Le « plat de résistance » de cette paracha est constitué sans aucun doute par les dix commandements, qui seront répétés plus tard avec de légères variantes dans la parachath Waeth‘hanan (Devarim 5, 6 à 18). Ils étaient jadis récités par les Lévites conjointement avec les quinze « cantiques des degrés » (Psaumes 120 à 134) comme une partie du service quotidien du Temple.
Après la destruction du deuxième Temple, ils ont été inscrits parmi les prières obligatoires récitées dans les synagogues. Ce n’est que lorsqu’il a été soutenu par des apostats qu’eux seuls étaient nécessaires qu’il a été mis fin à cette tradition, remplacée par une récitation au niveau individuel et privé. Il existe cependant aujourd’hui des siddourim dans lesquels ils ne figurent pas. Dans certaines synagogues, malgré une coutume séculaire, ils ne figurent plus sur l’Aron haqodèch. Et même si leur récitation par cœur reste au programme de nombreuses écoles, j’ai eu de grandes difficultés à trouver des garçons ou des filles capables de les énoncer. Il se pourrait que là réside l’une des raisons du hiatus que l’on peut constater aujourd’hui entre l’éthique dans toutes les sphères, mais surtout dans le domaine de l’argent, des affaires et du commerce, et la vie religieuse quotidienne. Peut être nos existences se sont-elles moralement appauvries en même temps que se sont développées l’identité et les connaissances juives, et ce à cause de la négligence et de l’inadaptation de notre système éducatif, tant chez les jeunes que chez les adultes, à cette alliance entre Dieu et Israël.
Nos Sages ont distingué les cinq premiers commandements, qui définissent les rapports entre les hommes et Dieu, des cinq derniers qui caractérisent les relations entre les êtres humains. Mais ils n’ont nullement cherché, en établissant cette discrimination, à séparer la religion de la morale. Bien au contraire, elle rend les crimes entre individus doublement condamnables, une fois entre les hommes et aussi envers Dieu, qui les a ordonnés tous. De cette façon, toute forme d’immoralité sociale, sexuelle ou économique devient un péché religieux. Parlant de l’idolâtrie (Devarim 12, 31), de l’immoralité sexuelle (Wayiqra 18, 26 et 27) et du vol (Devarim 25, 16), la Tora les considère tous comme des « abominations ». « La somme de Ta parole est [la] vérité, et toute ordonnance de Ta justice est pour toujours » (Psaumes 119, 160). De la seconde partie des dix commandements mitswoth bein adam le‘havéro explique Rava, nous avons appris la vérité des premiers, mitswoth bein adam laMaqom. Rachi, au nom du Midrach, nous apprend que la Tora a été proposée en premier lieu aux nations du monde, lesquelles ont objecté que Dieu n’était pas différent des autres divinités et des rois, et qu’Il n’avait promulgué les commandements que pour son propre ennoblissement et sa propre gloire. Mais lorsqu’elles ont entendu les cinq derniers, elles ont reconnu que les premiers étaient vérité parfaite (Qiddouchin 31a).
La criminalité en col blanc est commise en secret, et seule la peur d’être démasqué nous retient souvent de nous engager dans la malhonnêteté. Mais pour ce que Dieu a interdit, il ne peut y avoir de secrets. « Vous ne ferez pas d’injustice dans le jugement, dans les mesures, dans les poids, et dans les capacités. Vous aurez des balances justes, des poids justes […] Je suis Dieu, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte » (Wayiqra 19, 35). Ce lien entre la sortie d’Egypte traduit le fait que Dieu, qui a distingué entre la semence du premier né et celle des autres, c’est à dire qui a eu connaissance de ce qu’il y a de plus privé et de plus secret au monde, saura sûrement quand nous falsifions en secret nos mesures ou nos poids afin de tromper autrui, et Il nous en punira (Baba Metsi‘a 61b).
Il est tentant de considérer les michpatim (« lois sociales ») comme allant de soi. De fait, le Rambam, le Séfèr ha‘hinoukh et d’autres auteurs estiment que nous les aurions adoptés même si la Tora ne les avait pas rendus obligatoires. Cependant, ces opinions reviennent à en faire une simple création de l’intelligence humaine, sans différences avec les autres codifications. L’opinion de la majorité des Sages est que tout ce qui fait partie de la Tora‘houqim, ‘édouyoth et michpatim est le produit de la sagesse divine, que celle de l’homme n’aurait jamais réussi à échafauder. Abarbanel le tient pour évident dans deux domaines. En premier lieu, la sagesse divine développe les concepts en question au delà de l’esprit humain. En outre, l’insistance mise par la Tora sur la récompense et la punition divines nous assure que nul ne peut échapper aux conséquences de ses actes, qu’il s’agisse de la délinquance en col blanc, de l’exploitation de l’homme ou de l’injustice.
Toutes nos codifications déduisent du septième commandement (« Tu ne voleras pas » [Chemoth 20, 13]) que la Tora interdit toutes les formes de vol, quelle que soit la valeur de l’objet volé. Peu importe que la victime soit un Juif ou un non Juif, un mineur ou un majeur, un homme ou une femme (Michné Tora, Hilkhoth guenèva 1, 1 et 2 ; Tour Choul‘han ‘aroukh, ‘Hochèn michpat 1). Certaines autorités considèrent, il est vrai, que l’interdiction du vol au préjudice d’un idolâtre n’est que d’origine rabbinique. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il soit permis : N’oublions pas qu’une grande partie de nos lois sur le Chabbath, la cacherouth et les prières sont, elles aussi, de source rabbinique, et que cela ne nous dispense pas de les observer. De la même manière, lorsqu’il est indiqué que l’interdiction du vol contenue dans les dix commandements concerne l’enlèvement des êtres humains (Sanhédrin 86a), cela ne signifie pas que celle de voler un objet n’a pas été promulguée au Sinaï. Si les rabbins ont opéré cette distinction entre le rapt et le vol, c’est parce que le meurtre et l’inconduite sexuelle mentionnés dans le même contexte emportent la peine de mort, de sorte que la seule forme de vol qui soit punissable de la même peine est l’enlèvement d’un être humain en vue de sa vente.
Nos codifications prévoient en outre toute une structure éducative destinée à étendre l’interdiction du vol au delà des dégâts causés au propriétaire, soulignant ainsi les dommages moraux et spirituels subis par la conscience du voleur. C’est ainsi qu’on ne doit pas voler par jeu, ou simplement pour irriter le propriétaire, ou avec l’intention de restituer l’objet enlevé, ou encore en se sachant en mesure de payer les amendes prévues par la Tora. Un mineur qui vole est passible d’un châtiment corporel, bien qu’il ne soit pas légalement responsable, et ce contrairement à son impunité dans le cas de transgression de lois comme celles de la cacherouth.
Lorsque nous avons parlé ici de « vol », cette notion inclut, dans le commandement : « Tu ne tueras pas », les escroqueries, les fraudes et les extorsions. Elle comprend l’interdiction des faux poids et mesures, l’obligation de restituer les objets trouvés y compris celle de partager tous renseignements propres à prévenir une perte financière - la défense d’utiliser la force pour s’approprier le bien d’autrui : rétention de salaires, détournement de fonds confiés à sa garde, pression sur quelqu’un pour le forcer à vendre ce dont il ne veut pas se séparer, même au prix du marché. Elle inclut peut être aussi les prises de contrôle hostiles et les procédés agressifs de vente. Le Ramban inclut toutes les lois concernant la réparation des dommages, les dépositaires, l’achat et la vente. Cette interdiction vise toute activité en vue de s’approprier le bien d’autrui contre sa volonté ou à son insu. De plus, ces dispositions, pour le Rambam comme pour le Ramban, font partie des lois noa‘hides, et s’appliquent par conséquent aussi aux non-Juifs. Le Rambam rattache certaines d’entre elles à l’injonction d’établir un système judiciaire juste, tandis que le Ramban les déduit toutes de : « Tu ne voleras pas ».
Traduction et adapatation de Jacques KOHN