La sortie d’Egypte a été précédée par une période de deux cent dix ans d’esclavage intense et de souffrances surhumaines. L’intention première des Egyptiens était d’empêcher les douze tribus de devenir une grande nation unifiée, susceptible de menacer la stabilité de la population indigène. C’est ainsi que Rachi explique leur crainte que, « s’il survient une guerre, ils se joindront à nos ennemis, nous feront la guerre et quitteront le pays » (1, 10), comme un euphémisme : Les Egyptiens ont redouté d’être eux-mêmes bannis de leur terre.
En conséquence, la première stratégie qu’ils ont employée consistait simplement à imposer aux enfants d’Israël de dures de conditions de travail dont ils espéraient qu’elles les inciteraient à émigrer (Sforno 1, 11), méthode adoptée plus tard par les Nazis dans leurs premiers efforts pour débarrasser l’Allemagne de ses Juifs. Ce procédé a cependant lamentablement échoué, et ils se sont, comme la Tora le souligne elle-même, « multipliés et étendus malgré leurs souffrances » (1, 12). C’est alors que les Egyptiens ont intensifié leurs efforts pour empêcher la croissance démographique des Hébreux en créant un système d’encouragement au travail. Ils ont promis un salaire généreux à chaque ouvrier sur la base de ce qu’il pourrait produire en un jour, et c’est cette quantité qui lui a été imposée pour l’avenir. Les surveillants ont encouragé les travailleurs à dormir sur leur lieu de travail, cherchant ainsi à perturber leur vie de famille. La raison officielle donnée à cette pratique était la nécessité de maintenir un bon niveau de productivité, mais Pharaon espérait ainsi réduire leurs progrès démographiques (Midrach rabba1, 12)
Cette politique-là a échoué, elle aussi, en raison du courage et du dévouement extraordinaires des femmes juives, qui avaient pris l’habitude de rencontrer leurs maris épuisés à la fin de leurs longues journées de travail. Elles répondaient à leurs besoins physiques et émotionnels et les encourageaient à avoir de nombreux enfants. On notera, à ce sujet, que Pharaon n’avait pas asservi les femmes, le Midrach soulignant que les Egyptiens débauchés espéraient les séduire et les tenir éloignées de leurs maris. Les Egyptiens ont alors essayé d’aborder le problème sous un autre angle : Constatant que les femmes s’immergeaient dans le Nil pour se purifier avant les relations conjugales, ils ont interdit que l’on utilise le fleuve pour des ablutions (Midrach Rabba 9, 9). Comme les femmes continuaient toujours de se purifier, Pharaon a ordonné que l’on tue tous les mâles dès leur naissance (1, 16), et après que les sages-femmes l’eurent berné, il décida qu’ils devraient simplement être jetés dans le fleuve.
Il est intéressant de noter que cette mesure extrême a été très près d’être couronnée de succès et de compromettre irrémédiablement la croissance des Hébreux. Le Midrach relate que ‘Amram, le père de Moché, avait décidé de se séparer de sa femme parce qu’il n’y avait plus aucune raison, à son avis, de donner naissance à des enfants dans des circonstances aussi périlleuses. En tant que dirigeant du Sanhédrin, il avait été imité par les autres pères de famille d’Israël. C’est l’intervention opportune de sa fille Miryam qui a sauvé la situation. Elle a soutenu que la décision de son père, alors que Pharaon n’avait prononcé son décret que contre les enfants mâles, allait donner un coup fatal à la continuité du peuple d’Israël. ‘Amram a donc réépousé Yokhéved, donnant ainsi naissance à Moché et engageant le premier pas vers la libération finale (Midrach rabba ibid.).
La situation en Egypte peut paraître très éloignée des préoccupations de notre époque, mais on peut en retirer une leçon très importante. Les Egyptiens ont commencé par déclarer une guerre subtile à l’institution de la famille juive. Leur idée était de créer chez les Hébreux un enthousiasme au travail si frénétique qu’ils auraient été inexorablement arrachés à leurs obligations familiales. La mise en œuvre de ce plan a consisté à encourager les travailleurs à atteindre des niveaux de production élevés, avec promesse de hauts salaires. On a proposé, bien évidemment, des conditions moins favorables à ceux qui travaillaient moins, et comme la main-d’œuvre était abondante et disponible, les Egyptiens pouvaient se permettre d’exploiter leurs ouvriers en leur imposant de longues heures de travail, qui ne leur laissaient que peu d’énergie à consacrer à leurs familles. La proposition faite aux travailleurs de dormir à leur lieu de travail devait être considérée par eux comme un avantage leur permettant de mieux se reposer, et elle devait ainsi servir d’alternative à la vie familiale.
On a pu lire récemment dans la presse la façon dont nous continuons aujourd’hui de suivre le modèle égyptien. « L’Israélien moyen passe au travail 11 à 12 heures par jour » (Globes [organe des milieux d’affaires israéliens], 2 octobre 2000). On constatera, si l’on ajoute à cette durée le temps passé par bien des gens à leurs migrations quotidiennes entre leur domicile et leur lieu de travail, qu’il leur reste peu de temps à passer en famille, d’autant qu’ils consacrent à leurs obligations sociales une grande partie de leurs soirées. Un phénomène encore plus inquiétant apparaît dans un autre article du même organe de presse en date du 10 janvier 2001 qui décrit le comportement des travailleurs de la haute technologie, qui ont tendance à se réunir après le travail dans des bars ou dans d’autres lieux publics. La raison de cette manière de vivre est simple : Comme ces gens ont de nombreux sujets d’intérêt communs, ils préfèrent se distraire ensemble plutôt qu’en famille. Alors que de plus en plus de travailleurs se sentent coupables de négliger leurs familles (« 95 % des travailleurs américains s’inquiètent de ce que leur métier les éloigne de leurs foyers » – John J. Heldrich Center for Workforce Development, Rutgers University), il se développe un sentiment croissant que nos sociétés modernes sont devenues des monstres impitoyables.
La Tora cherche ici à nous faire comprendre que l’asservissement volontaire à son travail aux dépens de sa famille peut devenir une forme d’esclavage librement consenti, et que ce sont les femmes en Egypte qui, en combattant courageusement cette agression contre la famille, ont été les chevilles ouvrières de la libération : « C’est le mérite des femmes pieuses de cette génération-là qui a permis la libération d’Israël » (Sota 11b). Ces femmes courageuses ont compris intuitivement que la cellule familiale représente le matériau fondamental d’une identité nationale, et qu’elle doit être soutenue même dans les circonstances les plus défavorables. Comme les maris, épuisés par leur labeur épuisant, ne pouvaient pas s’occuper de leurs femmes, ce sont les femmes qui se sont occupées de leurs maris. Comme les pères ne pouvaient pas servir de modèles à imiter par leurs enfants, ce sont les femmes qui ont pourvu à leur éducation. Si nous avons survécu en tant que peuple, c’est parce que les femmes ont résisté à la tentation d’abandonner leurs maris et de s’assimiler aux valeurs morales des Egyptiens.
Le message pour nous est fort et clair : La Tora ne veut pas que le bureau ou l’usine remplace la maison familiale, et elle nous avertit des dangers que cette substitution fait courir au tissu même de la société, dont la survie exige des groupes familiaux stables. Il revient aux entreprises modernes de prendre en compte cet impératif et de créer des conditions propres à encourager une vie de famille épanouie, malgré leur besoin de faire face à des échéances impératives et à des cadences de travail frénétiques. On pourrait leur suggérer de considérer un anniversaire de mariage comme un jour officiel de congé payé, ou de créer des conditions permettant aux travailleurs de participer avec leurs enfants aux événements parrainés par l’entreprise. Celle-ci continuerait ainsi la tradition de nos mères vertueuses en Egypte.
Traduction et adaptation par Jacques KOHN