Japhet s’attache à l’équilibre et à l’harmonie du monde. Sem, quant à lui, à son sens. Les deux mettent en relief des aspects complémentaires de la réalité : pourquoi ne coopéreraient-ils pas ? La Tora et la Nature ne sont-elles pas deux manifestations voulues de l’Eternel ? La première représente la voie de la prophétie, l’autre, celle de la recherche des lois imperturbables sous lesquelles Il a dévoilé Sa Majesté.
On sait que la bénédiction de Noé fut prononcée après que ses deux fils l’eurent aidé à se revêtir, après donc qu’ils eurent réalisé un acte moral. Noé avait vu la différence entre Sem et Japhet, Sem l’instigateur de cet acte, qui avait agi dans un élan d’élévation spirituelle, et Japhet, plus modéré, dont le motif relevait plutôt du savoir-vivre.
C’est d’ailleurs cette maxime qui fut à l’origine de la première traduction en grec de la Bible (Meguila 9b) : celle des Septantes, réalisée un siècle avant l’histoire de ’Hanouka.
On pourrait étendre cette coopération à toute l’existence. En effet, tout phénomène exige une description, face à laquelle il nous incombe d’adopter une attitude morale. L’aspect extérieur du monde n’a jamais été mieux décrit que par la sagesse grecque et son prolongement, la science moderne. Pourquoi ne pas adopter son vocabulaire, et même une certaine civilisation qui en découle ? Quelles interférences ou contradictions y aurait-il entre l’hellénisme et le judaïsme ? Pourquoi la Tora qui préconise un progrès spirituel constant, qui voit le monde comme une étape menant à une vie plus sensée et plus sainte ne s’accommoderait-elle pas d’un tel mode de pensée et d’expression ?
Que dire alors de la lutte qui éclata peu de temps après, lors des événements de ’Hanouka ? Nous sa-vons pourtant qu’il s’agit surtout d’un conflit culturel.
Nous proposons l’explication suivante : l’harmonie est rompue dès que la sagesse grecque déborde le cadre de sa propre compétence. La science, dans son essence, n’est pas normative. Elle ne donne pas, elle ne peut pas donner un sens à l’existence. Dès que les savants, avec l’autorité de leur savoir, veulent expliquer le but et la valeur de la vie, ils parlent en hommes de religion et commettent un abus de confiance.
Et pourtant, c’est ce qui se passe fréquemment ! De quel droit Marx, dont la recherche était essentiellement économique et sociale, a-t-il pu limiter péremptoirement l’histoire du monde à des luttes dans ces deux domaines ? Pourquoi Freud a-t-il voulu à tout prix prouver l’inanité de la religion en comparant ses attitudes à celles de l’obsession ?
Il semble donc qu’il soit difficile à l’homme d’admet-tre ses limites. Il a toujours tendance à ériger en vérité totalitaire le domaine de sa recherche.
Or, chaque domaine de la connaissance nécessite une approche spécifique. Déjà, lorsque certains savants ont appliqué les méthodes de la physique aux sciences humaines, ils ont commis une trans-position dangereuse - la conscience ne se laisse pas réduire à des atomes. Que dire alors si on se met à les appliquer à ce qu’il y a de plus profond dans l’être humain : la recherche du sens, de l’absolu ?
Rien d’étonnant que l’homme moderne ne voie que des chiffres, que des mécanismes dans tout l’uni-vers et qu’il se demande où il y a de la place pour un D’eu. C’est que toute spiritualité a été bannie de son langage, que des termes conçus pour les objets ont été employés pour l’âme. La prétendue objectivité, l’attitude non engagée de l’homme de science a percé dans un domaine où, au contraire, il faut cultiver la méditation, la sensibilité et l’engagement. Et la réflexion n’étant pas désincarnée, elle a subi l’influence de la parole et de l’acte. Elle a été littéralement envahie par le matérialisme.
Il existe un sens symbolique aux brèches que les Grecs ont faites dans le Temple : ce sont des incur-sions de leur pensée dans un domaine où ils auraient dû se fier à la Tora et à la Prophétie. C’est la beauté de Japhet qui veut renverser les tentes de Sem.
L’huile rendue impure a aussi une signification précise : c’est l’esprit juif qui s’est laissé séduire par le rationalisme grec et a oublié sa propre dimension dans son respect pour la recherche objective ; il a manqué sa propre mission.
Pratiquement, quelle attitude préconisons-nous face à ce problème ? Tournons-nous vers un de nos penseurs qui émet l’idée suivante : c’est parce que les Grecs ont fait des incursions dans le Temple que nous devons en faire dans le domaine public en allumant nos chandeliers à nos fenêtres.
Là encore, il y a un sens qu’il faut actualiser. Nous ne commettrons pas l’erreur de vouloir résoudre des problèmes scientifiques par la religion. Ce dont il s’agit, c’est d’inonder la vie quotidienne de notre esprit ; il faut briser le monopole de la laïcité sur le langage et l’action de tous les jours. Il faut que l’homme de la rue ressente que la spiritualité est réelle, opérationnelle : qu’elle n’est pas reléguée à la synagogue. Cette action, c’est par exemple l’entraide (tsedaqa) qui doit changer notre société. C’est pour cela qu’elle est de rigueur à ’Hanouka plus que de coutume. De cette façon, la justice juive trouve une expression réelle et réalisable. Les mitsvoth, de manière générale, doivent être expliquées et répandues.
Comment amorcer ce changement ? Là encore nous aurons recours à notre tradition orale. Nous savons que l’époque de ’Hanouka coïncide avec un renouveau de l’étude du judaïsme, un regain d’approfondissement et de popularité. Loin d’être effrayés par l’hellénisme, nos Sages en ont fait une motivation nouvelle pour pousser le peuple entier à revenir à l’étude. L’esprit juif ne demande pas mieux que de démystifier et rationaliser. Sur ce point, il est d’accord avec l’esprit de Japhet.
Si le judaïsme veut survivre, à notre époque de désabusement et d’apathie, il doit offrir à sa jeunesse une sagesse digne de contrebalancer celle de Japhet, et il en a les moyens !
Que notre menora éclaire la rue plutôt que de laisser envahir nos tentes par l’obscurité !