Sans un tel concept, quelle qu’en soit la définition, il ne peut exister de moralité dans les affaires. Nous avons examiné ailleurs de quelle manière, si nous continuons d’en vouloir « toujours plus » et si nous restons convaincus qu’il « vaut mieux en avoir plus que moins », le pouvoir exercé par cette avidité finira par abattre nos remparts protecteurs.
Cependant, un collègue m’a démontré que l’incertitude était, elle aussi, une source d’immoralité, et j’ai compris au cours des années qu’elle est, en effet, le principal facteur de détermination dans la formation de nos attitudes en matière de comportement moral dans les affaires, et que notre seule protection est constituée par des paramètres spirituels et religieux.
La
Tora nous propose de nombreux exemples de réponses religieuses à l’incertitude en matière économique, mais son illustration la plus éclairante et la moins ambiguë est l’épisode de la manne telle qu’il nous est rapporté dans notre.
L’événement constitué par la manne n’a pas été une aventure isolée, mais il a eu lieu entre deux autres, liés à la revendication d’Israël touchant à l’eau. Considérés globalement, ils reflètent les réponses de la
Tora à l’incertitude dans nos économies et dans nos transactions commerciales. « Et ils vinrent à Mara ; mais ils ne pouvaient boire des eaux de Mara car elles étaient amères […] Et le peuple murmura contre Moïse, disant : “Que boirons-nous ?” […] Là Il donna [à Israël] ‘
hoq [“statut”] et
michpat [“ordonnance”] » (
Chemoth 15, 23 à 25). A Mara ont été donnés à Israël le
Chabbath (‘
hoq) et les lois sociales (
michpatim) (
Sanhédrin 56b). Le
Chabbath est venu leur apprendre que, de même que Dieu avait pourvu à leurs besoins en adoucissant l’amertume de l’eau, de même le
Chabbath leur montrerait, bien qu’il se traduise par une interruption des activités économiques de la semaine, qu’Il allait pourvoir à leurs besoins pour la semaine suivante. Ce message est au cœur de l’année sabbatique, la
chemita, où Dieu pourvoit à nos besoins malgré l’interdiction de tout travail agricole productif. Quant aux
michpatim, ils nous assurent que même si nous observons scrupuleusement les lois sociales quant à la manière de gagner et de dépenser notre argent, nous n’avons pas à craindre de n’en avoir pas assez.
Nos ancêtres ont été transplantés dans le désert, un lieu où Lui seul pouvait pourvoir à ses besoins. Leur séjour dans ce territoire désolé leur a inculqué une leçon dont ils pourront tirer profit, même dans l’abondance et dans une économie de marché. N’oublions pas qu’ils avaient quitté l’Egypte avec un abondant bétail (
Chemoth 12, 32 ; 12, 38 ; 17, 3), de sorte qu’ils auraient pu en abattre une partie et ne pas souffrir de la faim. Leurs réclamations (
Chemoth 16, 3) ont par conséquent été formulées le ventre plein (
Rachi, Yoma 75b). Ce qui les a inquiétés, ce n’est pas une pénurie immédiate, mais seulement l’incertitude quant au lendemain du fait qu’il leur fallait, pour subsister, entamer leur capital. Ce qui leur manquait, c’est le sentiment de sécurité créé par l’existence d’une ressource de remplacement qui leur aurait permis de préserver ce capital. Plus tard, à Refidim (
Chemoth 17, 3), ils ne diront pas : « Nous n’avons pas d’eau ! », mais : « Où trouverons-nous de l’eau ? » De l’eau, ils en avaient plein leurs réserves ! Mais ce qui les inquiétait, c’était la crainte que, une fois qu’elle serait épuisée, ils ne disposeraient pour l’avenir d’aucune ressource visible ou assurée. C’est cette appréhension qui les a incités à récriminer contre Dieu (
Ha-‘émeq davar).
Ils avaient contemplé de leurs propres yeux la puissance de Dieu et leur libération par les miracles opérés en Egypte et à la mer Rouge, et ils assistaient à présent à un nouveau miracle, celui de la manne tombée du Ciel, ainsi que Moché l’avait annoncé. Ils se sont cependant trouvés hors d’état d’obéir à celui-ci, et ce à cause de leur incertitude. C’est ainsi qu’ils en ont ramassé plus qu’ils n’en avaient besoin, simplement au cas où… Ils sont sortis en chercher pendant
Chabbath bien que Moché leur ait annoncé qu’ils n’en trouveraient pas. Nous constatons par conséquent que nos ancêtres étaient des gens de peu de foi, poussés par l’avidité et la stupidité à ne pas obéir à Moché. Quant à nous, nous faisons exactement la même chose !
N’oublions pas que c’est « “toute” l’assemblée des enfants d’Israël » qui s’est plainte de manquer de nourriture (
Chemoth 16, 1), et non quelques mécontents ou un secteur marginal de la population. Et nous-mêmes partageons tous la crainte de n’en avoir pas assez demain pour tous. Qui sait dans quel état sera l’économie de demain, qui sait ce qu’il adviendra de la fortune qu’on a accumulée, qui sait quelles seront ses ressources lorsqu’il faudra faire face à la maladie, à la vieillesse, à des calamités naturelles ou à la guerre ? C’est ainsi que chacun ressent un besoin impérieux d’assurer sa protection et celle de sa famille contre les incertitudes du lendemain. S’il n’y avait pas d’incertitudes, nous serions tous satisfaits de notre sort, et notre comportement serait toujours conforme à l’éthique. C’est pourquoi, dans notre manière d’aborder l’existence, nous essayons tous d’appréhender la plus grande part du « gâteau » en déployant toutes nos énergies et en usant pour y parvenir les moyens les plus agressifs et les plus dénués de scrupules. Nous sommes d’autant plus convaincus de la nécessité de cette sorte de comportement que nous voyons autour de nous des gens, dont la fortune atteint déjà de tels sommets que ni eux ni leurs descendants ne pourront jamais l’épuiser, continuer d’engranger des profits sans se livrer à aucune autre activité et en employant souvent les moyens les plus inavouables. La criminalité en col blanc est le monopole des riches. C’est pour les prémunir contre cette tentation que la
Tora recommande aux enfants d’Israël d’avoir confiance que Dieu pourvoira à leurs besoins.
« Celui qui a de quoi manger aujourd’hui et qui se demande ce qu’il mangera demain, c’est une personne de peu de foi » (Rabbi Eliézèr ha-Modaï dans
Tan‘houma Bechala‘h 20).
Quand nos Sages nous recommandent de commercer bé-émouna (« dans la foi »), cela ne signifie pas que nous devons nous comporter honnêtement, puisque la probité nous est déjà prescrite dans d’autres halakhoth. La « foi » en question, c’est celle que nous devons avoir que Dieu peut subvenir à nos besoins et qu’Il ne manque pas de le faire
(‘Aroukh ha-choul‘han, Ora‘h ‘hayim 156).
« Celui qui récite
achrei (
Psaumes 84, 5), [comme nous le faisons trois fois par jour], mais ne dit pas avec conviction : “Il ouvre Ses mains et rassasie tous les êtres vivants” (
Psaumes 145, 16) n’a pas rempli son obligation. »
Il ne faut pas s’imaginer que le judaïsme prône une confiance aveugle, fataliste et naïve en des forces surnaturelles ni une philosophie anticommerciale. Il proclame la nécessité de l’effort humain, celui-ci devant toutefois être mené dans un cadre de foi en Dieu et dans la conscience qu’Il est la source suprême de la richesse et que c’est Sa miséricorde qui nourrit le monde.
La manne ne leur a pas été livrée à domicile, mais il ont dû sortir chaque jour et recueillir ce dont ils avaient besoin. Le texte distingue entre deux différentes sortes de thésaurisation, l’une recommandée, l’autre blâmée. Le vendredi, ils devaient « préparer » (
hèkhinou [16, 6]), c’est-à-dire mettre de côté une partie de ce qu’ils avaient rassemblé en vue de sa consommation pendant
Chabbath. C’était comme une économie ou un investissement par lesquels on ne gaspille pas, mais on se prémunit contre un risque raisonnable. C’est ce que fait l’agriculteur lorsqu’il sème pour la récolte suivante. Rav Moché Feinstein a considéré à ce sujet que la souscription d’une police d’assurance ne signifie pas que l’on manque de foi (
Iggueroth Moché, Ora‘h ‘hayim 2, 111). Mais le texte nous parle aussi de ceux qui
hothirou (« en ont laissé de reste » [16, 20]), terme également employé quand on parle d’une corde d’arc que l’on tend à l’excès. C’est ce qu’il est interdit de faire, car cela traduit un manque de foi que Dieu continuera demain aussi de pourvoir à nos besoins.
Ce qui est essentiel, c’est que la manne n’a été donnée à nos ancêtres que dans le désert, là où ils ont mené une existence exceptionnelle, et là où il a été pourvu à tous leurs besoins par des miracles apparents. Leur destin, après qu’ils ont traversé le Jourdain, était de développer une société où l’effort humain et la sagesse seraient utilisés pour satisfaire leurs besoins par des moyens naturels, et où néanmoins ils garderaient foi en l’intervention de Dieu en tant que pourvoyeur suprême et se comporteraient en conséquence.
Rav Ovadia Sforno présente dans son commentaire sur la manne une perspective spirituelle intéressante, surtout pour nous qui vivons dans un monde dont la prospérité surpasse toutes celles de l’histoire de l’humanité. La manne, explique-t-il, a libéré Israël d’une forme d’esclavage, celui qui exige que nous nous procurions un gagne-pain. Garantie par Dieu, elle a affranchi nos ancêtres de la nécessité de lutter sans trêve pour une plus grande part du marché. Cette liberté leur a donné la possibilité de se consacrer à leur perfection morale et spirituelle. La question est de savoir si eux ou nous en détenons le pouvoir…
Traduction et adaptation par Jacques KOHN.