Le milieu du XVIIème siècle a marqué la
fin de la Renaissance. La nouvelle idéologie qui a émergé à sa
suite et qui s’est inscrite dans ce que l’on a appelé le « siècle
des Lumières » continue aujourd’hui encore d’imprégner
dans une vaste mesure le monde occidental. Nous devons comprendre cette idéologie
et le rapport qu’a entretenu avec elle le peuple juif afin de tenter
de rendre intelligible ce qu’il adviendra après dans notre histoire.
Le siècle des « Lumières » (1650 1850) a été caractérisé par
des percées réalisées par les systèmes de pensée
en s’éloignant de la religion et en se tournant de plus en plus
vers la laïcité, l’humanisme, l’individualisme, le
rationalisme et le nationalisme.
De tous ces derniers concepts, c’est surtout le rationalisme qui a défini
le siècle des « Lumières », que l’on a aussi
appelé « l’âge de la Raison ».
Nous avons vu précédemment que le Moyen Age a été dominé par
l’Eglise et par l’idée de l’omniprésence de
Dieu. Après lui est venue la Renaissance, avec la primauté accordée à l’homme
et l’accent mis sur les arts et les connaissances issues de la culture
classique. Les « Lumières » ont poussé plus loin
encore la suprématie de l’être humain, en insistant sur
son intelligence, sur la pensée rationnelle et sur les sciences empiriques.
Avec elles, tout s’est concentré sur l’individu.
Le siècle des « Lumières » a été à l’origine
de beaucoup d’idées et d’institutions positives : la démocratie
libérale, la révolution scientifique, l’industrialisation.
Mais cette importance accordée à l’individu a aussi conduit à des
remises en question de certaines institutions fondamentales du monde occidental,
et notamment la religion. Celle ci a été considérée
par les penseurs du siècle des « Lumières » comme
un échec intellectuel qui a été évincé par
l’aptitude de la science à expliquer l’inexplicable. C’est
ainsi qu’une culture profane a commencé d’émerger
comme une très puissante alternative à la religion. L’idée
d’un monde sans Dieu prit la racine dans le monde occidental avec de
grandes implications tant pour l’Europe que pour le peuple juif.
L’idée d’un monde sans Dieu prit la racine dans le monde occidental avec de grandes implications pour le peuple juif.
Si curieux que cela paraisse, moins le monde occidental devenait
religieux, mieux il traitait les Juifs. Les fanatiques chrétiens tuaient des Juifs
pour les diverses raisons que nous avons vues. Les sécularistes, en
revanche, n’avaient aucune raison de les imiter, car les différences
dans les appartenances religieuses ne présentaient pour eux aucune importance.
Ce qui comptait le plus pour eux, c’était l’identité nationale
bien plus que l’identité religieuse.
En même temps que celui de la laïcité, le siècle des « Lumières » a
répandu le concept de l’individualisme : Chaque personne prise
isolément a de la valeur et de l’importance, d’où le
prix croissant attaché aux droits civils.
En apparence, l’accent mis sur les droits civils était favorable
aux Juifs. Pour la première fois, le monde occidental commençait
de traiter le Juif comme un être humain. Des Edits de tolérance
ont été promulgués, accordant aux Juifs certains droits
fondamentaux, même si ce n’était pas une égalité complète.
Cependant, de nouveaux problèmes vont surgir, dont les Juifs seront
encore une fois les victimes.
La grande différence
Un monde sans référence à Dieu ne peut
que se mettre tôt
ou tard dans une situation difficile.
Le judaïsme croit que l’accent doit être placé, dans
un monde idéal, tant sur Dieu que sur l’homme. Parce que sans
référence à Dieu, toutes les valeurs morales deviennent
relatives. En quoi cela est il mauvais ? S’il est certes bon d’éprouver
du respect pour les droits civils, il se peut qu’il devienne un jour
opportun ou nécessaire, pour toutes sortes de raisons politiques ou
sociales, de leur accorder une moindre importance. C’est alors que le
respect de la vie humaine deviendra une idée démodée.
Au contraire, les valeurs données par Hachem sont immuables et ne peuvent
jamais devenir démodées. Voilà ce qui fait la grande différence.
Cette grande différence explique comment un personnage essentiel du
siècle des « Lumières », Jean Jacques Rousseau, l’auteur
du Contrat Social, qui postulait que les êtres humains sont égaux,
a pu être aussi inhumain envers sa propre progéniture. Une jeune
lingère a été sa compagne jusqu’à sa mort.
Cinq enfants sont nés de ce couple, tous placés par leur père à l’Hospice
des Enfants Trouvés. Il a lui même décrit cet établissement
dans un de ses ouvrages, notant que les deux tiers des bébés
y mouraient à moins d’un an, et que la plupart ne dépassaient
pas les sept ans d’âge. Ses nobles idées ne l’ont
pas empêché de pratiquer une forme moderne d’infanticide.
(Voir The Intellectuals, par Paul Johnson, p. 21 22.)
De la même manière, tous les discours de Voltaire sur l’égalité des
hommes ne l’ont pas empêché d’éructer dans
son Dictionnaire Philosophique les pires diatribes antisémites, les
Juifs y étant définis comme « les gens les plus abominables
du monde. » Bien qu’il suggérât pas qu’il fallût
les tuer, il ne pouvait pas contenir sa haine, mettant en avant « leur
avarice, leurs superstitions et la haine qui les animait contre les peuples
qui les avaient accueillis ».
En contraste avec la France, la situation a été très différente
en Angleterre (où la Révolution puritaine avait exercé une
grande influence) et dans le Nouveau Monde, où les Puritains ont joué un
grand rôle. La Révolution américaine s’est développée
sur le fond d’une synthèse d’idées très religieuses
ancrées dans la Bible, introduites par les Pilgrim Fathers (« Pères
pèlerins », fondateurs des premières colonies européennes
en Nouvelle Angleterre) et des principes humanistes, tels que « les droits
inaliénables de l’homme », avancés par John Locke.
Nous voyons cela clairement dans les premières phrases de la Déclaration
d’Indépendance :
Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles mêmes
: que tous les hommes naissent égaux ; que leur Créateur les
a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie,
la liberté et la recherche du bonheur.
La Révolution Française, qui a été un mouvement
purement séculier, n’a pas opéré cette synthèse.
D’où les conflits avec la philosophie du siècle des « Lumières ».
Les réformateurs français, après avoir fait guillotiner
le roi Louis XVI et sa femme Marie Antoinette, ont déchaîné le
règne de la Terreur, pendant lequel quelque 25 000 « contre révolutionnaires » ont été exécutés
d’une manière tout aussi sanglante.
Le règne de la Terreur sonna le glas, pour toutes sortes de raisons,
de l’âge de la Raison. La brutalité sanglante montrée
par les masses choqua le monde et mit sévèrement à mal
la conviction, entretenue pendant le siècle des « Lumières »,
selon laquelle l’homme peut se gouverner lui même. Une période
d’agitation générale s’ensuivit en France, marquée
par la corruption et l’inflation galopante. La Révolution courait
au précipice quand Napoléon Bonaparte prit le pouvoir par un
coup d’Etat en 1804.
Napoléon et les Juifs
Napoléon Bonaparte (1769 1821), un officier d’origine
corse, se couronna Empereur des Français. Pendant les dix années
où il
détint le pouvoir, il entreprit une série de conquêtes
sans précédent par la rapidité de ses mouvements à travers
l’Europe. Véritable génie militaire, il engagea des offensives
contre les Autrichiens, les Italiens, les Russes. Et il les battit presque
tous, devenant le maître du continent et réorganisant toute
sa carte.
La cause de sa chute a été l’hiver russe. Lorsque les autres
pays européens constatèrent qu’il était vulnérable,
ils s’unirent dans une coalition et le battirent, d’abord à Leipzig
en 1813, et finalement à Waterloo en 1815. Exilé comme prisonnier
de guerre dans l’île de Sainte Hélène, il y mourut
d’un cancer en 1821.
Au cours de sa marche à travers l’Europe, Napoléon libéra tous les Juifs de leurs ghettos.
Au cours de sa marche à travers l’Europe, Napoléon libéra
tous les Juifs de leurs ghettos. L’idée de les libérer
et de leur accorder des droits civils l’avait précédé,
mais c’est lui qui l’a réellement mise en œuvre.
Napoléon était fasciné par les Juifs, bien qu’il
ne les comprît pas. Il voulait qu’ils soient acceptés par
le reste de la société européenne, et il pensait que leur
rejet ne tenait pas à ce qu’ils étaient différents,
mais que s’ils pouvaient ressembler davantage aux autres citoyens, ils
seraient mieux acceptés. C’est pourquoi il a voulu aider les Juifs à se
débarrasser de tout ce qui les tenait à l’écart.
Il a recommandé, par exemple, qu’un tiers de tous les Juifs épousent
des conjoints non Juifs.
L’historien Berel Wein, dans son Triumph of Survival, assure que Napoléon
n’était pas aussi judéophile que beaucoup de Juifs l’ont
cru initialement. Il écrit :
L’équité et la tolérance de façade affichées
par Napoléon envers les Juifs était basée en fait sur
son projet de les faire entièrement disparaître au moyen de l’assimilation
totale, des mariages mixtes et des conversions.
A deux reprises, en 1806 et en 1807, Napoléon convoqua des assemblées
de notables juifs en vue de promouvoir son dessein de « sauver » les
Juifs. Ces dirigeants religieux furent pris de court. D’un côté,
ils tenaient à coopérer avec Napoléon et rendre ainsi
plus facile la vie des Juifs européens. En revanche, ils ne pouvaient
pas acquiescer à celles de ses idées qui auraient conduit à la
destruction du judaïsme. Ils lui répondirent aussi diplomatiquement
que possible, sans trahir les dispositions de la loi juive.
(Pour d’autres détails sur ce sujet, on pourra se référer à The
Jew in the Modern World, par Paul Mendes Flohr, et Jehuda Reinharz, p. 112 132,
et à Triumph of Survival, par Berel Wein, p. 69 77.)
Au cours de sa marche à travers l’Europe, Napoléon libéra tous les Juifs de leurs ghettos.
Bien que Napoléon ait fini par être vaincu et ait achevé sa
vie en exil, le mouvement qu’il a déclenché a fait largement
tache d’huile. A la fin du XIXème siècle, il était
devenu impossible de refuser aux Juifs la qualité de citoyens, compte
tenu de l’environnement plus libéral en Europe.
Au fil des années, les Juifs ont obtenu la citoyenneté dans tous
les pays européens. Les deux derniers à l’avoir donnée
ont été la Suisse (1874) et l’Espagne (1918).
Cela signifie qu’à la fin du XIXème siècle, les
Juifs, qui avaient été économiquement et physiquement
marginalisés, qui avait été mis à l’écart
de tous commerces et professions, avaient maintenant accès même
s’ils n’étaient pas accueillis à bras ouverts à toutes
les classes de la société européenne.
Est ce à dire que les « Lumières » avaient mis fin à l’antisémitisme
?
Loin de là.
Elles n’avaient fait que l’intellectualiser.
Le nouvel antisémitisme
Une fois largement ouvertes les barrières des ghettos,
les Juifs sont montés rapidement vers les sommets, gagnant prééminence
et richesses. Cela ne signifie pas que, malgré leur réussite,
ils aient été acceptés dans la société qui
les entourait. Les temps avaient changé, mais pas tellement.
Il est vrai qu’il n’y a pas eu au XIXème siècle de
pogroms contre les Juifs en Europe de l’ouest. La société issue
du siècle des « Lumières » ne faisait pas de telles
choses, en tout cas pas en Europe de l’ouest. (Nous parlerons plus loin
de l’Europe de l’est, et plus particulièrement de la Russie.)
Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de pogroms que
les non Juifs ont soudain commencé d’aimer les Juifs.
Les deux derniers pays qui ont accordé la citoyenneté aux Juifs ont été la Suisse (1874) et l’Espagne (1918).
Le nouvel antisémitisme de cette époque peut être appelé un « antisémitisme
intellectuel ».
C’est ainsi que le baron Lionel Nathan de Rothschild un des Juifs
les plus distingués et les plus riches d’Angleterre n’a
pas pu occuper son siège au Parlement britannique dont il avait été élu
comme membre en 1847 parce qu’il refusait de prêter serment sur
une Bible chrétienne. Il a fallu onze ans et le vote du
Jewish Disabilities
Act pour lever cet obstacle et faire de lui, en 1858, le premier Juif à siéger
comme député à Londres.
Benjamin Disraeli, qui a été deux fois Premier Ministre de Grande Bretagne
sous le règne de la reine Victoria, n’a pu remplir cette fonction
que parce que sa famille s’était convertie à l’Eglise
d’Angleterre.
C’est ainsi que les Juifs ont été acceptés dans
la société à la condition de ne pas être trop juifs.
Si un Juif était prêt à se renier en prêtant serment
sur une Bible chrétienne, ou mieux encore, en abjurant sa religion,
il était toléré. S’il insistait pour rester fidèle à la
Tora et à la Bible hébraïque, on l’invitait à rester
dehors.
(Nous examinerons dans le prochain chapitre, quand nous aborderons le mouvement
réformiste au sein du judaïsme, la tentative faite par les Juifs
allemands pour esquiver ce problème.)
On relèvera que c’est à cette époque marquée
par une tolérance sans précédent que le terme « antisémitisme » a été employé pour
la première fois. Il a été forgé par un penseur
allemand du XIXème siècle, Wilhelm Marr, qui voulait distinguer
la haine des Juifs comme membres d’une religion (« antijudaïsme »)
de celle des Juifs comme membres d’une race/nation (« antisémitisme »).
Il écrivit en 1879 un livre intitulé
Victoire du judaïsme
sur le germanisme, qui a connu douze réimpressions en six ans, tellement
il a eu la faveur du public.
Un autre penseur important a été Karl Eugen Duehring qui a écrit
en 1881 : La question du Juif est une question de race, et qui résume
ainsi ce que signifie l’antisémitisme :
La question juive continuerait d’exister même si chaque Juif devait
tourner le dos à sa religion et adhérer à l’une
de nos grandes Eglises. Oui, je prétends que dans ce cas la lutte entre
nous et les Juifs n’en deviendrait que plus urgente. C’est précisément
le Juif baptisé qui s’infiltre le plus profondément et
sans entraves dans tous les secteurs de la société et de la vie
politique. Je retiens par conséquent l’hypothèse que les
Juifs doivent être définis seulement en termes de race et non
en termes de religion.
Les Juifs qui ont abandonné leur religion et qui se sont hissés
au pouvoir et aux richesses n’ont pas porté assez d’attention à ces
idées. S’ils l’avaient fait, ils auraient compris que leur
escapade ne serait que de courte durée. Parce que, même si des
Juifs ont pu échapper à l’antijudaïsme en devenant
chrétiens, ou agnostiques, ou même s’ils se sont refaçonnés à l’image
de la société qui les entourait, l’antisémitisme,
lui, qui n’attachait d’importance ni à ce qu’ils croyaient
ni à la façon dont ils se comportaient, mais seulement au fait
qu’ils étaient Juifs, allait finir par les rattraper un jour.
Notre prochain chapitre : Le mouvement réformiste.
Traduction et adaptation de Jacques KOHN