La bar-mitsva se déroula
avant l'aube, un mardi du mois de mars 1944, dans la pénombre des baraques
du camp de concentration de Bergen-Belsen.
Des hommes qui étaient
encore suffisamment valides, masquèrent les fenêtres et les portes
à l'aide de couvertures, et montèrent la garde pour s'assurer
qu'aucun garde SS n'était en vue.
Quatre bougies, chapardées
on ne sait où, produisaient suffisamment de lumière pour que le
Rabbin Simon Dasberg déroule son minuscule Séfer Torah -- les
cinq livres du Pentateuque, écrits en hébreu à la main,
sur un rouleau de parchemin, mesurant seulement 11 centimètres et demi.
(Un Séfer Torah de taille normale mesure près d'un mètre
et a la circonférence d'une bouche d'incendie).
Le jeune bar-mitsva, Joachim
Joseph, entonna les bénédictions, comme le rabbin le lui avait
enseigné. Puis, il chanta le texte ancien en hébreu sur cet air
transmis de génération en génération, depuis des
centaines d'années. " Des hommes écoutaient tout autour,
allongés sur leurs lits ", se rappelle aujourd'hui Joachim, un vieux
physicien israélien de 71 ans, alors qu'il nous décrit les bancs
étroits de trois couchettes superposées, sur lesquels les hommes
et les garçons juifs devaient s'entasser les uns contre les autres. "
Ensuite, chacun me félicita. Quelqu'un dénicha un morceau de chocolat
qu'il avait mis de côté et un autre fit apparaître un paquet
de cartes à jouer. Chacun me dit : 'Tu es bar mitsvah maintenant.
Tu es un adulte.' Et j'étais très content.
Et puis, tout fut caché
à nouveau et nous sommes tous sortis pour l'appel du matin. "
Dasberg fit également
un présent à Joseph : le Séfer Torah miniature, recouvert
d'une housse de velours bordeaux et rangé dans une petite boîte
verte.
" Il me dit : 'Tu dois garder ce petit Séfer Torah à présent,
parce que je suis sûr que je ne sortirait pas d'ici vivant, mais peut-être
que toi, oui.' ", poursuit Joachim par téléphone depuis Tel
Aviv. " Et vous savez comment sont les enfants, je ne voulais pas le prendre.
Mais il m'a persuadé. A condition que je raconte son histoire. "
L'histoire de ce Séfer
Torah fut révélée au monde le 21 janvier, le jour où
l'astronaute israélien Ilan Ramon le tint dans ses bras, pendant une
conférence télévisée en direct, à bord de
la navette spatiale Columbia.
" Il fut offert par
un rabbin à un jeune garçon effrayé et décharné
à Bergen-Belsen ", dit Ramon dont la mère est une rescapée
d'Auschwitz, depuis sa navette spatiale. "
et représente plus
que tout autre chose la capacité du peuple juif à survivre. De
périodes horribles, de jours sombres vers des périodes d'espoir
et de foi dans le futur. "
Quand la navette se désintégra,
en pénétrant dans l'atmosphère 11 jours plus tard, Ramon
et les six autres astronautes furent tués et le Séfer Torah fut
presque complètement détruit. Mais l'histoire de ce minuscule
rouleau de parchemin revint à la vie.
C'est l'histoire d'une génération
qui a traversé le pire de ce dont l'humanité est capable. Une
génération qui, 60 ans plus tard, s'éteint rapidement,
ne laissant comme témoins derrière elle, que ses plus jeunes survivants,
des expositions dans les musées et des livres d'histoire.
Ramon remarqua le Séfer Torah sur une étagère dans le bureau
de Joachim, il y a deux ans, alors qu'il lui rendait visite dans son appartement
de Tel-Aviv. L'astronaute et le scientifique travaillaient alors sur des expériences
qui devaient être faites à bord de la navette et s'étaient
liés d'amitié. Ramon s'intéressa au Séfer Torah.
Plusieurs semaines plus
tard, il téléphona à Joachim depuis Houston pour lui demander
la permission d'emmener le Séfer Torah avec lui dans l'espace. Joachim
accepta immédiatement, heureux de cette nouvelle opportunité de
remplir la promesse qu'il avait faite, des années auparavant.
Né à Berlin
et élevé à Amsterdam, Joachim avait observé avec
intérêt les garçons plus âgés de son quartier
célébrer leur bar-mitsva - rituel qui marque le début de
l'âge adulte pour un homme juif. Son père, un avocat et homme d'affaire,
n'était pas religieux, mais plusieurs de ses oncles l'étaient
et emmenaient souvent Joseph et son plus jeune frère à la synagogue.
Joachim n'était pas
particulièrement intéressé par les rituels juifs, mais
il était impatient de pouvoir goûter à l'excitation de devenir
bar-mitsva, qui signifie littéralement 'fils du commandement'.
Puis, les nazis arrivèrent.
Sa famille fut déportée
au camp hollandais de Westerbork, fin 1942. Un an plus tard, les Joseph étaient
conduits à Bergen-Belsen, un camp de concentration dans la région
de la Basse Saxe en Allemagne où 50.000 juifs périrent, parmi
eux Anne Frank.
Le père et la mère
de Joachim furent placés dans différentes sections du camp. Son
jeune frère et lui se retrouvèrent dans la baraque de Dasberg,
un rabbin de 42 ans qui avait été déporté deux ans
plus tôt, alors qu'il était grand-rabbin de Hollande.
Des témoignages écrits
et oraux de survivants, incluant le frère de Dasberg, décrivent
comment le rabbin avaient amené avec lui des textes juifs à Bergen-Belsen
et comment il s'efforçait d'étudier et de prier avec eux chaque
jour.
" De telles pratiques
étaient souvent permises dans le camp, en 1942 et en 1943 ", raconte
Séverin Hochberg, historien du Musée Mémorial de l'Holocauste
aux Etats-Unis. " Les juifs récitaient silencieusement leurs prières,
chantaient des chants de Chabbat ou partageaient un peu de pain azyme pour fêter
le Séder de Pâques ", explique Hochberg. " Il n'était
pas rare que des rabbins aient amenés avec eux des livres d'étude
et des objets rituels ", ajoute-t-il, bien qu'il n'ait pas entendu parlé
d'un autre Séfer Torah, caché dans les camps.
Le Rabbin Raphaël Malka,
un scribe de Silver Spring qui répare des Sifrei Torah de toutes tailles,
dit que les Sifrei Torah miniatures sont généralement commandés
par des personnes fortunées, qui les utilisent à domicile ou en
voyage. Aujourd'hui, leur prix peut varier entre 12.000 et 30.000 dollars, en
fonction de leur état.
A partir de 1944, les conditions
dans le camp se détériorèrent graduellement. Un juif hollandais
décrit dans son journal comment Dasberg et d'autres juifs furent attrapés
à l'entrée du crématorium du camp, en train de réciter
kaddish, la prière juive pour les morts. Ils furent punis par des travaux
forcés supplémentaires.
Quand Dasberg apprit que
Joachim avait 13 ans, l'âge de la bar-mitsva, il lui demanda s'il voulait
apprendre à lire dans le Séfer Torah miniature. Ils étudièrent
ensemble la nuit en secret.
" Nous étions
encore suffisamment en état pour entreprendre une telle chose ",
se souvient Joachim.
Dasberg disparut de sa baraque
quelques mois après la bar-mitsva. Des documents historiques nous révèlent
que le rabbin survécut jusqu'au 24 février 1945, moins de deux
mois avant que les troupes britanniques ne viennent libérer le camp.
Joachim utilisa des chiffons pour envelopper la boîte de velours vert,
contenant le Séfer Torah, et il l'enfouit tout au fond de son sac à
dos. Il demeura là et passa inaperçu, alors que la situation dans
le camp empirait.
A l'approche de son 14ème
anniversaire, Joachim ne pesait que 21 kg. Ses pieds, protégés
par de simples haillons, de la corde et deux morceaux de vieux pneu, gelaient
dans le froid mordant de l'hiver.
Quand il ne pouvait plus
se joindre à l'équipe de travail journalière, on lui donnait
des travaux moins difficiles à exécuter. Après l'appel
du matin, il clopinait de banc en banc, afin de voir si ceux qui se trouvaient
dans leurs lits, vivaient encore. Ensuite, il devait traîner les cadavres
à l'extérieur et attendre qu'une charrette n'arrive pour les empiler
dessus.
La liberté jaillit
soudain de nulle part, en février 1945. Un oncle maternel qui avait combattu
dans la résistance française et s'était ensuite échappé
en Suisse, réussit à obtenir de faux passeports pour la famille
Joseph, à destination de plusieurs pays d'Amérique latine - fait
extrêmement rare à ce stade tardif de la guerre.
Les frères et leurs
parents, tous émaciés et à deux doigts de la mort, furent
réunis à bord d'un train rempli de prisonniers de nationalités
étrangères, que les allemands espéraient échanger
contre leurs propres prisonniers de guerre.
Quelques mois plus tard,
la famille embarquait sur un bateau de l'armée britannique, en direction
de la Palestine, faisant partie d'une génération de réfugiés,
déterminée à construire un état juif.
En 1951, Joachim publia
le récit autobiographique de sa bar-mitsva clandestine, en anglais dans
le Jerusalem Post. A l'époque, parler des camps lui faisait horreur,
il ne voulait pas écrire l'article. Mais son père qui était
au courrant de la promesse de son fils, insista.
Durant les 40 années
qui suivirent, Joachim ne conta mot de ses expériences, essayant de combattre
les cauchemars qui ne cessaient de le hanter. Il voulait vivre.
" J'enfouis tout, très
profondément en moi ", dit-il. " Et je parvins à oublier.
"
Il étudia la physique
atmosphérique et reçut un doctorat de l'UCLA en 1966. Il dirigea
ensuite des expérimentations sur la façon dont les particules
de poussière en suspension dans l'atmosphère affecte le climat.
De temps en temps, il ouvrait le Séfer Torah, juste pour le regarder.
Mais il ne le lisait jamais.
Il y a neuf ans, quand ses
petits enfants les plus âgés avaient 6 et 8 ans, Joachim sortit
le Séfer Torah et décida qu'il était prêt à
raconter son histoire, une fois de plus. Alors qu'il nous raconte tout cela
aujourd'hui, il y a du bruit en arrière-plan. Ses plus jeunes petits-enfants
qui sont venus lui rendre visite, veulent qu'il vienne jouer avec eux. En tout,
il a cinq petits-enfants, la nouvelle génération.
Joachim dit qu'il n'a aucun
regret d'avoir envoyé le Séfer Torah dans l'espace.
" Je ne regrette pas
qu'il soit parti ", dit-il. " Il a accompli ce pour quoi il était
peut-être destiné. "
Cet article a paru originellement
dans le Washington Post.