J’ai retrouvé l’autre soir dans le fond d’un de mes tiroirs, l’étoile de David en or que m’avait offerte ma grand-mère peu de temps avant qu’elle ne rejoigne les grands de ce monde.
Son souvenir tarauda alors mon esprit et il me revint en tête, le jour où Mémé enveloppée dans sa robe de chambre de courtelle bleue - si frileuse qu’elle était - se dirigea d’une démarche bedonnante - si gourmande qu’elle était - et sans mot dire vers sa commode Louis xv, en aggloméré authentique, en ouvrit le premier tiroir, y jeta un œil furtif, puis tira le second et enfin le troisième, d’ou elle en sortit victorieusement sa boite à bijoux, objet tant convoité par ma curiosité juvénile mais si scrupuleusement cachée, qu’elle ne savait jamais trop bien à chaque fois, où elle la flanquait.
Elle marcha ensuite vers moi d’un pas lourd, frottant méthodiquement ses mules contre le plancher, le bien précieux serré contre elle, s’assit à ma droite et lentement souleva le couvercle de bois vernis ; il se dressait alors un minuscule couple d’automates qui, faignant l’amour de la danse, tournoyait en une valse lancinante au rythme d’une berceuse qui se répétait inlassablement.
Mes yeux d’enfant se rivèrent sur ces deux personnages attachants - triste réplique de Ginger et Fred, et je constatais que la robe de tulle de Ginger avait subi quelques déboires et que Fred perdait peu à peu de sa pétulance ...
Puis d’un geste délicat, Mémé glissa sa main dans le compartiment bordé de satin dont l’éclat incertain révélait l’âge avancé de l’objet et en retira une petite chaîne en or où se balançait ledit pendentif. Elle l’astiqua d’un revers de manche, avant de déposer le tout dans le creux de ma main qu’elle enferma tendrement dans les siennes.
Ce moment s’ancra en moi car elle me léguait tout ce qui lui restait de son patrimoine avec l’espoir secret qu’elle fondait, à travers ce geste, de pérenniser son histoire.
Maman, assise à sa table de travail observait ce qui s’ourdissait d’un œil inquisiteur. Elle qui avait « fait » mai 68, lutté pour la libération des mœurs, des hommes, des femmes, des peuples opprimés, combattu pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, voté l’abolition de la peine de mort, marché pour l’égalité et le respect des droits de l’homme, vociféré pour la légalisation de l’avortement - que sais-je encore ?- n’appréciait guère que l’on caresse l’idée de ré-introniser mon judaïsme déchu, car grâce à tout ce remue ménage et à toutes ces années de lutte pour tout, elle avait réussi, pour se fondre librement dans la masse, à intégrer un concept nouveau, celui du « juif laïc » dont le judaÏsme ne se référait qu’au seul Moïse qu’avait imaginé Cécil B.de Mille et remarquablement interprété par Charleton Heston , dans ses « Dix Commandements ».
Ce chef d’œuvre cinématographique n’avait aux dires de maman rien de subversif et pouvait être livré à ma candide imagination. Chose à laquelle Mémé et moi nous adonnions sans modération.
J’arrêtai là la machine à remonter le temps et rangeai soigneusement tous mes souvenirs dans l’écrin douillet de ma mémoire. Je faisais glisser le bijou entre mes doigts lorsque me vint l’idée saugrenue de le passer autour de mon cou. Ce simple geste allait-il faire de moi l’enfant juif que ma mère s’était évertuée à bannir tandis que grand-mère, me voyant m’éloigner un peu plus chaque, jour tentait de me rattraper à Hanoukka ou à Pourim à l’aide de friandises corruptrices ? Non, certainement pas, et je fis alors le triste constat, que mon judaïsme ne se cantonnait qu’à quelques bonbons distribués à la sauvette, aux bras musclés d’un acteur soigneusement grimé, qui brandissaient en cinémascope des tables de lois (que je prenais à l’époque pour la déclaration des droits de l’homme !) et bien sur, aux ignominies de la Shoah.
J’avais grandi sans mon tuteur spirituel : la Torah … toute l’histoire de mon peuple m’était inconnue et je demeurais une juive laïque vidée de son essence, de sa matière. Comme si ma judéité s’inscrivait dans une démarche administrative précise et revêtait ainsi un caractère légal et dénué de toute spiritualité, se rapportant à un texte de loi édicté par une assemblée.
J’appartenais à un système social qui était devenu pour moi un véritable carcan lequel avait enserré les ailes de ma liberté et je portais le joug des exigences de mon éducation, sans jamais avoir pu faire mes choix et en assumer les responsabilités.
Mon implication sans faille dans le système avait fait de moi un individu modèle, ayant une opinion sur tout, capable de donner la réplique à n’importe quel détracteur de conscience, lancer le débat opportun ; j’avais brandi toutes les bannières et défendu avec acharnement toutes les causes honorables, j’érigeais des puits de connaissances sur le sol aride de mon désert spirituel.
J’avais contribué à améliorer le monde, celui-là même qui à la moindre incartade me montrerait du doigt et m’accuserait d’être le juif que je feignais de ne plus être, me ramenant à cette incontournable vérité, que j’avais cru pouvoir détourner simplement parce que j’avais pris une autre identité ; justement celle de celui qui trahirait la confiance aveugle que je lui vouais, m’ingéniant à imiter ses gestes, à m’affubler de ses vêtements allant même jusqu’à porter son nom en continuant de croire naïvement qu’il lui resterait une parcelle d’humanisme et même de remord au moment où sonnerait le glas de mon innocence.
Que fallait-il faire, renoncer à tous mes acquis, fermer les yeux et me plonger dans une sorte de méditation transcendantale qui apaiserait mon âme et ma conscience ? Bof …
Le labeur que je devais m’imposer était autrement plus difficile : me réconcilier avec mon identité et imposer ma différence sans insolence ni complaisance et continuer de vivre parmi les autres sans plus jamais ignorer ce que je suis; montrer à la face du monde que seule l’éthique de la Torah me construit en tant que juif et rien d’autre ; et cela ne fera pas de moi un marginal mais simplement un être qui aura une autre contenance, un autre regard sur le monde, qu’il continuera de choyer, mais sous la tutelle d’une autre Puissance.
Je me devais de mettre fin à cet exil et à une vie aux valeurs galvaudées pour ne pas dire bafouées, d’assumer mes convictions avec discernement et ainsi ne plus avoir à adresser à mon employeur un arrêt de maladie pour justifier mon absence le jour de Kippour et rougir de honte parce qu’un de mes enfants m’avait entendu mentir au téléphone tandis que je jouais l’Acte I Scène 2 du Malade Imaginaire!
La comédie avait assez duré… Rideau.