De temps un temps, un souvenir s’échappe de l’enclos qui emprisonne la terreur de ces années. Un Pessa’h, mon petit-fils de trois ans m’a regardé du haut de sa chaise à la table du Séder. Je ne sais même plus ce qu’il m’a dit alors, parce que la résurgence du Pessa’h de 1941 a tout effacé. J’étais à nouveau cette petite fille cachée dans une cave obscure au cœur de la France. J’étais sans ma famille – seule, avec quatre autres enfants, nous étions tous des étrangers.
Aujourd’hui et les années précédentes, quand je célèbre Pessa’h, entourée de tout le confort et le luxe de notre appartement londonien, avec la sécurité d’avoir plus d’une douzaine de parents et d’amis à mes côtés, je sais que malgré toute leur splendeur, ces célébrations ne peuvent être comparées à cet événement unique qui s’est déroulé 62 ans auparavant. 1941 fut le Pessa’h le plus extraordinaire de ma vie. Mais, avant même de le décrire, laissez-moi vous expliquer comment je suis arrivée dans cette cave.
Née dans les années précédant la guerre, je vivais tranquillement bercée par l’amour de ma famille à Nuremberg. Toutefois, dès 1933, mon univers ne cessa de s’assombrir, jusqu’au jour où les escadrons d’élite des Nazis pénétrèrent dans Nuremberg, ordonnant que tous les bâtiments d’importance portent le drapeau de la croix gammée, dès le soir-même.
En 1936, mes parents nous amenèrent à Paris où mon père (le Rabbin Elie Munk zts’’l) avait été nommé rabbin de la synagogue bien connue de la Rue Cadet.
En l’espace de quelques années, alors que la situation politique se détériorait, mon père fut enrôlé dans l’armée et dût nous quitter. En 1940, quand les Nazis commencèrent à bombarder Paris, ma mère s’enfuit avec nous – ses quatre enfants – sur le dernier train avant l’assaut final. C’était le soir de la fête juive de Chavou’ot.
La masse de gens sur le train – un torrent humain – nous séparait constamment les uns des autres. C’est ainsi que, plusieurs mois plus tard, au cours d’une étape de notre infortuné voyage, je perdis toute trace de ma famille et me mis à errer de village en village. Des enfants esseulés un peu partout faisaient la même chose.
Une nuit, peu avant l’aube, ne pouvant plus continuer, je frappais à la porte d’une ferme et fus heureusement accueillie par un fermier non-juif gentil et courageux. Il me conduisit jusqu’à sa cave où je découvris une autre petite fille. Par la suite, deux garçons et une fille se joignirent à nous. Pendant plusieurs jours, aucun de nous ne voulut avouer qu’il était juif.
Ce fut un hiver funeste. Chaque matin, quelques rayons de soleil perçaient à travers deux petites fenêtres qui étaient nos seuls yeux sur le monde extérieur. Le fermier nous avait fait descendre dans sa cave par ces deux fenêtres et chaque jour, il nous faisait parvenir à travers elles un filet, contenant cinq portions de nourriture et un sceau pour faire nos besoins. Aussi étrange que cela puisse paraître, nous étions contents de notre sort. En ce rude hiver, cinq enfants sans abri forgèrent des valeurs, différentes de celles d’aujourd’hui, – et un lien d’amitié pour la vie.
Un jour, en jetant un coup d’œil depuis notre cave, l’un de nous remarqua un rayon de soleil dans le ciel bleu. Quelques jours plus tard, un autre vit des brins d’herbe poindre à la surface du sol gelé. Nous n’avions aucun calendrier et avions perdu toute notion du temps écoulé, mais nous en conclûmes que si le temps annonçait le printemps, nous nous approchions probablement de Pessa’h. Chacun de nous, enfants, venait d’une branche d’observance différente du judaïsme, pourtant, nous partagions tous le profond désir de faire quelque chose pour célébrer cette fête de Pessa’h qui semblait approcher.
Quand le fermier revint avec notre nourriture le matin suivant, nous lui avons demandé s’il pouvait mettre dans le panier du lendemain un peu de farine, une bouteille d’eau, un journal et une allumette. Deux jours plus tard, nous avons reçu une petite bouteille d’eau, mais nous avons dû attendre plusieurs jours pour la farine. La région toute entière souffrait de pénurie, puisque toutes les provisions étaient acheminées vers l’Allemagne. Notre hôte, le fermier, avait lui-même à peine de quoi manger.
Un jour plus tard, le journal nous parvint – puis, l’allumette. Nous attendîmes quelques jours de plus. Et après avoir vu pendant un jour entier le soleil et le ciel bleu, nous avons décidé, afin d’entretenir l’atmosphère de la fête, d’échanger nos habits et de les porter comme s’ils étaient neufs. Nous avons donc procédé à l’échange ; les deux garçons entre eux et les trois filles entre elles. Avant la tombée de la nuit, nous avons cuit notre matsah, sans toutefois avoir la moindre idée sur la façon de procéder. Nous avons pétri l’eau et la farine, puis nous avons tenu la pâte, à mains nues, au-dessus du journal qui brûlait sur le sol. Nous avons ainsi réussi à confectionner quelque chose qui ressemblait à de la matsah et qui, quoi que cela puisse être, fut suffisant pour nous cinq.
Cette nuit, nous avons célébré Pessa’h. L’un de nous a récité de mémoire le Kiddouch – la bénédiction qui sanctifie la nuit de Pessa’h. Un autre s’est rappelé des quatre questions – la partie du Séder que les jeunes enfants récitent. Puis, nous avons raconté quelques anecdotes sur la sortie d’Egypte que nous nous rappelions avoir entendu de nos parents. Et pour finir, nous avons réussi à reconstituer « ‘Had Gadya », la chanson typique qui conclut cette soirée.
Nous avons célébré un Pessa’h qui devait rester dans nos mémoires. Sans repas de fête, sans chandeliers d’argent, ni vin – animés du seul désir de nous rapprocher de D.ieu – nous avons expérimenté une fête bien plus profonde que toutes celles que nous connaissons depuis lors.
Je remercie D.ieu de m’avoir permis de vivre pour pouvoir le raconter à mes enfants et petits-enfants. Mais plus encore, je me sens le devoir de transmettre à la jeune génération de ma famille, qui n’a pas vécu tout cela, la clarté que j’ai retirée de cette expérience – la vive appréciation de la présence de D.ieu dans ma vie, Ses bénédictions constantes, Ses miracles et Ses enseignements …et Son engagement pour la survie du Peuple juif.
Cet article a paru originellement dans The Jewish Women’s Journal of the Jewish Renaissance Center, un centre d’étude pour femmes situé à New York. www.jewishrenaissance.org
Avec la permission de www.torah.org