Le 23 janvier 2002, peu après 19 heures, Daniel Pearl, journaliste au Wall Street Journal, monte dans une voiture parquée à côté du Restaurant du Village dans le centre de Karachi. Selon des amis, Danny était de bonne humeur. En effet, il avait déniché un scoop: une interview avec un extrémiste islamiste Ahmed Omar Sheikh, que Danny soupçonnait d’être la clé dans l’affaire Richard C. Reid, recruté par l’organisation terroriste Al Quaida; celui-ci avait tenté de faire sauter un avion transatlantique au moyen d’explosifs cachés dans ses chaussures.
Fazal Karim, un des hommes qui se trouvaient avec Danny dans le véhicule cette nuit-là, a été arrêté au mois de mai. Il a raconté à la police que Daniel Pearl semblait calme pendant tout le voyage autour de Karachi qui dura plusieurs heures et malgré le fait qu’il dût changer de véhicule plusieurs fois.
Après tout, Danny devait penser qu’un militant dans la clandestinité se doit de brouiller les pistes afin qu’il ne puisse pas éventuellement conduire la police à sa cachette. Le long parcours et tous les détours, l’échange de voitures (scénario classique d’une histoire d’espionnage) n’avaient rien d’extraordinaire pour un journaliste expérimenté comme Daniel Pearl.
Enfin, tard dans la nuit, l’auto descendit par un chemin boueux jusqu’à une pépinière située au milieu d’un vaste champ. On lui demanda de descendre et on le conduisit dans un entrepôt en parpaing.
A quel moment Danny se rendit-il compte qu’il n’était plus un journaliste à la poursuite d’une histoire mais un Juif tombé dans un guet-apens tendu par des terroristes islamistes? Quand son “escorte” a verrouillé derrière lui la porte en métal? Quand il a embrassé du regard la pièce de quatre mètres sur trois et qu’il n’a pas vu l’homme qu’il devait interviewer? Quand ils l’ont ligoté à une chaise? Quand, six jours plus tard, trois Arabes du Yémen sont arrivés portant un sac rempli de couteaux de toutes les tailles?
D’après le témoignage de Fazal Karim, Danny garda son optimisme jusqu’au bout. Un des Arabes s’adressa à Danny dans une langue que Karim ne comprenait pas mais le visage de Danny sembla s’éclairer. Selon une source officielle occidentale au courant de la version de Karim, “Danny eut l’air d’avoir reçu en quelque sorte l’assurance qu’il serait libéré prochainement.”
Immédiatement après, un film vidéo fut pris dans lequel il dit: “Mon père est juif, ma mère est juive, je suis juif.” Il lut une déclaration critiquant les Etats-Unis. Puis, plutôt que de le libérer, ses bourreaux lui mirent une cagoule sur la tête et le décapitèrent. Ensuite, les Arabes ordonnèrent à Karim et aux autres gardes de découper le corps de Danny en morceaux.
LE MAL A PLUS D’UN TOUR DANS SON SAC
Cela se passait au Parkistan. C’était en 2002. Les assassins étaient des Arabes. Mais la tragédie de Daniel Pearl me rappelle un autre lieu et un autre temps et aussi d’autres méchants.
Dans ses mémoires, Elie Wiesel parle de la période avant que la Shoah ne se propage jusqu’à sa ville natale de Transylvanie:
“Nous avions entendu parler des arrestations arbitraires, de l’humiliation systématique, des persécutions collectives et même des pogroms et des massacres. Et cependant, en dépit de tout ce que nous savions sur l’Allemagne nazie, nous avions une confiance inexplicable dans la culture et l’humanisme allemands. Nous continuions à nous dire que, après tout, c’était un peuple civilisé, que nous ne devions pas ajouter foi à ces rumeurs exagérées sur le comportement de son armée.”
Elie Wiesel poursuit son récit et explique comment, après qu’on eut interdit aux Juifs de diriger des affaires, qu’on les eut obligés à porter l’étoile jaune, qu’on les eut enfermés dans des ghettos, qu’on leur eut confisqué leurs biens, et même après que les déportations eurent commencé, sa famille ne suspecta les Allemands d’aucune intention criminelle.
Leur fidèle servante catholique Maria leur offrit une cachette: une cabane isolée loin des Allemands et de leur complices hongrois. Maria les supplia de venir avec elle. Elle leur promit de leur fournir de la nourriture et de veiller à leurs besoins. La famille Wiesel, réunie en toute hâte autour de la table à manger de la cuisine, refusa la proposition de Maria. “Nous aurions sûrement accepté sa suggestion si nous avions su que la ‘destination inconnue’ s’appelait Birkenau.”
Deux jours après, la famille fut déportée au camp de la mort, où les parents d’Elie Wiesel, sa grand-mère et une petite sœur furent tués dans les chambres à gaz.
Rappelant avec quelle amabilité les troupes d’occupation allemandes avaient traité les Juifs pendant la première guerre mondiale, Elie Wiesel écrit: “Nous sommes tombés dans le piège que l’histoire nous a tendu.”
Il n’y avait pas de piège de l’histoire. Car l’histoire, s’ils l’avaient observée objectivement, les mettait en garde sans ambiguïté. Aux quatre coins de l’Europe, des chrétiens éduqués ou ignares, religieux ou laïques, de gauche ou de droite, avaient assassiné, mutilé, violé, agressé les Juifs pendant deux mille ans. Les Juifs à l’avènement de la Shoah, tout comme Daniel Pearl, ne tombèrent pas dans le piège de l’histoire mais dans celui de l’humanisme.
L’humanisme est la philosophie qui “affirme la dignité et la valeur de l’individu et qui pose comme principe que l’être humain est par nature doué de raison et capable de sincérité et de bonté.”
Les Juifs croient que l’homme fut créé à l’image de D.ieu, ce qui signifie, pour la plupart des Juifs, qu’il est essentiellement bon. Enlevez-lui toutes ces idées inconséquentes qui lui ont été inculquées par tel ou tel système et il vous reste un être bon, honnête, aimable qui ne cherchera pas délibérément à choisir le mal.
Mais c’est précisément sa capacité de choisir le mal qui est unique au genre humain. “Créé à l’image de D.ieu” veut dire, d’après nos sages, qu’il possède, comme D.ieu, le libre arbitre. Les animaux agissent par instinct. Les humains sont les seuls à pouvoir choisir entre le bien et le mal.
Le libre arbitre de chaque individu s’exprime à des niveaux différents en fonction de son éducation. Ainsi, j’imagine qu’aucun des lecteurs de cet article ne commettrait un crime pour de l’argent, même pour beaucoup d’argent. C’est tout simplement en dehors de l’échelle des valeurs que nos parents nous ont enseignées. Mais beaucoup d’entre nous n’hésiteraient pas à faire une fausse déclaration d’impôts; d’autres ne se donneraient pas la peine de rapporter à sa banque une erreur commise en sa faveur; alors que d’autres encore empocheraient joyeusement la monnaie supplémentaire que la caissière du supermarché lui aurait rendue par erreur. Chacun de ces scénarios nécessite, pour l’individu moyen, de faire un choix, au niveau de sa conscience morale. Le “choix” implique qu’il lui est loisible d’emprunter divers chemins.
Nous sommes le résultat de nos choix. La personne qui choisit de ne pas faire corriger son compte bancaire crédité par erreur, continuera de commettre des fraudes lui semblant de faibles conséquences puis des tromperies à grande échelle. Les dirigeants d’Enron ne sont pas nés escrocs; ils le sont devenus en faisant une série de choix.
Mais une fois qu’ils ont atteint ce point, ne leur confiez pas votre argent! Un individu ou une nation qui a choisi la perversité devient pervers.”L’aptitude pour la vérité et pour la bonté” que l’humanisme attribue à tout être humain, peut être neutralisée s’il fait le mal régulièrement. Et cela donne des personnes méchantes, des communautés méchantes, des nations méchantes.
Quand le Président Bush a parlé de “l’axe du mal”, les humanistes se sont sentis mal dans leur peau. Le mot “mal” pour un humaniste est comme le mot “D.ieu” pour un athée. Cela ne fait pas partie de leur système de croyance.
Le mal est une réalité et non une affaire de goût ou une valeur toute relative. En affirmant que “le terroriste de l’un peut être tout aussi bien le combattant de la liberté de l’autre”, on dénie aux valeurs toute signification. L’hypnose provoquée sur nos capacités morales est le dernier tour joué par le mal; si vous ne le voyez pas, vous ne pouvez pas le combattre.
Les humanistes qui se situent souvent sur la partie gauche de l’échiquier politique, sont prompts à se ranger contre ce qu’ils appellent “les fondamentalistes”. Ces “fondamentalistes” sont dépeints habituellement comme des religieux fanatiques, des prêcheurs de foire. Mais le “fondamentalisme” se caractérise aussi par “une adhésion rigide à des principes fondamentaux ou élémentaires”. Qu’y a-t-il de plus rigide que l’adhésion aveugle à la croyance dans la bonté intrinsèque de l’homme après la Shoah? Après le lynchage de Ramallah? Après la décapitation de Daniel Pearl?
S’ILS NOUS AVAIENT CONNUS, ILS NOUS AURAIENT AIMéS
Le professeur Judea Perl de UCLA a commémoré le Yahrzeit de son fils en écrivant un article dans le Wall Street Journal (20 février):
L’arme de l’assassin, dans le cas de Danny, ne fut pas dirigée sur un ennemi sans visage ou une institution anonyme, mais sur un être humain sympathique, quelqu’un dont le visage est maintenant familier à des millions de gens dans le monde. Ses assassins ont passé une semaine avec lui; ils ont dû être touchés par le rayonnement d’humanité se dégageant de sa personne. Ce meurtre si brutal face à une caméra représente un nouveau record d’inhumanité de l’homme envers l’homme. Les gens, quelle que soit leur foi, ont été choqués de prendre conscience jusqu’à quel degré d’abjection le genre humain peut être encore entraîné par certains mythes et certaines idéologies.
Personnellement, je suis choqué que, deux ans après le lynchage de Ramallah, 58 ans après la Shoah et 74 ans après le massacre de Hébron, nous puissions seulement être “choqués de prendre conscience jusqu’à quel degré d’abjection le genre humain peut encore être entraîné.”
Le monde entier vit le film vidéo montrant des Arabes massacrant deux réservistes israéliens malchanceux, entrés par erreur dans Ramallah un an et demi avant l’enlèvement de Daniel Pearl. La populace arabe les ont éventrés et ont dansé avec leurs entrailles.
Dans l’histoire juive, aussi bien ancienne que récente, il n’y a pas de “nouveau record d’inhumanité de l’homme envers l’homme”, seulement des anciens records, qui se répètent et se renouvellent. En fait, la façon dont fut tué Danny, par décapitation, fut la méthode utilisée pendant les massacres de Chmielnicki des années 1648-49 où près de 100,000 Juifs furent exterminés.
Tout à sa douleur, le professeur Pearl trouve difficile de comprendre pourquoi, après avoir passé une semaine avec son gentil fils, touchés par “le rayonnement d’humanité se dégageant de sa personne”, ses ravisseurs ont pu encore nourrir de la haine à son égard. Après l’avoir connu de si près pendant une semaine complète, comment ont-ils pu le tuer?
La tendance qu’ont les Juifs d’avoir confiance dans les sentiments d’humanité de ceux qui nous haïssent est aussi ancienne que la haine pour les Juifs elle-même. Au cours des massacres de Hébron en 1929, 67 Juifs furent torturés et assassinés brutalement par leurs voisins arabes qui avaient vécu à leurs portes pendant des décennies. L’histoire de Ben Tsion Gershon est typique.
Ben Tsion était, depuis plusieurs années, pharmacien au dispensaire Hadassa de Hébron et réputé pour ses actes de bienveillance envers ses voisins arabes. Il était si sûr de leur gratitude, si compatissant pour leurs difficultés, que, la première nuit des émeutes, il ouvrit sa porte à une Arabe simulant des douleurs d’accouchement. La racaille, dissimulée dans l’ombre, se rua dans la maison; ils ligotèrent Ben Tsion et violèrent sa femme. Il les supplia d’arrêter, les appelant par leurs prénoms. Ils lui répondirent : “Si tu ne veux pas voir, ne regarde pas” et se mirent à lui crever les yeux. C’est devant leurs filles que les voisins arrachèrent les membres de Ben Tsion et de sa femme. L’histoire fut confirmée par l’une des filles qui succomba une semaine après à ses blessures. L’autre fille finit ses jours dans un établissement psychiatrique.
Les ravisseurs de Danny Pearl l’avait connu six jours. Les assassins de Ben Tsion Gershon l’ont connu et ont bénéficié de sa gentillesse pendant des décennies. La supposition soutenant que, s’ils savaient combien nous sommes bons et humains, ils ne nous haïraient pas, est un principe fondamentaliste humaniste que ses adeptes tiennent pour vérifié en dépit des faits historiques le contredisant.
Avoir confiance dans la compassion et la bonté innée de nos ennemis est un sentiment de naïveté que les Juifs ne peuvent se permettre. Dans l’Israël de nos jours, encerclée par des millions d’Arabes mobilisés pour détruire le seul état non musulman du Proche-Orient, croire dans les intentions humaines de nos “partenaires de paix” est pire que de la naïveté; c’est de la pure folie.
LA GUERRE AVEC L’IRAK
Il n’y a pas d’exemple plus évident de refus de reconnaître le mal que l’opposition du monde aux efforts des Etats-Unis pour détrôner Saddam Hussein. Combien de milliers de ses citoyens doit-il gazer, combien de millions de personnes doit-il tuer ou mutiler dans des guerres d’agression, combien d’armes de destruction de masse doit-il accumuler avant qu’il ne mérite de représenter le mal aux yeux des manifestants de Paris, Berlin et Moscou?
Ici, en Israël, le pays au monde qui court le risque le plus grand d’être la cible des missiles irakiens à tête chimique, la préparation pour la guerre imminente a atteint son plein rythme. La population entière, y compris les travailleurs étrangers et les touristes, a été équipée de masques à gaz. Pour pousser à la vente, tous les supermarchés ont placé près des caisses enregistreuses des “feuilles plastiques de guerre”, des “rouleaux adhésifs de guerre” et des trousses de premier secours. Chaque famille a reçu dans sa boîte aux lettres une brochure en couleur de 52 pages, nous expliquant, entre autres, comment rendre hermétique une chambre, ce qu’il faut stocker dans notre “espace protégé”, où se trouve le plus proche point de secours et quelle serait le comportement d’enfants dans une situation de ce genre, suivant leur âge.
Il y a quelques jours, les élèves des écoles du pays ont fait des exercices afin de répéter ce qu’il faudrait faire en cas d’attaque par des missiles irakiens. (39 missiles sont tombés sur Israël pendant la première guerre du Golfe). Quand les sirènes retentiront, nous serons censés nous engouffrer dans l’espace étanche qui nous a été désigné.
Mon fils âgé de huit ans va dans une petite école religieuse située sur le mont Sion, à dix minutes de notre domicile à Jérusalem. Sur le mont Sion, se trouvent trois principaux bâtiments: une énorme cathédrale appelée l’Eglise de l’Ascension, un ancien complexe datant des croisades qui abrite l’école de mon fils et la “Salle de la Shoah”.
Ce dernier édifice, établi par des survivants au début des années 50, fut le tout premier musée au monde commémorant la Shoah. Au contraire des grands musées de Yad Vashem, de Washington et de Los Angeles, celui-ci n’a qu’une simple et austère salle exposant quelques objets: un abat-jour et une semelle de chaussure découpés dans un rouleau de la Tora, du savon fait à partir de la graisse de Juifs et des photos de piles de cadavres nus, dont les os apparaissent sous la peau distendue par la faim. Le reste de la Salle de la Shoah consiste de parois couvertes de plaques, chacune commémorant non pas une personne mais une communauté juive entière.
Le soir de l’exercice de défense passive, j’ai demandé à mon fils dans quel endroit les enfants du Talmud Tora seront supposés se rendre quand les sirènes sonneront. Il m’a répondu: “dans la Salle de la Shoah.”
Cela me décontenança. Puis je saisis que cette pièce en partie souterraine est sans doute le seul endroit sur le mont Sion qu’il est possible de rendre hermétique. C’est un bon choix du point de vue tactique.
Cependant je suis hantée par l’image de mon fils et de ses jeunes camarades de classe, portant leur masque à gaz adapté à leur âge, pendant une attaque irakienne, et assis au milieu d’objets provenant du génocide des Juifs européens.
Et je suis consciente que seules les circonstances de temps et de lieu permettent de distinguer entre les forces du mal de la Shoah et les forces du mal du Djihad arabe. Il n’y a essentiellement aucune différence entre la famille d’Elie Wiesel et celle de Daniel Pearl. Toutes les deux se sont placées sans méfiance sous les griffes du mal.
Si la tragédie de Daniel Pearl ne nous sert pas de leçon, notre fondamentalisme humaniste sera-t-il notre ultime folie?
Traduction et Adaptation de Claude Krasetzki