La situation religieuse et spirituelle à l’époque du deuxième Temple a été radicalement différente de celle qu’on avait connue à celle du premier. L’attirance pour l’idolâtrie, le meurtre et la débauche sexuelle avait été supprimée. L’étude de la Tora et l’observance religieuse se situaient à un niveau sans précédent, et pourtant ce Temple-là aussi a été détruit. Le Talmud propose diverses raisons à cette destruction. Ces raisons, si on les examine superficiellement, semblent n’avoir aucun rapport avec la moralité ou l’éthique dans les affaires ou dans l’économie, mais nous constaterons, en les considérant de plus près, l’existence entre elles d’une relation étroite.
L’une des causes a été l’insistance que les gens mettaient à une application rigoureuse de la loi et à leur exigence d’un respect scrupuleux de leurs droits (
Baba Metsi‘a 30b). Une telle culture, on le conçoit facilement, est de nature à encourager l’égoïsme et les pratiques conformes aux codes de lois mais contraires à l’éthique. Rien n’est plus injuste, et par conséquent plus contraire à la morale, que le droit lorsqu’on l’observe rigoureusement. La restructuration des effectifs dans une entreprise peut être parfaitement légale et efficace, et pourtant impitoyable et exempte de charité. Un de nos décisionnaires a empêché un jour un riche commerçant d’ouvrir un commerce d’alcool près d’un autre qui existait déjà, bien que sa position ne s’appuyât sur aucun fondement halakhique. Elle reposait uniquement sur la différence de fortune entre les deux commerçants et sur le fait que le nouveau venu possédait déjà d’autres entreprises florissantes.
Une autre cause de la destruction du deuxième Temple a été la haine gratuite qui s’est développée dans la société. Une telle haine mène à la médisance et à la calomnie, et donc à des actes de concurrence déloyale entre commerçants, à une rivalité sans merci dans les affaires, et à une économie régie par la loi de la jungle. Dans la guerre à laquelle se livrent les entreprises de high-tech pour attirer vers elles les cerveaux les plus brillants, elles ne se distinguent guère par la mise en pratique le dicton de Hillel : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse à toi-même » (
Chabbath 31a). Les publicités agressives qui incitent les consommateurs à acheter des marchandises sans valeur ou de mauvaise qualité ou endommagées sont elles aussi une négation de ce dicton.
On nous apprend aussi dans le Talmud que la destruction du Temple a été la punition infligée pour n’avoir pas récité de
berakhoth avant et après la lecture ou l’étude de la Tora. Ce châtiment semble bien excessif et bien cruel. Cependant, à le considérer de plus près, il faut se souvenir que ces bénédictions s’achèvent par les mots : « Celui qui donne la Tora », ce qui nous fait prendre conscience des dangers de son étude, même intensive, si nous ne prenons pas conscience qu’elle a un Auteur. A défaut de cette conscience, on ne se conduit pas conformément à la Tora, quel que soit son propre degré d’érudition, et l’on encourt la destruction.
Pour le Talmud de Jérusalem (
Yoma 1, 1), le deuxième Temple a été détruit parce que ceux qui vivaient à l’époque où il a été ravagé chérissaient l’argent. Nous trouvons là le lien le plus net et le plus explicite exprimé dans nos textes entre l’activité commerciale malhonnête et cet événement. Selon cette source et bien d’autres, cette rapacité n’a pas causé seulement la destruction du Temple, mais l’exil qui s’est poursuivi depuis lors.
La Bible nous apprend que « celui qui aime l’argent n’est point rassasié par l’argent [qu’il possède] » (Ecclésiaste 5, 9), tandis que les Sages du Talmud ont enseigné que « celui qui a cent pièces de monnaie en veut deux cents ». Ces deux dictons, comme bien d’autres dans notre littérature, font comprendre que l’attrait de l’argent est illimité chez l’être humain. C’est le seul désir que ni l’âge, ni la mauvaise santé ni l’abondance ne peuvent rassasier. Il n’est pas nécessaire d’être marxiste ou une personnalité du monde des affaires pour comprendre comment cet appétit constant et insatiable peut mener à une société corrompue et immorale, qui mérite d’être détruite.
L’amour de l’argent nous apprend que « mieux vaut avoir plus que moins », et donc que tous les moyens, toutes les techniques et tous les atouts que l’on possède doivent être consacrés à la mise à exécution de ce principe. Seul existe
l’homo economicus, dont l’appétit pour plus de richesses est illimité, pour qui l’efficacité économique est la valeur suprême, et qui sait toujours le prix de toute chose. Avec une telle avidité, la fin justifie les moyens, de sorte que l’éthique, la moralité et le bien-être social doivent lui céder le pas. En outre, une telle culture rejette toute idée de bonté et de charité dans le commerce, idée qui caractérise la spécificité du judaïsme et qui permet à autrui de bénéficier d’avantages, tels qu’une part de marché. Le modèle sublime est une « économie de suffisance », idéale du point de vue moral. Quand Esaü a accepté le cadeau que lui avait offert Jacob, il a dit : « J’ai beaucoup ! », ce à quoi son frère a répondu par : « J’ai tout ! », c’est-à-dire : assez.
Les délits économiques et l’immoralité dans les affaires ont été les causes de la destruction du Temple et de l’exil qui l’a suivie. Le prophète Jérémie a annoncé que l’exil babylonien allait durer soixante-dix ans, un an par année de
chemita que les Juifs n’avaient pas observée à l’époque du premier Temple (Jérémie 25, 11 ; voir aussi
Chabbath 33a et Rachi
ad Wayiqra 26, 34). De la même manière, le
Semag (Rabbi Moché de Coucy) se demande dans son
Séfèr mitswoth gadol, Hilkhoth hachavath ‘avèda, pourquoi l’exil actuel dure si longtemps. C’est seulement, répond-il, à cause de nos comportements contraires à l’éthique dans les affaires.
Traduction et adaptation de Jacques KOHN