Résumé des chapitres
précédents: Au temps du Calife AI Meamoun, dix Juifs -
parmi lesquels 'Hakham Nissim et sa fille Dinah - sont capturés et amenés en
bateau à Bagdad. Le marchand d'esclaves exige une rançon trop élevée pour ses
captifs juifs. Les dirigeants de la communauté juive, avec Mar Yakoub à leur
tête, décident de ne pas payer la rançon ; ils veulent plutôt essayer de
racheter les captifs quand ils seront vendus au marché aux esclaves. Mais le
lendemain le marchand d'esclaves n'arrive pas au marché. Intrigués et inquiets,
les chefs juifs dépêchent des agents au port. Ceux-ci rapportent des nouvelles
stupéfiantes: au petit matin un haut personnage montait à bord du bateau et, en
le quittant une heure après, ses serviteurs emmenaient une jeune fille ; en
même temps l'un des captifs s'est jeté à l'eau ; très emporté, le marchand
d'esclaves fit lever l'ancre et quitta le port. Les dirigeants juifs se sentent
très coupables ; la nuit venue, Mar Yakoub ne peut pas fermer l'œil. Tard dans
la nuit on frappe à sa porte, il ouvre et... c'est 'Hakam Nissim, déguisé, qui
entre. II raconte à Mar Yakoub comment, malgré ses supplications, Dinah lui a
été arrachée et emmenée par les serviteurs de l'homme qu'il a entendu appeler
AI Kissei ou" Conseiller du Calife".
" Tandis que l'attention des
matelots et de tous les présents était concentrée sur le visiteur et le maître
du bateau, je me glissai hors de mon groupe, montai sur le pont et courus
décidé à reprendre ma fille ou à mourir. Mais c'était un geste de désespoir qui
n'avait aucune chance de réussir. J'étais seul contre beaucoup d'hommes. Je
luttai quand même quelques instants, mais je me rendis compte que je céderais
inévitablement sous le nombre. Alors, comme un éclair, l'idée me vint que
j'avais avantage à me sauver ; si je réussissais à quitter le bateau, au moins
serais-je plus près de ma fille. Je fis une brève prière, puis, abandonnant
soudain l'inégal combat, je courus jusqu'au parapet, l'enjambai et sautai
résolument dans l'eau profonde. Dieu me témoigna beaucoup de bonté. Je suis un
bon nageur ; je nageai sous l'eau dans la direction opposée à celle qu'avait
fait supposer mon plongeon.
Cela me permit de faire perdre ma
trace aux matelots qui s'étaient mis à ma recherche. Je trouvai un vieux bateau
amarré non loin de là ; je me cachai au-dessous, sortant de temps en temps la
tête hors de l'eau pour respirer. Je pus voir les hommes qui entraînaient ma
fille, mais ne quittai ma cachette que lorsque la nuit fut tombée. Je grimpai
alors à l'intérieur de l'embarcation qui m'avait masqué aux regards de mes
poursuivants. Dans un petit placard, je trouvai ces guenilles qui m'ont été
très utiles. Je pus gagner sans encombre la terre ferme, et me voilà ! Le reste
est entre les mains de Dieu; je compte sur Lui aussi bien que sur vos bons
conseils et votre aide ".
Des heures durant, le vieux
Rabbin de Samarra et le jeune 'Hakham d'Alexandrie supputèrent, discutèrent des
meilleurs moyens à mettre en ceuvre pour sauver Dinah des griffes d'AI Kissei.
L'aube n'était pas loin quand les deux hommes décidèrent d'aller prendre
quelque repos. Pour plus de sûreté, 'Hakham Nissim ne demeura pas dans la
maison de Mar Yakoub ; il s'installa dans le hangar, derrière une énorme rangée
de bûches de bois de cèdre.
Dinah, on peut l'imaginer, était
encore plus bouleversée que son père. Depuis son enfance, elle ne s'était
jamais séparée de lui. Et maintenant, à treize ans - une enfant -, voilà quelle
lui était brutalement arrachée. Elle avait perdu connaissance alors que ses
ravisseurs l'entraînaient, et ne pouvait savoir que son père avait quitté le
bateau dans le même temps qu'elle, dans une tentative désespérée de lui venir
en aide d'une façon ou d'une autre.
Revenue à elle, elle se trouva
allongée sur un divan. A ses côtés, une vieille femme, dont les traits ne
semblaient pas dépourvus de bonté, lui prodiguait des soins. Fort heureusement,
'Hakham Nissim avait veillé à donner à sa fille une solide instruction. En
dépit de son jeune âge, elle parlait, et même écrivait, couramment l'arabe. Ce
n'était guère fréquent à une époque où la plupart des femmes ne savaient ni
lire ni écrire, même leur langue maternelle. La vieille tâchait de la
tranquilliser.
- Ne t'inquiète pas, ma petite,
lui disait-elle; mon mari t'a achetée pour que tu prennes la place de notre
fille unique que nous avons perdue récemment. Tant que tu seras sous mon
toit, tu n'auras rien à craindre; nul n'osera te faire le moindre mal.
- Mais je suis juive, sanglota
Dinah ; et je ne peux prier ni manger, ni vivre comme vous.
Le visage de la vieille femme
devint grave.
- Pour ce qui me concerne, dit
elle après un moment de réflexion, je n'y attache aucune importance. Tu feras
comme bon te semble; et dans ta chambre, tu pourras même prier ton propre Dieu.
Quant à mon mari, c'est différent; je crains qu'il ne veuille pas te permettre
de vivre en juive dans cette maison. C'est un pratiquant convaincu de notre
religion, et il ne manque aucune occasion pour inciter le Calife d'user avec
rigueur envers les juifs. Il est persuadé que ces derniers sont devenus trop
puissants grâce au libéralisme et à la tolérance du souverain. Je te
conseillerai de ne pas lui faire savoir que tu es juive, et moins encore que tu
tiens à le demeurer. Feins plutôt d'agir en bonne, fidèle et même ignorante
musulmane, pendant le peu de temps qu'Al Kissei passe avec nous dans le Harem.
Je t'enseignerai tout ce que tu dois savoir pour ne pas éveiller ses soupçons.
" JE NE ME SOUVIENS DE
RIEN "
Dinah rendit grâces à Dieu de
tout son cœur pour l'avoir envoyée, dans la situation infortunée où elle se
trouvait, vers cette femme qui était si bonne, et qui lui permettait de vivre
selon les principes inculqués par l'homme tout de sagesse et de mansuétude
qu'était son père.
Ainsi, la jeune fille fut-elle,
les semaines, puis les mois qui suivirent, une aide très efficace pour la femme
d'Al Kissei. Cette dernière était émerveillée par l'intelligence et la maturité
d'esprit dont, en toute occasion, faisait preuve la jeune fille. Celle-ci était
en effet d'un niveau intellectuel supérieur à celui d'une femme ayant le double
de son âge. Sa maîtresse ne l'obligeait pas à manger la nourriture qu'elle
refusait et la laissait agir à sa guise dans sa chambre.
Le maître, lui, n'était pas moins
admiratif que sa femme. II se plaisait à converser avec la jeune esclave et il
prit l'habitude de passer plus de temps à la maison qu'il n'avait coutume de le
faire. On le voyait souvent quitter la pièce où il venait de parler à la jeune
fille en hochant la tête d'étonnement devant la vive intelligence qu'elle
manifestait. Nul doute qu'elle a reçu une éducation de tout premier ordre,
pensait-il nonobstant le fait qu'il l'avait découverte parmi un groupe
d'esclaves. Mais il avait beau l'engager à lui parler de son passé. " Je
ne me souviens plus de rien ", lui répondait-elle invariablement.
Si bien qu'il finit par croire
que cela pouvait, en fin de compte, être vrai. Du reste, que lui importait le
passé de la jeune fille, du moment qu'elle s'avérait une compagnie parfaite
pour sa femme ? Celle-ci n'avait jamais été heureuse depuis la mort de leur
fille. Et maintenant, avec la jeune juive à ses côtés, elle l'était.
" MA PETITE SECRÉTAIRE"
Peu à peu, il en vint à se fier
si totalement au jugement de Dinah pour tout ce qui concernait la bonne marche
de la maison, qu'il était prêt même à lui laisser la responsabilité de tâches
mineures, telles que les réponses à des lettres de peu d'importance, et qu'il
avait l'habitude d'assumer en sa qualité de bras droit du Calife. " Ma petite
secrétaire ", disait-il d'elle affectueusement. Dinah se montra à la hauteur de
sa tâche. A sa maturité d'esprit, elle alliait un style clair et plein de
naturel ; elle avait de surcroît une belle écriture. " Réponds à tout cela ",
lui disait-il en lui tendant une liasse de documents. Il savait que le
lendemain à midi, son serviteur trouverait les réponses prêtes.
Et 'Hakham Nissim, que devenait
il ? Eh bien, lui non plus ne perdait pas son temps. Le lendemain de son
arrivée à la maison de Mar Yakoub, il sortit sous un déguisement, décidé à
avoir coûte que coûte des nouvelles de sa fille. Il était facile de se faire
indiquer la résidence d'Al Kissei. Arrivé là, il demeura du matin jusqu'au soir
assis en face du mur d'enceinte qui masquait le palais, observant les allées et
venues. Vêtu de haillons, parlant le dialecte de la classe la plus déshéritée
aussi parfaitement que s'il avait grandi dans les quartiers les plus misérables
de la capitale, il n'eut pas de peine à gagner la confiance des serviteurs et
des esclaves de l'aristocratique demeure. L'un de ceux-ci, affecté aux travaux
de la cuisine, était un Egyptien. 'Hakham Nissim engagea la conversation aussi
avec lui; et de fil en aiguille, il apprit combien Dinah était année de tous,
surtout de la femme d'Al Kissei, et même de ce dernier.
UN MENDIANT
Le malheureux père avait une
confiance totale en sa fille. Il avait fait d'elle une juive aussi parfaite que
possible. Mais tout de même, ce n'était qu'une enfant, et de surcroît une
esclave. Sans doute ne lui permettait-on que de vivre à la manière de ses
maîtres. Cela ne fit que renforcer sa détermination de l'arracher à ce qui
n'était à ses yeux qu'une prison.
Mais les difficultés semblaient
insurmontables. Aucun étranger n'était admis à pénétrer dans la résidence s'il
n'exhibait une autorisation signée de la main même du maître. Et à supposer
qu'il pût traverser l'obstacle, il n'avait aucune chance d'accéder au Harem où
justement se trouvait sa fille. Ce lieu réservé aux femmes était interdit même
aux esclaves mâles, à l'exception des eunuques dont faisait partie l'esclave
égyptien affecté à la cuisine.
(A suivre)