Résumé des chapitres précédents
: ‘Hakham
Nissim et sa fille Dinah font partie d’un groupe de juifs capturés
par des pirates et vendus à un marchand d’esclaves qui les amène
en bateau à Bagdad. Mar Yakoub et les autres chefs de la communauté juive,
dans l’espoir de pouvoir racheter les captifs à un prix raisonnable,
refusent de payer la rançon trop élevée exigée
par le marchand. Le lendemain ils apprennent que Dinah a été vendue,
sur le bateau même, à un riche musulman, et que son père,
dans un effort désespéré pour la sauver, s’est apparemment
noyé dans le fleuve. Mais tard dans la nuit ‘Hakham Nissim arrive
chez Mar yakoub. Ensemble ils cherchent un moyen pour arracher Dinah aux griffes
d’Al Kissei, conseiller du calife Al Maamoun, qui l’a achetée
et offerte à sa femme pour la consoler de la perte de leur fille unique.
Dans le palais d’Al Kissei, Dinah est admirée par tous ; sa bonne
maîtresse consent même, à l’insu d’Al Kissei
qui hait les Juifs, qu’elle se conduise en secret conformément à son éducation
juive. ‘Hakham Nissim, déguisé en mendiant, réussi à lier
amitié avec un serviteur du palais qui lui apprend combien Dinah est
aimée de tous. Mais comment arriver jusqu’au Harem pour le sauver
?
Des semaines, des mois
passèrent, sans que ‘Hakham Nissim trouvât
la moindre possibilité d’atteindre sa fille bien-aimée.
Puis, un matin, le fameux portail du palais s’ouvrit, livrant passage à une
femme plutôt âgée, le visage couvert d’un voile et
accompagnée d’une jeune fille, voilée elle aussi. Reconnaître
quelqu’un dans ces conditions était une gageure. Mais le cœur
d’un père voit ce que les autres ne peuvent percevoir. Sans hésiter, ‘Hakham
Nissim qui, déguisé en mendiant, épiait depuis tant de
mois à la porte du palais, reconnut aussitôt la silhouette de
sa fille. Il ne se tenait pas de joie. « Bakchiche, ma bonne dame, ayez
pitié d’un malheureux ! », dit-il, imitant le chantonnement
des mendiants de Bagdad. Rien que sa voix fit sursauter la jeune Dinah. Elle
se retourna vivement ; d’un geste fébrile, elle chercha une pièce
de monnaie dans sa poche et voulut la tendre à l’homme. Mais la
femme d’Al Kissei (car c’était elle) l’en empêcha
en disant sèchement : « Il n’est pas convenable que tu donnes
un bakchiche ! ».
Entre-temps, une espèce de pousse-pousse était arrivé.
La dame et la jeune fille y montèrent. Tandis qu’elles s’éloignaient,
on entendait la voix gémissante de ‘Hakham Nissim : « Bakchiche,
ma bonne same, ayez pitié ! ».
C’était une chance que le voile fût là, masquant
complètement le visage de la jeune fille. Car sans cela, la femme d’Al
Kissei n’aurait pas manqué de remarquer la pâleur soudaine
qui l’avait envahi, ce qui, inévitablement, lui aurait fait concevoir
des soupçons.
Longtemps, Dinah devait se souvenir de l’émotion que la voix de
son père avait provoquée en elle. Elle se taisait. Son silence
intrigua sa maîtresse. « Mon enfant, lui dit-elle, l’émotion
de ta première sortie hors de la maison est-elle si grande qu’elle
t’ait fait perdre la parole ? ».
Le Mouchoir
L’excuse qui était si inconsciemment offerte à Dinah
la tira d’embarras. « Oui, Madame, répondit-elle aussitôt,
c’est bien la première fois que, depuis de longs mois, je me retrouve
dans les rues d’une ville. Cela éveille en moi tant de souvenirs
! Excusez, je vous prie, mon manque d’égards. »
Et du ton le plus naturel, elle engagea la conversation d’Al Kissei jusqu’à leur
retour. Mais à aucun moment sa pensée ne se détourna de
la rencontre inattendue. Elle se rendait compte que son père avait,
d’une façon ou d’une autre, échappé à celui
qui le tenait prisonnier parmi les autres esclaves, et qu’il s’était
déguisé en mendiant pour se rapprocher d’elle sans éveiller
de soupçons. Elle savait aussi qu’il serait très dangereux,
tant pour elle que pour lui, si, à une prochaine occasion, elle s’arrêtait
pour lui parler, ou si elle confiait à quiconque qu’elle le connaissait.
Ainsi, quand elle et la femme d’Al Kissei furent de retour, elle vit
son père qui se détournait sous le prétexte de parler à d’autres
mendiants ; il donnait ainsi l’impression de ne porter aucun intérêt
aux deux passantes. Cela ne surprit point Dinah. Mais toute la nuit et le jour
suivant, elle réfléchit sans arrêt, cherchant le moyen
de faire savoir à son père qu’elle l’avait reconnu
et qu’elle était prête à le rejoindre dès
que l’occasion se présenterait.
Le lendemain matin, l’esclave égyptien sortit faire le marché.
A son retour, il murmura à la jeune fille quand elle alla à la
cuisine : « Le vieux mendiant qui à l’habitude de se mettre
devant la porte de la maison vous remercie d’avoir voulu lui donner un
bakchich.
« Tiens, répondit-elle du ton le plus banal, donne-lui ceci quand
tu le reverras. Le malheureux ! Il avait l’air si démuni ! ».
A ces mots, Dinah tira de sa poche un petit mouchoir. L’esclave ignorait,
certes, que c’était celui que ‘Hackham Nissim avait offert à la
jeune fille. Ce mouchoir était un souvenir précieux de la mère
de celle-ci. S’il parvenait jusqu’à ‘Hakham Nissim,
ce dernier le reconnaîtrait à coup sûr et comprendrait le
message.
Ce soir-là, Al Kessei arriva au Harem de fort bonne humeur. « Ecoutez
ce que je vais vous raconter, dit-il à sa femme et à la jeune
fille : ce matin, dès l’ouverture de l’audience par le Calife,
il m’appela devant son trône et me montra une lettre que je lui
avais précédemment présentée à la signature. « Je
serais le dernier, me dit-il, à douter de ton érudition et de
ton éloquence. Pourtant, je n’arrive pas à me persuader
que c’est là ta manière de penser et ton style. Seule une
main féminine peut avoir produit un document empreint d’une telle
grâce, tant pour l’élégance de la calligraphie que
pour le choix des expressions ». Alors, tout fier, je lui parlai de ma
petite secrétaire qui me soulage de tant de travaux. Et que pensez-vous
qu’il me répondit ? « Amenez-là-moi sans tarder au
palais, qu’elle soit également ma secrétaire ! ».
Aussi, ajouta Al Kissei, dès demain, tu viendras avec moi au palais
du Calife et tu assisteras, comme moi, à l’audience. Tout cela
n’est-il pas merveilleux ? ».
Une Mauvaise Nouvelle
La femme d’Al Kissei fut aussi heureuse que son mari de la chance que
leur apportait la jeune esclave. Elle dit à celle-ci qu’elle la
conseillerait et dirigerait ses premiers pas. Il fallait qu’elle apprît
comment se comporter en public et faire face à toutes les situations
qui les présenteraient. Dinah aussi était heureuse. Non qu’elle
sentît sa vanité flattée par cet honneur inattendu, mais
elle voyait dans ce changement une chance de plus de voir son père,
et peut-être un moyen de fuir et le rejoindre.
Mais un moment plus tard, sa joie tomba quand Al Kissei raconta son second
succès de la journée.
« De plus, dit-il, j’ai finalement persuadé le Calife de se
débarrasser des mécréants ! Il a pris un décret ordonnant à tous
les Juifs et à tous les Chrétiens de quitter le pays dans les trois
mois. S’il ne change pas d’avis, ou si ces maudits Juifs de Samarra
ne trouvent pas un moyen quelconque de le faire revenir sur sa décision,
j’aurai remporté la victoire dont je rêve et à laquelle
je travaille depuis longtemps. Le premier Juif à partir --- de cela je
vais me charger moi-même --- sera le médecin de la cour Hakim Isaac
al Karoun.
La femme d’Al Kissei vit qu’à ces mots la jeune fille avait
pâli. Mais celle-ci reprit vite le contrôle d’elle-même.
La pensée la traversa que de quelque manière la main de la Providence était
cachée dans les deux événements apparemment étrangers
l’un à l’autre, et dont son maître venait de parler.
Peut-être, grâce à eux, aurait-elle une chance de venir
en aide à ses frères.
Elle était pleine d’anticipation quand le lendemain matin elle
se prépara à sortir pour se rendre au palais du Calife. Elle
s’attendait à voir son père assis non loin de la grille à l’entrée
de la demeure, et espérait aussi le revoir à son retour. Peut-être,
avec un peu de veine, trouverait-elle un moyen de communiquer avec lui. Mais
le plus important, c’était de gagner la sympathie du Calife pour
ensuite intervenir, au moment voulu, en faveur de son peuple.
‘Hakham Nissim fut aussi heureux que sa fille quand l’esclave égyptien
l’informa du grand honneur dont elle était l’objet de la part
du souverain. Certes, il était fier des talents du Dinah, mais surtout
il espérait que cette visite quotidienne au palais lui fournirait l’occasion
de l’enlever tout bonnement et de la mettre en lieu sûr. Cependant,
une certaine inquiétude se faisait jour en lui. Sa confiance en sa fille
et en sa fidélité à la foi de ses ancêtres était
grande. Néanmoins, la tentation à la cour du Calife serait sans
doute si forte qu’elle était susceptible d’égarer même
une personne plus âgée et plus mûre que Dinah. Aussi pensa-t-il
qu’il fallait sans tarder trouver un moyen pour l’arracher à ce
lieu néfaste.
‘Hakim Isaac
sceptique
Il y avait cependant une
difficulté, et elle était de taille.
Dinah ne se rendait jamais seule au Palais. Sa maîtresse l’accompagnait
toujours. Elle était constamment à ses côtés, la
guidant, la conseillant, la protégeant dans ce monde inconnu pour elle
qu’était la cour. Grâce à elle, la jeune fille put éviter
aisément tous les écueils, gagnant au contraire le cœur
de tous ceux qu’elle rencontrait, depuis le Calife jusqu’au plus
humble serviteur. Modestement, mais avec sagacité, elle fit son chemin.
Pour éprouver son intelligence, Al Maamoun lui confia des tâches
de plus en plus difficiles ; elle s’en acquitta avec une habileté et
une aisance qui stupéfièrent le souverain et ceux qui l’entouraient.
Bien qu’elle eût le visage complètement caché sous
les voiles, et qu’elle prît place aux côtés des femmes,
nul ne manquait de s’apercevoir de sa présence à la cour.
Très vite, Dinah défraya les conversations dans tous les milieux
de la capitale, surtout celui des diplomates qui recevaient, entre autres,
des documents rédigés par elle.
(A suivre)