Comme nous l’avons vu au chapitre précédent,
le siècle
des « Lumières » a donné aux Juifs de nouveaux droits droits
de citoyenneté et droits de l’homme qu’ils n’avaient
jamais possédés auparavant. La nouvelle largeur d’esprit
allait si loin que les Juifs étaient même acceptés dans
la société dès lors qu’ils n’étaient
pas « trop Juifs » aussi longtemps qu’ils n’habillaient
pas trop différemment, qu’ils ne se comportaient pas trop différemment,
qu’ils ne consommaient pas une nourriture différente, ou qu’ils
n’insistaient pas trop pour arborer leur religion « rétrograde ».
La réaction de certains Juifs consista en un refus résolu de
coopérer, de quelque façon, forme ou manière. Voilà pourquoi
les ‘Hassidim, aujourd’hui encore, continuent de porter l’habillement
en usage au XVIIIème siècle en Europe de l’est.
Mais on assista aussi à des réactions en sens inverse. D’autres
Juifs ont adhéré à l’esprit de libération
et de modernité en abandonnant ce qui les différenciait des autres comme
la nourriture cachère, l’observance du Chabbath, etc.
Aussitôt que les Juifs abandonnent leur religion, ils commencent à s’assimiler.
Bien entendu, aussitôt que les Juifs abandonnent leur religion, ils
commencent à s’assimiler. Et c’est ce qui est arrivé sur
une grande échelle. Il est difficile d’évaluer le nombre
de ceux qui ont franchi le pas. Ce que l’on sait, c’est que celui
des conversions au christianisme s’est élevé à cette époque à environ
un quart de million, sans parler de tous ceux, impossibles à dénombrer,
qui se sont assimilés à la culture européenne.
Il est intéressant de noter que le taux d’assimilation a été le
plus élevé dans les pays où il y avait le moins de Juifs.
En Europe de l’est, où la population juive atteignait presque
cinq millions d’âmes, 90 000 personnes, soit un peu moins de 2
%, se sont converties au christianisme afin d’avoir une vie plus facile
et de s’insérer dans la société environnante. En
Europe de l’ouest, en revanche, où il y avait moins des Juifs,
les proportions ont été beaucoup plus fortes. La plupart des
Juifs de France se sont assimilés, ainsi que ceux d’Italie et
d’Allemagne.
Pourquoi ? Parce que les non Juifs en Europe de l’ouest étaient
beaucoup plus accueillants envers les Juifs et que l’attrait exercé par
le courant dominant était bien plus puissant.
Certains Juifs convertis au christianisme sont restés célèbres.
Nous avons mentionné au chapitre 53 Benjamin Disraeli, le Premier ministre
britannique devenu le grand architecte de l’impérialisme victorien.
Citons également Karl Marx, le père du communisme.
Marx a été converti par son père à l’âge
de six ans. Celui ci avait lui même adopté le christianisme quelques
années auparavant afin de pouvoir exercer le métier de juriste.
Marx, qui est devenu plus tard un athée, est l’auteur du
Manifeste
Communiste et du
Capital, appelé ironiquement la « Bible de l’ouvrier ».
Il est aussi resté célèbre pour avoir dit de la religion
qu’elle était « l’opium du peuple ».
Exemple extrême de la « haine de soi », Marx fit porter aux
Juifs, dans un ouvrage plein de hargne intitulé :
Un monde sans
Juifs,
la responsabilité de tous les maux du monde. Il n’était
pas rare de trouver, chez ces convertis, une haine virulente du judaïsme
et des Juifs. On en trouve un autre exemple chez Heinrich Heine, un des plus
grands auteurs de la littérature allemande du XIXème siècle.
Heine s’était converti, comme le faisaient beaucoup, pour des
raisons pratiques, expliquant comme suit sa conversion :
On pourra déduire
de mon système de pensée que le baptême m’est tout à fait
indifférent, et que je ne lui accorde aucune valeur, pas même
symbolique. Ma conversion au christianisme n’avait pour but que de permettre
mon admission à la culture européenne.
Il était tout aussi cynique à propos du judaïsme, dont il
disait qu’il était, avec la pauvreté et la douleur, l’un
de trois plus grands maux du monde.
La réforme allemande
Mais c’est d’un mouvement de Juifs allemands, qui
a constitué ce
que l’on a appelé le « mouvement réformateur »,
qu’est venue la réaction la plus inattendue aux changements
de cette époque.
Les Juifs allemands qui ont formé le « mouvement réformateur » au
début du XIXème siècle voulaient rester juifs, mais bénéficier
en même temps des droits et libertés nouvellement acquis, dont
on ne pouvait jouir que si l’on devenait un membre à part entière
de la société européenne. Le mode de vie juif traditionnel
et l’identité nationale constituaient des barrières à cette
intégration. Aussi ces Juifs allemands ont ils abandonné certains
des aspects essentiels de ce judaïsme traditionnel. L’un des plus
importants reniements a été celui de la croyance que la Tora
a été donnée par Hachem aux Juifs au Mont Sinaï.
Durant 3 000 ans, les Juifs n’avaient jamais contesté que la Tora
vînt de Dieu. Les divers sectes qui se sont développées comme
celles des Sadducéens et des Karaïtes remettaient en question
la tradition orale ou la loi rabbinique, mais jamais l’origine divine
de la Tora. Ce fut là un précédent extrêmement
grave.
La première lézarde est venue de Moïse Mendelssohn (1729 1786),
un brillant penseur connu comme le « philosophe bossu ». Il se
fit le défenseur d’une approche « rationnelle » à la
religion, comme il l’a écrit dans son ouvrage : Le judaïsme
comme législation révélée :
Les doctrines et les propositions religieuses… ne sont pas imposées à la
conviction d’une nation sous la menace d’une punition éternelle
ou temporaire, mais conformément à la nature et la force probante
de vérités éternelles recommandées à l’accueil
de la raison. L’Etre Suprême les a révélées à toutes
les créatures rationnelles.
En fait, Mendelssohn a suivi le modèle des penseurs du siècle
des « Lumières », l’âge « de la Raison ».
La religion se doit d’être rationnelle. Si la loi de Dieu semble
irrationnelle, c’est la raison que doit suivre l’homme.
En exposant le judaïsme à cette sorte de scepticisme rationnel,
Mendelssohn a ouvert la porte dans laquelle d’autres se sont précipités.
Cela ne veut pas dire que le judaïsme, avant lui, était fermé au
scepticisme. En fait, le scepticisme a toujours été partie intégrante
du judaïsme, mais il était encadré dans certaines croyances
et postulats, que le « mouvement réformateur » a cherché à abolir.
Le premier service réformé a été dirigé en
1810 par Israël Jacobson à Seesen, en Allemagne, et il a été adopté par
la première synagogue réformée, ouverte à Hambourg
en 1818.
Le service réformé comportait un chœur, des soutanes, un
orgue ; il était conduit en allemand, avec des chants et des prières
en allemand, conçus délibérément pour accentuer
la loyauté au drapeau et à l’identité nationale.
D’un point de vue juif, cependant, c’était un bouleversement
fondamental. Jusqu’à cette époque, les Juifs avaient toujours
prié en hébreu, récitant les prières composées
par les membres de la Grande Assemblée et par le Sanhédrin quelque
deux mille ans auparavant. On n’avait jamais joué d’instruments
de musique pendant les services de Chabbath, et encore moins d’un orgue,
instrument de prédilection des églises chrétiennes, tout
comme le chœur et les soutanes.Comme nous l’avons vu au chapitre précédent,
le siècle
des « Lumières » a donné aux Juifs de nouveaux droits droits
de citoyenneté et droits de l’homme qu’ils n’avaient
jamais possédés auparavant. La nouvelle largeur d’esprit
allait si loin que les Juifs étaient même acceptés dans
la société dès lors qu’ils n’étaient
pas « trop Juifs » aussi longtemps qu’ils n’habillaient
pas trop différemment, qu’ils ne se comportaient pas trop différemment,
qu’ils ne consommaient pas une nourriture différente, ou qu’ils
n’insistaient pas trop pour arborer leur religion « rétrograde ».
La réaction de certains Juifs consista en un refus résolu de
coopérer, de quelque façon, forme ou manière. Voilà pourquoi
les ‘Hassidim, aujourd’hui encore, continuent de porter l’habillement
en usage au XVIIIème siècle en Europe de l’est.
Mais on assista aussi à des réactions en sens inverse. D’autres
Juifs ont adhéré à l’esprit de libération
et de modernité en abandonnant ce qui les différenciait des autres comme
la nourriture cachère, l’observance du Chabbath, etc.
Il n’a pas fallu longtemps au « mouvement réformateur » pour reporter le Chabbath du samedi au dimanche.
Il n’a pas fallu longtemps au « mouvement réformateur » pour
reporter le
Chabbath du samedi au dimanche, et pour donner à ses synagogues
le nom de « temples », comme pour mieux marquer que les Juifs réformés
n’aspiraient plus à la reconstruction du « Temple » à Jérusalem.
Samuel Holdheim (1806 1860), qui a dirigé la communauté réformée
de Berlin, s’est opposé à ce que Jérusalem, Sion
et
Erets Yisrael soient mentionnés dans les prières. Il a combattu
la circoncision, le port de calottes et de châles de prière, la
sonnerie du chofar, en bref tout ce qui caractérisait la tradition juive.
Un autre dirigeant réformé, Abraham Geiger (1810 1874), chef
de file des communautés de Breslau, Francfort et Berlin, appela la circoncision
un « acte barbare d’effusion de sang » et se prononça
contre la « solidarité automatique entre Juifs où qu’ils
soient ».
C’était rompre complètement avec la tradition. La circoncision
a toujours constitué, depuis Abraham, la manière pour les Juifs
de marquer leur alliance avec Dieu. Et l’aide qu’ils se sont portée
les uns aux autres en périodes troublées un pour tous
et tous pour un était considérée comme une partie
intégrante de la nature des Juifs telle que définie par Dieu
(voir chapitre 14).
Les Réformateurs allemands déclarèrent qu’ils n’étaient
pas membres de la nation d’Israël mais des « Allemands de
confession mosaïque ».
La philosophie du « mouvement réformateur » allemand continua
de se développer au cours des conférences réunies à Brunswick
en 1844 et à Francfort en 1845. Voici quelques passages qui montrent
combien les Juifs allemands voulaient manifester leur allégeance à leur
pays de résidence, ce qui s’exprimait par le reniement de toute
fidélité à
Erets Yisrael et à la langue hébraïque
:
Le principe de la dignité humaine est, pour le judaïsme, d’essence
cosmopolite, mais je tiens à mettre l’accent sur l’amour
que l’on doit au peuple au sein duquel on réside et à chacun
de ses membres. Comme hommes nous aimons toute l’humanité, mais
comme Allemands nous aimons les Allemands comme enfants de la patrie. Nous
sommes et devons être patriotes, pas simplement cosmopolites.
L’espoir d’une la restauration nationale [en Israël] contredit
nos sentiments pour la patrie, [l’Allemagne].
Le vœu de retourner en Palestine pour y créer une souveraineté politique
est superflu.
Vouloir considérer la langue hébraïque comme étant
d’une importance primordiale pour le judaïsme revient à définir
celui ci comme une religion nationale. Une langue séparée est
en effet un élément caractéristique d’une nation
séparée. Mais aucun membre de cette conférence ne voudrait
relier le judaïsme à une nation particulière.
(Pour plus de détails sur ce sujet, on consultera
History of the
Jews,
par Paul Johnson, p. 333 335,
Triumph of Survival, par Berel Wein p.
52 53, et
The Jew in the Modern World, par Paul Mendes Flohr et Jehuda Reinharz
p.
161 177.)
Les Orthodoxes
Chemin faisant, les membres de l’obédience réformatrice
ont inauguré un nouveau terme pour décrire ceux qui restaient
fidèles au judaïsme traditionnel. Ils les ont appelés
les « Orthodoxes ».
Partout où le « mouvement réformateur » est parvenu à attirer
la majorité des Juifs, il fit de son mieux pour imposer son programme à la
minorité. A Francfort, par exemple, le miqwé (« bain rituel »)
fut fermé, l’abattage cachère fut aboli, l’enseignement
de la Tora fut interdit. Les Juifs orthodoxes furent mis au ban de la communauté.
Les Réformateurs allemands avaient peur que, tandis qu’ils s’efforçaient
de s’assimiler complètement à la culture allemande, l’existence à leurs
côtés d’un groupe de Juifs qui avaient choisi de se comporter
en vrais Juifs et qui se présentaient ouvertement comme tels pût
contrarier les Allemands, au point que ceux ci ne les distingueraient pas les
uns des autres et continueraient d’être hostiles à tous.
Bien évidemment, les Juifs qui s’opposaient au « mouvement
réformateur » n’ont pas adhéré à ces
idées.
Le dirigeant de la contre attaque orthodoxe contre le « mouvement réformateur » a été le
rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808 1888). Né à Hambourg
et formé à l’Université de Bonn, il a été grand
rabbin de Moravie, pays où vivaient 50 000 Juifs.
En 1851 il fut nommé à Francfort, dont la communauté orthodoxe
ne comptait que cent familles, pour y mener le combat contre les exclusions
prononcées par les réformateurs.
L’adaptation au monde moderne n’exige pas que l’on abandonne la Tora.
Une partie de son combat consista dans la création à Francfort
d’une communauté orthodoxe séparée, appelée
Kahal ‘Adath Yechouroun, appuyée sur un système scolaire
distinct.
Son objectif était de montrer aux Juifs qui voulaient s’insérer
dans la modernité que cela était possible, et ce sans sortir
du contexte du judaïsme traditionnel. L’adaptation à un monde
en voie de changement n’exige pas que l’on abandonne la Tora, car
elle a tenu compte de cette évolution. Voici ce qu’il écrivait
en 1854 dans un article intitulé : La religion comme alliée du
progrès :
Que voulons nous au juste ? N’y a t il d’autres issues que d’abandonner
la religion ou de renoncer à tout progrès ? Nous déclarons
devant le ciel et la terre que si notre religion exigeait que nous renoncions à ce
que l’on appelle la civilisation et le progrès, nous obéirions
sans nous poser de questions, parce que notre religion est pour nous la parole
de Dieu devant laquelle toute autre considération doit s’incliner.
Il n’existe cependant aucun dilemme de la sorte. Le judaïsme ne
s’est jamais tenu à l’écart de la vraie civilisation
et du progrès. Dans presque tous les domaines, ses fidèles se
sont nourris des connaissances de leur temps et ils ont souvent tenu balance égale
avec leurs contemporains. C’est une excellente chose que d’étudier
la Tora en même temps que les « manières du monde ».
Ce sur quoi le rabbin Hirsch mettait l’accent, c’est sur le fait
que le judaïsme attend de nous que nous soyons pleinement dans le monde,
mais aussi non moins immergés dans la Tora. Il est hors de question
de choisir entre la Tora et le Monde il n’est question que de
définir des priorités. Il était clair, pour lui, que la
priorité première est à attribuer à la Tora. Contrairement à Mendelssohn,
il affirmait que même si l’on ne comprend pas quelque enseignement
de la Tora, on doit lui obéir néanmoins parce qu’il est
la parole de Dieu.
(Pour d’autres détails sur ce sujet, on se reportera à Rabbi
Samson Raphael Hirsch :
Architect of Torah Judaism for the Modern World, par
Elijahu Meir Klugman.)
Malgré les efforts du rabbin Samson Raphaël Hirsch et d’autres,
le « mouvement réformateur » fit tache d’huile, pas
seulement en Allemagne mais aussi dans d’autres pays, quoique chaque
groupement de Réformateurs imprimât sa propre manière de
voir. C’est ainsi que les Juifs réformés anglais de la
West London Synagogue ont adopté une position très proche de
celle des Karaïtes. Ils adhéraient à la Tora comme étant
la parole de Dieu, mais rejetaient les enseignements du Talmud.
En Amérique, le « mouvement réformateur », créé au
XIXème siècle par plusieurs centaines de milliers d’immigrants
venus d’Allemagne, adopta lui aussi des aspects spécifiques. Nous
allons y jeter un regard dans un chapitre relatif à la vie juive aux
Etats Unis.
Notre prochain chapitre : Les Juifs et la fondation des Etats Unis
.
Traduction et adaptation de Jacques KOHN