Roglit, le
9 avril 2002
Il était une fois un enfant.
Il était une fois un enfant
qui ayant accumulé les années était devenu vieux. Je crois
même qu'il était à la retraite. Sa vie n'avait pas toujours
été facile. Peut-on grandir orphelin sans problèmes ? La
joie n'est pas toujours présente, le bonheur n'est pas acquis. Il le
faut gagner par l'effort, le travail et la chance aussi.
Ce vieil orphelin dont les jours
entassés annonçaient sa fin inéluctable eut le désir
vif, intense, impératif, de retrouver sa famille, même posthume.
Le seul lieu possible était le cimetière. Mais lequel ?
A Varsovie, on lui montra un grand
espace, tout dégagé, très aéré, au milieu
de la ville. On n'y voyait aucune tombe. On lui dit que les morts reposaient
sous le grand espace dénudé, recouverts par les décombres
tassés et entassés des maisons effondrées et incendiées
un jour de Pessah.
A Prague, le vieux cimetière
avait été transformé en musée de pierres tombales.
On n'y enterrait plus, on le visitait seulement.
En Allemagne, les cimetières
juifs étaient nombreux. Mais on y manquait de Juifs. Il y en avait peu,
pas assez pour mourir et nourrir un croque-mort.
A Carpentras, dans le Comtat venaissin,
on sortait les morts de leur tombe pour des cérémonies diaboliques.
Descendant des collines de Judée,
empruntant le chemin par lequel les légions romaines montaient vers Jérusalem
pour l'assiéger et la détruire, il y a 2000 ans, il arriva dans
la plaine, celle ou David défia et défit Goliath, le champion
des Philistins. Il n'y trouva pas de cimetière. Il ne vit qu'un mur,
ce mur, un mur en forme d'arceau, altéré par les hommes du voisinage
plus que par le temps.
Ce mur vient du ciel. On n'en voit
que le béton et les pierres. Des fils ténus sont tendus entre
le monde d'en haut et celui d'ici-bas. Les larmes des morts, la sueur de leur
souffrance, le sang et le pus de leurs plaies, leurs désirs non exaucés
sont les cordages de ce pont suspendu entre ciel et terre. C'est la voie qu'empruntent
les conversations silencieuses entre les générations, celles des
disparus d'hier et celles de ceux appelés à les rejoindre demain
dans l'éternité.
Ce mur vient aussi des profondeurs
de la terre, du tréfonds de l'enfer que l'homme a si bien imaginé
et réalisé, projet immonde que certains exaltent encore de nos
jours.
Ce mur vient du sang répandu
qui n'a point été vengé. Tant de pays ou de villes-refuges
sont apparues soudain sur la terre souillée que la souillure demeure.
Ce mur est construit sur des cendres
et de la poussière d'os. Quels jouets d'enfants y sont cachés
? Quelles belles tresses lui servent de fondation ?
Seuls la mémoire et le souvenir
permettent de voir ce que le badaud ne saurait percevoir. Pour lui ce n'est
qu'une plaque de béton en demi-cercle sur laquelle des noms sont gravés.
Noms qui refusent au défunt
son identité par une orthographe fantaisiste dans laquelle les descendants
ne se reconnaissent pas.
Noms vrais de nos morts que nous
n'avons pu accompagner à leur sépulture.
En filigrane, entre les lignes, les
survivants que nous sommes y figurons. On peut deviner nos noms.
Nous sommes plus vieux que nos morts.
Ils sont nos cadets, et pourtant le fils pleure son père.
Notre génération est
celle qui n'a pu enterrer ses morts
Notre génération est
aussi hélas celle qui enterre ses enfants et ses petits enfants.
Notre génération et
celles qui suivront sauront garder nos cimetières et rendre au pays joie,
bonheur, sécurité et paix.
Amen.
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Je précise qu'à Roglit, situé près de Beit Shemesh,
a été édifié par les Fils et Filles des Déportés
Juifs de France, un monument dédié aux 80.000 Juifs Français
qui ont péri pendant la Shoah.
Il s'agit d'un mur légèrement incurvé long de quelques
dizaines de mètres et haut de 4 mètres environ sur lequel est
inscrit la liste des victimes, telle que l'admirable travail de Serge Klarsfeld
a pu la reconstituer.
Sur ce site se déroule chaque
année, le jour de Yom Ha Shoah Ve Ha Guevoura, une cérémonie
de recueillement et de souvenir à la mémoire de nos familles martyrisées. (
Lucien Siac)