Chaque peuple a son histoire. Chaque peuple a droit à son histoire.
Et chaque peuple est responsable de son histoire.
Les Musulmans ont leur histoire
: la révélation de Dieu au dernier
prophète. Les Juifs ont leur histoire : l'alliance entre l'homme et
Dieu au Sinaï.
Les Chrétiens ont, eux aussi, leur histoire : la crucifixion et la
résurrection du Christ. Pourquoi cette histoire est-elle différente
des autres histoires ? Parce qu'il ne s'agit pas d'une affaire de famille entre
coreligionnaires. S'il en était ainsi, peu de personnes, en dehors d'un
cercle de fidèles, se sentiraient concernées en quoi que ce soit.
Mais précisément, d'autres personnes sont impliquées dans
cette histoire, et à l'exception notable de quelques Romains, ces autres
personnes sont des Juifs. Et dans ce récit, on ne les montre pas vraiment à leur
avantage.
En raison de ce caractère particulier, la crucifixion n'est pas une
simple histoire; elle s'inscrit dans le récit historique de siècles
de persécutions incessantes et souvent violentes envers les Juifs vivant
en pays chrétiens. C'est ce qui a incité Vatican II, dans un
acte courageux de réflexion théologique, a décréter,
en 1965, qu'il fallait reconsidérer avec beaucoup de précaution
la Passion du Christ de manière à revenir sur ce qui avait été enseigné pendant
presque 2000 ans : que c'étaient les Juifs qui avaient tué le
Christ.
Vatican II n'a pas remis en cause
les Evangiles. Il n'a pas désavoué son
propre récit fondateur. Il a assumé la responsibilité de
ce récit ainsi que des conséquences néfastes auxquelles
il a donné naissance. Reconnaissant que toutes les paroles, même
celles de Dieu, sont obligatoirement sujettes à une interprétation
humaine, il a ordonné que l'on donne à ces mots un sens favorable
qui aille dans le sens d'une reconnaissance de l'humanité et de l'innocence
du peuple juif.
Le Vatican avait de bonnes raisons
de prendre cette décision. La calomnie
meurtrière que ce récit a répandu sur le peuple juif a
conduit à des massacres innombrables perpétrés par les
Chrétiens et a préparé l'Europe au massacre final de 6
millions de Juifs, exterminés systématiquement pendant six ans
au cœur même, hélas, d'un continent chrétien. Ce n'est
pas par hasard que Vatican II a pris cette décision juste 20 ans après
la Shoah, alors que son ombre était encore présente.
C'est ce qui donne au film de Mel
Gibson, "La Passion du Christ",
son caractère particulièrement agressif. Il rejette ouvertement
les enseignements de Vatican II et nous donne, en utilisant les moyens techniques
produisant les effets cinématographiques les plus outranciers, une version
pré-Vatican II où les Juifs sont infâmes.
Sa défense à la Leni Riefenstahl (N.du T.: cinéaste allemande
qui a réalisé plusieurs films de commande sous le régime
nazi, notamment "Les Dieux du stade" sur les Olympiades de Berlin
en 1936) , qui disait:"Mes intentions étaient tout autres",
ne nous convainc pas. Bien sûr qu'il avait d'autres intentions: évangéliques,
pieuses, commerciales. Mais lorsque vous racontez une histoire où le
rôle des Juifs est central, et que vous la traitez de la manière
la plus injuste qui soit, comme on pouvait le faire avant Vatican II, vous
pouvez difficilement prétendre "ce n'est pas ce que je voulais
dire".
Son deuxième argument de défense consiste à affirmer
qu'il ne fait que raconter l'histoire selon les Evangiles. Il n'y a pas un
récit univoque de la Passion et il existe des différentes subtiles
entre les quatre récits. Qui plus est, chacun des récits prête à interprétation.
Il y a déjà eu une douzaine de versions cinématographiques
de cette histoire, de Griffith à Pasolini, en passant par Zefirelli.
Gibson se contredit lorsqu'il parle de son droit à présenter
sa vision artistique personnelle. Une vision artistique implique une interpétation
personnelle.
Et l'interprétation personnelle de Gibson est ouvertement malveillante.
La flagellation de Jésus n'occupe pas plus d'une ligne dans trois des
Evangiles. Le quatrième n'y fait pas la moindre allusion. Dans le film
de Gibson, nous avons droit, pour cet épisode, à dix minutes
du sadisme le plus opiniâtre de toute l'histoire du cinéma. Pourquoi
dix minutes ? Pourquoi pas cinq ? Pourquoi pas deux ? Pourquoi pas zéro,
comme dans l'Evangile de Luc ? Gibson a opté pour dix minutes.
On ne voit dans aucun des Evangiles
le grand-prêtre Caïphe assister à la
flagellation entouré des autres prêtres impassibles et le regard
mauvais. Mais Gibson nous les donne à voir dans son film. Quant aux
Juifs, Gibson, inspiré par sa "vision artistique", ne cesse
de prendre des libertés avec les Evangiles. Il déforme ou amplifie
certains épisodes, il en invente d'autres. Et toutes ces déviations
vont dans le même sens : montrer la bassesse et la culpabilité des
Juifs.
Il n'y a pas eu, à ma connaissance, de commentaires sur l'une des plus
subtiles et des plus révoltantes de ces déviations. Dans le film
de Gibson, Satan apparaît à quatre reprises. Dans les Evangiles,
il n'apparaît pas une seule fois. C'est une pure invention. Et où apparaît
donc, par deux fois, cette sinistre incarnation du mal, androgyne et encapuchonnée
? Au milieu de la foule des Juifs. La caméra de Gibson nous montre,
en gros plan, comme dans un documentaire, Satan évoluant parmi eux,
son visage se mêlant à ceux de la foule juive meurtrière.
Ils vont bien ensemble, après tout : Satan au milieu de son peuple.
Tout ceci ne devrait peut-être pas nous surprendre, venant d'un réalisateur
dont les déclarations publiques sur la Shoah sont aussi froidement ambigües
et soigneusement calculées que celles d'un habile négationniste
de la Shoah, et qui affirme "Je n'ai pas l'intention de lyncher le moindre
Juif. Ce n'est pas du tout mon propos. J'aime les Juifs et je prie pour eux".
Faites-nous grâce d'un tel
amour.
Traduction et Adaptation
de Monique SIAC
Pour en savoir plus sur
le film "La Passion du Christ", voir :
"La Passion du Christ":
Le film et ses repercussions
Mel Gibson et les juifs
La
calomnie meurtrière de Gibson
mais aussi:
Pourquoi les juifs ne croient
pas en Jésus ?
La naissance du christianisme
De
Paul à Constantin