, tout le monde l'adorait.
Nous nous sommes soigneusement évités pendant presqu'un an. Mais un beau jour, j'eus à faire à mon groupe de jeunes un topo sur les Fêtes juives et je me rendis compte que je n'y connaissais rien. Je demandai alors à David s'il pouvait venir donner quelques cours. Il accepta et fut prodigieux.
Il comprit alors que je ne cherchais pas à le convertir et nous avons commencé à discuter. Je me souviens lui avoir demandé: "Jésus s'est sacrifié pour nous. Mais vous, vous n'avez plus de Temple et ne pouvez donc plus apporter de sacrifices. Comment faites-vous pour racheter vos fautes ? "
Il eut une réponse magnifique, m'expliquant que Dieu dit: "Je veux le sacrifice de vos lèvres. C'est le service de votre cœur que je demande. La prière. Pour moi, elle vaut tous les sacrifices."
Je compris alors que les Juifs avaient été fidèles à Dieu pendant des milliers d'années sans Temple et sans sacrifices. Sa réponse me laissa stupéfait car ce n'est pas ce que l'Eglise enseigne. On nous dit que quelqu'un doit verser son sang pour effacer vos péchés. Pas de sang, pas de pardon.
Cette discussion me perturba beaucoup. J'étais agacé de voir qu'on pouvait très bien vivre sans Jésus. Alors que les Chrétiens affirment que le monde entier a besoin de lui.
Mes convictions faiblirent un peu. De toute façon, je commençais à en avoir un peu assez du christianisme car je ne m'y sentais pas vraiment à ma place. J’avais toujours eu le sentiment
d’être un peu marginal.
Je commençai alors à me poser des questions sur ce en quoi je croyais. Et j'en vins à me demander si je ne devrais pas ressembler davantage à David Steinberg.
Q : Et quel fut le tournant décisif ?
Weiss: Au cours d'un week-end, je suis allé sur la côte nord-ouest de l'Irlande, dans un endroit isolé où se trouvent de hautes falaises. De là, vous pouvez voir, plusieurs centaines de mètres plus bas, l' Océan Atlantique venir se fracasser sur un véritable mur de rochers et le vent de la mer soulever de véritables geysers d'eau de mer.
C'était un spectacle terriblement sauvage et fort. Je regardais la mer en faisant ma "pause méditation", comme le fait chaque matin tout bon Chrétien. Je contemplais d'en haut cette force spectaculaire en me disant: "C'est vraiment la main de Dieu.", ainsi qu'il est dit dans le psaume 19: "Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament proclame l'œuvre de ses mains."
Et j'étais très perturbé car je ne savais pas vers qui prier. Je me disais que si je m'adressais à Jésus, j'offensais peut-être le vrai Dieu. Et si je m'adressais directement à Hachem, je trahissais la religion qui avait été la mienne pendant ces dernières 15 années.
J'avais déjà éprouvé cette sensation 14 ans auparavant, alors que mes parents venaient de divorcer. Un soir, j'avais eu envie d'aller voir ma mère. Je pensais ainsi calmer l'angoisse qui me tenaillait. Lorsque je franchis la porte, mon père me demanda: "Ou vas-tu ?". Je répondis: "Je vais faire un tour". Je ne voulais pas lui dire où j'allais de peur qu'il puisse penser qu'il ne me suffisait pas. Et lorsque je suis arrivé chez ma mère, j'ai éclaté en sanglots. J'avais l'impression d'avoir trahi mon père et je me sentais horriblement mal.
Et c'est ce que j'éprouvai en regardant les falaises et en ne sachant pas vers qui adresser ma prière.
Q : Et comment avez-vous finalement effectué la transition ?
Pendant tout un temps, j'allais à la synagogue le samedi et à l'église le dimanche.
Weiss : J'ai rencontré Michael Medved, le critique de cinéma. Je pensais qu'il était Chrétien, à cause des articles qu'il écrivait et qui paraissaient dans des magazines chrétiens. Je l'ai rencontré dans un festival de films et il portait une kippa. Il m'a invité à déjeuner un Chabbat midi. C'était fabuleux, la synagogue, les familles, les enfants… J'ai rencontré ma femme à cette époque-là et nous avons commencé à suivre des cours d'initiation au judaïsme.
Mais je continuais à aller à l'église, pensant que je pourrais incorporer le judaïsme à mon christianisme. Pendant tout un temps, j'allais à la synagogue le samedi et à l'église le dimanche.
Mais j'ai fini par réaliser qu'il fallait renoncer à quelque chose, et le judaïsme me paraissait de plus en plus convaincant. De plus, ma position devenait difficile à l'église parce que je commençais à trouver des failles dans la théologie et à critiquer les passages de la Bible qui me paraissaient antisémites.
Pour finir, je suis allé au mikvé et j'ai renoncé au christianisme. Me femme est également allée au mikvé et s'est convertie au judaïsme. Maintenant, grâce à Dieu, nous avons deux beaux enfants qui vont à l'école juive, nous observons le Chabbat et la cacheroute, et nous avons encore un long chemin à parcourir.
Q : Comment voyez-vous la prochaine étape de votre évolution ?
Weiss: Pour nous, venir en Israël représentait un pas important. Nous y sommes allés l'année dernière pour Souccot. C'était notre première visite et nous avions un peu peur. Mais l'impression fut telle que nous sommes revenus six mois plus tard. J'ai fait une conférence à Jérusalem à des étudiants en cinéma. Maintenant, ma femme veut venir plus souvent et cherche à acheter une oliveraie, ou autre chose en Israël. La aliyah représente pour le moment un pas trop grand à franchir pour nous, mais nous sentons bien, que, finalement, notre place est là-bas.
Q : J'imagine que vos perspectives professionnelles sont différentes après ce film.
Weiss: Dieu merci, tout marche bien sur le plan professionnel depuis quelques années. Maintenant, nous avons juste un peu plus d'élan. Je compare Hollywood à un survol de la mer en avion. Il faut prendre le plus possible d'altitude pour pouvoir, au cas où le moteur s'arrête, espérer rejoindre la côte. "Shrek 2" nous permet de monter plus haut, de mettre, pour ainsi dire, plus de kérosène dans le réservoir.
Q : Vous écrivez tous vos scénarios pour la TV et le cinéma avec un collaborateur. En quoi est-ce différent d'écrire tout seul ?
Je crois que chacun d'eux n'a droit qu'à la moitié des bêtises auxquelles ils auraient droit autrement.
Weiss : On est moins seul. C'est comme si j'avais un deuxième conjoint. Tous les problèmes que l'on a dans un couple, on les a en écrivant à deux. Et ces deux types de relation me sont très utiles car s'il m'arrive, par exemple, de manquer de tact et de vexer mon associé, je m'en rends compte en général et je ne refais pas la même erreur avec ma femme. Et inversement, si je réalise que je me suis mal conduit sur le plan familial, je ne reproduirai pas la même faute avec mon partenaire professionnel.
De cette manière, je crois que chacun d'eux n'a droit qu'à la moitié des bêtises auxquelles ils auraient droit autrement. C'est plus facile pour eux deux!
Q : Comment le fait d’être pratiquant s'accommode de ce qu'on imagine des stéréotypes hollywoodiens ?
Weiss : J'appartiens toujours au monde de Hollywood, mais pas au sens où je passe mon temps à aller d'une fête à l'autre. Il y a en fait un assez grand nombre de scénaristes juifs orthodoxes. Il n'est pas difficile du tout d'être observant à Hollywood, et il n'y pas d'incompatibilité particulière en ce qui concerne l'emploi du temps. Lorsque nous sommes allés présenter "Shrek 2" à Cannes, il y a bien eu quelques rencontres prévues pendant le Chabbat, mais il y a rarement de vrais conflits.
Q : Si l'on pense en matière d'impact sur le public, un film tel que "La Passion" semble avoir été un succès. Avez-vous songé à écrire sur un sujet juif qui pourrait avoir un impact comparable ?
Weiss : Je n'ai pas l'impression que "La Passion" ait fait changer qui que ce soit. Les gens se beaucoup énervés mais uniquement dans leur domaine de croyance respectif. Il semblerait que les Juifs et les Chrétiens aient vu deux films complètement différents. Je sais ce que j'aurais personnellement ressenti si j'avais vu le film il y a 15 ans.
J'aurais pleuré et j'aurais été très impressionné sur le plan religieux. Et aujourd'hui, je n'ai même pas envie de voir ce film. Je n'ai aucune envie de supporter deux heures de violence.
Q : Connaissant de l'intérieur les deux religions, quelle différence voyez-vous entre le Judaïsme et le Christianisme ?
Weiss : Une des notions évoquée dans le Judaïsme consiste à dire que nous mettons les paroles de la Torah sur notre cœur (al levave'ha), parce que nos cœurs étant durs comme des pierres, nous ne pouvons pas les mettre dans notre cœur. Mais si ces paroles s'empilent sur votre cœur, il se peut qu'un beau jour, par exemple, vous assistiez à un concert, et que sous l'effet de l'extase provoquée par la musique, votre cœur s'ouvre, et qu'alors, toutes ces paroles de Torah accumulées s'y engouffrent.
Mais si vous vous contentez d'éprouver cette extase sans que les paroles de la Torah se soient jamais accumulées sur votre cœur, il ne se passera rien. Vous éprouverez une sensation exaltante qui se dissipera bientôt et vous l'aurez vite oubliée. On a besoin des deux composantes. Et la vraie force du Judaïsme ce sont la Torah et les mitsvoth qui forment un rempart destiné à contenir la passion.
Q : Le taux d'assimilation de la communauté juive américaine est très élevé; comment pensez-vous qu'on puisse renverser la tendance ?
Weiss : Je ne peux parler que de ce qui a réussi avec moi: je me suis senti entouré, accueilli et aimé. Mais, je ne sais pas pourquoi, il y a des gens que cela n'intéresse pas. Ils n'ont pas envie de parler à un rabbin, ou d'être invités à un repas de Chabbat. Je ne sais pas ce qu'on peut faire dans ce cas-là.
Mais j’ai une tendance assez mystique à penser que si nous observons les mitsvoth, si nous étudions la Torah et si nous essayons de nous modifier, cela peut avoir un impact au niveau spirituel sur l'univers et aussi un certain effet sur l'assimilation. Plus concrètement, nous pouvons également prendre le temps de parler à nos voisins. J'avais, par exemple, un voisin avec qui nous n'avions échangé que quelques "Bonjour!" pendant quatre ans. Mais la semaine dernière, nous avons bavardé pendant une demi-heure. Il voulait connaître toute l'histoire de mon parcours. Et maintenant, il veut venir chez nous avec sa famille pour Chabbat.
Etablir une relation avec les autres, c'est quelque chose de très personnel. En fin de compte, je crois que pour atteindre le plus grand nombre, en face duquel on est seul, il faut déjà établir une relation profonde avec une autre âme. Il n'y a pas de potion magique universelle.
Traduction et adaptation de Monique Siac