Pour tenter de vous faire
comprendre l'ampleur de l'horreur de la Shoah, on évoque, entre autres,
un nombre: six millions. Six millions ont péri, vous diront-ils. Mais
ce n'est pas le meilleur moyen d'y parvenir; et en voici la raison.
La loi juive explicite comment
compter les gens. Si, par exemple, on veut savoir si on a le minyan,
c'est-à-dire la présence d'au moins dix personnes pour prier en
public, on récitera un verset approprié de dix mots, afin de déterminer
si le quorum a été atteint. Il n'est pas permis de désigner
les gens et de leur dire: "Vous êtes le premier, vous êtes
le deuxième, etc
" car cela transformerait chaque homme en
un numéro et non pas en un être unique créé à
l'image de D.ieu.
Il est vraiment étrange
de noter que l'une des premières choses qu'ont faites les Nazis, quand
ils ont emprisonné les Juifs dans les camps de concentration, a été
de leur tatouer des numéros sur le bras. Leur nom n'existait plus; ils
n'avaient plus d'identité. Ils n'étaient que des numéros,
plus commodes à traiter pour dresser un relevé statistique des
exterminations.
" Comment pourrait-on être en communion de sentiments avec une série de zéros? "
Pour nous, hommes ou femmes,
six millions ne veut rien dire car on ne peut s'identifier avec un nombre. Comment
pourrait-on être en communion de sentiments avec une série de zéros?
Nul ne peut se représenter les visages des mamans, leurs enfants arrachés
des bras et dont on écrase le cerveau devant leurs propres yeux. Nul
n'est capable de s'imaginer ces gosses torturés avant qu'ils n'aient
pu jouir de la vie et de l'amour. Six millions est totalement incompréhensible
car ce nombre se situe au-delà de notre échelle de références.
C'est pourquoi, le monde
ne commença à saisir réellement la vraie dimension du crime
que quand il put, sur ce numéro, mettre un nom. Ce fut celui d'Anne Frank;
on comprit sa souffrance. Et on eut alors, se dressant devant soi, non pas six
millions de Juifs mais Anne Frank, dont le nom, les rêves brisés,
les espérances à jamais anéanties se répétaient
six millions de fois.
LE JOURNAL D'ANNE FRANK
Anne Frank avait seize ans
lorsqu'elle mourut dans le camp de concentration de Bergen-Belsen au mois de
mars 1945. Tout ce qui nous reste de ses dons littéraires prodigieux,
de sa sensibilité et de son intelligence, est son journal qu'elle a écrit
alors qu'elle vivait cachée à Amsterdam. Ce récit est devenu
un best-seller mondial. Et pour beaucoup, la Shoah est devenu, de la sorte,
une réalité.
Sur sa photo devenue célèbre
qu'elle avait collée sur son journal, Anne Frank avait inscrit: "J'aimerais
ressembler toujours à cette photo; alors j'aurais peut-être la
chance d'aller à Hollywood".
" Nous pleurons avec Anne Frank car nous avons appris à la connaître. "
A travers elle, nous pouvons
éprouver ce qu'est la peur. Nous pouvons entrevoir ce que cela signifie
de vivre à l'étroit dans une maison pendant plus de deux ans et
d'être privé de sa jeunesse seulement parce qu'on est juif. On
ne peut retenir son émotion en lisant ses mots d'espoir alors que l'on
sait qu'à la fin, elle sera trahie, déportée et subira
le même sort que ses compagnons juifs. Il nous est dur de l'entendre affirmer
sa conviction que: "en dépit de tout, je crois encore que, dans
le fond, les gens sont bons".
Nous pleurons avec Anne
Frank car nous avons appris à la connaître. Et pourtant d'autres
ont souffert bien plus qu'elle. Si seulement nous avions connu chacun d'entre
eux de la même manière, nous aurions pu vraiment saisir le sens
réel de six millions de victimes.
Lorsque les Nazis sont entrés
par effraction dans la maison où se cachait Anne Frank, un homme de la
Gestapo a ramassé un portefeuille et a demandé à Otto Frank,
le père de Anne, s'il contenait des bijoux. Celui-ci a répondu
qu'il n'y avait que des papiers. Il l'a alors jeté sur le sol, en laissant
pêle-mêle toutes sortes d'objets dont le Journal, et ne s'est emparé
que des couverts en argent et de bougeoirs. Quel manque de jugement ! Le Journal
avait une valeur bien supérieure à tout ce qu'il a pu voler !
LA SALLE DES ENFANTS
C'est pourquoi la partie
la plus émouvante de l'exposition de Yad Vashem, le musée de la
Shoah à Jérusalem, est la Salle des Enfants.
Il y règne une obscurité
qui provoque chez le visiteur un sentiment de claustrophobie et d'effroi. La
seule lumière provient d'étoiles vacillantes accrochées
au plafond, rappelant d'une manière symbolique les enfants qui périrent.
Le seul son qu'on entend
est la récitation non pas de prières mais de noms -une liste sans
fin de bébés, d'enfants, d'adolescents, qui ne laissent pour seul
héritage qu'un nom donné à la naissance.
Arrêtons-nous un instant
et écoutons. Puis réfléchissons et prenons conscience que
chaque nom était un être humain, aussi précieux pour les
siens que le sont, pour nous, nos enfants et nos petits-enfants.
Et reconnaissons que les
mots "Six millions" n'ont qu'un poids bien léger pour décrire
la perte du peuple juif et du monde.