Une lectrice m'écrit
:
Mon mari et moi passons
ensemble 24 heures par jour et sept jours par semaine. Il est retraité
et ne s'intéresse pas à grand-chose. J'essaie de rester occupée,
tout en m'efforçant de l'inclure dans ma vie et de prendre les devants
pour satisfaire ses besoins. Faites-moi part, s'il vous plaît, de la pertinence
de vos conseils !
La retraite est une étape
de la vie parfois difficile à négocier. Cela est dû surtout
au fait que nous vivons dans une société capitaliste, où
la " productivité " est une valeur essentielle, et qu'à
cette fin " gagner de l'argent " est la mesure de la réussite
d'une personne. Compte tenu de cette perspective, aussi longtemps que l'on existe
sur le marché, on s'entretient dans l'illusion d'une certaine utilité.
Mon beau-père, de
mémoire bénie, un rabbin dispensateur de conseils d'une grande
sagesse, conseillait aux personnes âgées qui venaient le consulter
de ralentir leurs activités, mais de ne jamais s'en retirer. Il considérait
que pour la plupart des gens, l'abandon de ce qui avait constitué leur
seule source de satisfaction pourrait les projeter dans une dégringolade,
avec au bout du compte la sensation d'une complète inutilité.
Considérez David,
qui avait été un éminent médecin. Quand il fut frappé
d'une sévère maladie cardiaque, il dut abandonner la pratique
de la médecine. Mais soigner les gens était tout ce qu'il savait
faire. Il n'avait jamais cultivé d'autre intérêt dans la
vie, et quand le contexte de sa seule activité lui fut interdit, sa vie
tomba en morceaux et il perdit tout désir de vivre.
Notre regard
sur la mort
Un des principaux courants
qui caractérisent l'obsession de notre société et la frénésie
qu'elle manifeste pour le " travail " est le manque de perspective
sur la mort.
Un comédien faisait un jour observer que la mort, dans notre société,
paraît être une simple faculté, autrement dit " qu'on
ne voyait pas d'objection à mourir dès lors qu'on n'aurait pas
à être présent lorsque cela arriverait ".
Etant donné que nous n'avons pas prise sur la perspective de notre mort, nous nous occupons d'elle en nous distrayant.
Etant donné que nous
n'avons pas prise sur la perspective de notre mort, nous nous occupons d'elle
en nous distrayant. Le travail, nos carrières, gagner de l'argent, réussir
sont autant de moyens commodes et souvent désespérés de
nous tromper nous-mêmes en pensant que nous pouvons échapper à
l'inévitable.
Cela peut paraître
fonctionner aussi longtemps que nous sommes rentables, dans les premières
années de nos vies, et alors que nous possédons encore les forces
physiques requises. Cependant, quand s'installent les années de retraite,
et que nous sommes privés de nos occupations quotidiennes, nous ne disposons
plus de ces échappatoires. Affronter la perspective de notre mort devient
inévitable. Mais les choses se passent comme si nous devions franchir
un immense fossé sans disposer des outils ni des équipements nécessaires.
Le point
de vue juif
Contrairement à la
société environnante, orientée vers la jeunesse, le judaïsme
a toujours vénéré ses Anciens. Il était de principe
que l'âge apporte avec lui sagesse et expérience.
La Tora énonce :
Souviens-toi des jours
du monde, méditez les années de génération en génération,
interroge ton père, et il te racontera, tes Anciens, et ils te diront
(Deutéronome 32, 7).
Il nous est ordonné
de nous lever devant nos Anciens, et plus âgé est le Sage, plus
grand est l'honneur qu'on doit lui accorder. La déférence envers
l'âge est obligatoire.
Mes parents, de mémoire bénie, avaient pour habitude de venir deux fois par
an nous rendre visite. Ils s'arrêtaient toujours, en route vers l'aéroport,
chez ma belle-mère plus âgée. Mon père souffrait d'une maladie de coeur et le
voyage ne lui était pas facile, mais il insistait toujours sur ce premier arrêt
parce que, comme il disait, la tradition exige que l'on montre du respect et
de la déférence envers les personnes d'un âge avancé.
Rabbi Ya'aqov Kamenetsky,
une des lumières de notre génération, voyageait un jour
en avion de New York vers Israël accompagné par l'un de ses petits-fils.
Le jeune homme, infatigablement, lui arrangeait son coussin, lui servait à
boire, et ne cessait de tout le voyage de veiller sur lui. Un autre voyageur
avait observé l'attention et les soins incroyables manifestés
par le petit-fils avec un tel amour et un tel respect pour son grand-père.
Peu de temps avant la fin
du voyage, ce voyageur demanda, avec un grand respect dans la voix, comment,
à notre époque, on pouvait encore assister à une telle
déférence du jeune envers l'âgé. Rabbi Ya'aqov répondit
en disant que le moment le plus extraordinaire dans l'histoire juive avait été
la révélation au mont Sinaï, le don de la Tora réalisé
il y a plus de 3 300 ans. De là, selon le point de vue du judaïsme,
plus proche on est de cette source et de cet événement primordial,
plus élevé et plus exalté on est spirituellement.
Celui qui définit son ancêtre comme le descendant d'un singe, se voit lui-même comme son perfectionnement.
C'est pourquoi, expliqua
Rabbi Ya'aqov, les jeunes générations considèrent avec
de grands égards ceux qui les ont précédées. En
contraste à ce type de comportement, celui qui définit son ancêtre
comme le descendant d'un singe, se voit lui-même comme son perfectionnement,
digne d'une plus grande estime que son aîné. Tout dépend
du point de vue où l'on se place, conclut Rabbi Ya'aqov.
Quand on se situe dans cette
perspective, ce qui compte dans la vie est bien plus que le simple besoin de
gagner de l'argent. En fait, notre héritage juif attribue plus de valeur
à la vie de famille, aux rapports avec autrui, à la charité,
au dévouement, à l'étude de la Tora et à celle des
principes de notre tradition. Ce sont eux qui forment la substance réelle
de la vie.
Si l'on prend en compte
dans son existence ces valeurs honorées depuis des temps immémoriaux,
on ne devrait pas se sentir comme diminué lorsque vient le moment de
quitter le " marché du travail ". Inversement, l'accent que
l'on met souvent sur le " travail ", à l'exclusion de la culture
et de la poursuite d'autres valeurs, peut produire des effets dévastateurs
sur ce qui devrait constituer les années " d'or " et de "
récoltes " d'une vie.
Un conseil
Quand on doit cohabiter
avec un mari retraité, il est important de comprendre que les ajustements
qu'il doit opérer peuvent être difficiles. L'identité d'un
homme dans notre société est très étroitement liée
à son " travail ", et le départ de cette partie "
productive " de la vie est très perturbant, en particulier sur le
sentiment que l'on a de sa propre valeur. On a besoin, plus que jamais, de sentir
que l'on reste un membre opérationnel et fonctionnel de l'espèce
humaine.
A cette fin, une femme peut
soit " le faire soit le briser ". Elle se doit de protéger
son mari contre ses propres terreurs et contre sa crainte d'être devenu
un élément superflu et un fardeau pour la société.
Voici un conseil pratique
:
Même s'il persiste à affirmer
qu'il ne s'intéresse à rien, il est recommandé aux deux époux de suivre ensemble
des activités intellectuelles ou culturelles (art, musique, etc.). On incitera
son mari à exercer des activités bénévoles dans des domaines proches de ses
goûts (tutorat d'étudiants, participation à des oeuvres caritatives…)
Un harcèlement excessif de la part du conjoint est totalement inefficace.
On agira donc bien plus efficacement dans les coulisses. On pourra consulter
au sujet de son mari un rabbin ou un dirigeant d'association afin qu'ils sollicitent
sa participation à telle activité dont ils penseront qu'elle pourrait
lui être bénéfique.
La famille est toujours importante, mais à cette étape de la vie elle peut constituer en plus un baume apaisant pour un psychisme endolori.
La famille est toujours
importante, mais à cette étape de la vie elle peut constituer
en plus un baume apaisant pour un psychisme endolori. Si vous n'avez pas de
petits-enfants biologiques, " adoptez " un petit-fils. Réservez-vous
du temps à passer avec lui dans un parc, à jouer au ballon, à
nager, etc. Ces activités peuvent infuser une énergie renouvelée
et un but dans l'existence.
Je voudrais, en conclusion,
vous faire part d'une rencontre dont le souvenir continue de me bouleverser
toutes les fois que j'y repense, bien qu'elle ait eu lieu il y a plus de trente
ans. J'étais encore jeune et je venais de me marier. Martha, une cousine
de mon mari, est venue d'Angleterre nous rendre visite. C'était une femme
élégante et d'une grande distinction, habituellement très
conventionnelle et très réservée dans son comportement.
Aussi ai-je été très étonnée de la trouver
un matin dans ma cuisine. Elle commença de me parler de Harold, son époux
décédé. C'était un homme merveilleux, gentil et
doux. Elle était " l'homme " de la famille et il s'en remettait
toujours à elle. Elle dirigeait la vie de son ménage, et il n'exigeait
jamais rien d'elle. Elle s'affairait jour après jour à ses tâches,
espérant qu'elle pourrait un jour se détendre et passer plus de
temps avec Harold, dont elle supposait qu'il serait toujours là. Il ne
semblait pas y avoir d'urgence.
Mais un jour, sans aucun
signe précurseur et d'une manière totalement soudaine, il s'effondra
et mourut. Je peux encore l'entendre sangloter bien des années plus tard.
" Feigele, gémissait-elle, j'ai pu m'habituer au fait qu'il est
mort prématurément et qu'il m'a laissée seule, mais je
suis inconsolable à l'idée de l'avoir tenu, ainsi que sa présence,
pour un fait accompli. Jamais je ne me pardonnerai de n'avoir à aucun
moment pris le temps de lui dire à quel point il comptait pour moi. "
Je voudrais rappeler à
mes lectrices qu'il peut être éprouvant d'avoir son mari à
ses côtés 24 heures par jour et sept jours par semaine, mais qu'il
ne faut pas perdre de vue ce qui est bien plus essentiel. Quel que soit l'intérêt
que l'on porte aux diverses activités de la vie, le plus beau cadeau
n'en reste pas moins la présence et l'affectueuse compagnie d'un conjoint.
Il nous faut, certes, nous confronter à d'autres enjeux, mais nous devons
en même temps veiller attentivement à ne pas permettre à
nos horaires " surchargés " d'obscurcir notre plus grande bénédiction.