" Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, et tu ne désireras pas la maison de ton prochain, son champ, et son serviteur et sa servante, son bœuf et son âne, ni rien de ce qui est à ton prochain " (Deutéronome 5, 18).
La plupart des gens comprennent le dixième commandement comme s'adressant au cœur même de l'homme. On ne doit pas même laisser s'insinuer dans son esprit le désir de posséder ce qui appartient à autrui.
Lorsqu'un paysan doté d'un jugement sain a vu la fille du roi dans toute sa beauté, ne la désirera-t-il pas dans son cœur, tout en sachant qu'elle lui est inaccessible…
C'est évidemment une prescription très difficile, comme l'indique Ibn Ezra dans son commentaire sur la Torah :
" Beaucoup ont réfléchi sur ce commandement : comment pouvons-nous ne pas désirer dans notre cœur ce qui nous paraît beau ? On peut résoudre ce problème par une parabole : lorsqu'un paysan doté d'un jugement sain a vu la fille du roi dans toute sa beauté, ne la désirera-t-il pas dans son cœur, tout en sachant qu'elle lui est inaccessible… ainsi qu'on le lui a appris depuis sa plus tendre enfance ? De la même manière, chaque être pensant doit savoir qu'un homme ne peut pas s'approprier l'argent ou une belle femme uniquement par son intelligence et sa perspicacité. Ne pourra lui appartenir que ce que D.ieu lui aura attribué … aussi ne désirera-t-il ni ne convoitera-t-il la femme de son prochain, sachant que D.ieu la lui a interdite, et elle sera encore plus admirée par lui que la princesse par le paysan. "
Malgré cette illustration donnée par Ibn Ezra de cette mitsvah, son contenu juridique réel dépasse le seul domaine de la pensée.C'est ainsi que, selon certaines autorités, celui qui s'empare d'une marchandise appartenant à autrui sans la payer se rend coupable de " convoitise ". Mais la plupart des auteurs indiquent aussi que l'interdiction s'applique même lorsqu'un acheteur exerce des pressions sur le vendeur pour le persuader de vendre une marchandise à son prix réel.
Pour Maïmonide, l'acheteur transgresse l'interdiction même si le vendeur cède à ses pressions et consent à la vente, tandis que le Rabad (Rabbi Abraham Ben David de Posquières) décide qu'il n'y a transgression que lorsqu'on s'empare de force de la marchandise des mains du vendeur tout en en payant le prix entier. Ainsi donc, Maïmonide définit l'interdiction comme une pression sur le vendeur, tandis que le Rabad y voit l'extorsion énergique de l'objet des mains du vendeur, mais les deux s'accordent à dire qu'elle existe même si l'acheteur paie le prix plein.
C'est dans ce dernier contexte que peut se poser la question du comportement d'une société commerciale. Beaucoup d'entreprises emploient des tactiques de pression, parfois même sous forme d'incitations financières, contre leurs concurrents de moindre taille afin de les persuader de leur vendre leurs fonds de commerce. Ces tactiques brutales peuvent être qualifiées de " convoitise ", étant donné que la petite entreprise, bien souvent, ne veut pas perdre son indépendance même contre une indemnisation à prix fort.
Un autre exemple de " convoitise " interdite est fourni par ce qu'a écrit rabbi Ya'aqov Yecha'ya Blau (Pit'hei 'hochène, Hilkhoth guenèva p. 30). Celui-ci considère qu'elle peut être reprochée à un vendeur tout autant qu'à un acheteur, étant donné que des pressions exercées pour faire revenir sur une réticence initiale peuvent émaner de l'un comme de l'autre. C'est ainsi qu'un vendeur agressif qui forcerait un acheteur peu disposé à l'écouter en lui offrant des réductions spéciales sur un article qu'il ne veut pas acheter transgressera l'interdiction. Si en revanche l'acheteur avait exprimé de l'intérêt pour l'achat de l'article, il sera alors permis au vendeur d'offrir des conditions plus favorables pour cet article ou pour un article voisin afin de surmonter sa réticence, puisque c'est l'acheteur qui, dans ce cas, aura fait le premier pas dans la négociation.
Si quelqu'un a déployé de gros efforts pour quelque objet auquel il est attaché, il ne faut pas qu'il puisse se sentir l'objet de pressions pour s'en séparer, car il possède pour lui une valeur intrinsèque.
Nous pourrions légitimement nous demander en quoi il est si grave d'exercer des pressions sur un acheteur ou un vendeur circonspect s'il y a accord pour un paiement au prix plein. Il peut arriver que la victime tire avantage d'une fluctuation sur les prix ! Quant à l'auteur des pressions, il est disposé à payer davantage parce qu'il tient beaucoup à obtenir cet article ! Et même si cela constitue une " convoitise ", pourquoi est-elle incluse dans les Dix commandements aux côtés du vol et du meurtre ?
Mon collègue, rabbi Asher Meir, a suggéré que la Torah nous enseigne qu'il est certaines choses qu'il est interdit de considérer comme monnayables. Si quelqu'un a déployé de gros efforts pour se construire une maison, ou pour trouver des serviteurs ou quelque autre objet auquel il est attaché, il ne faut pas qu'il puisse se sentir l'objet de pressions pour s'en séparer, car ils possèdent pour lui une valeur intrinsèque qui ne peut pas être mesurée en argent.
Un grand nombre de sources talmudiques viennent à l'appui de cette opinion. C'est ainsi qu'un mari a le droit de vendre un bien dont sa femme a hérité afin d'acquérir un bien immobilier et jouir de ses fruits. Cependant, les vieux serviteurs de la famille de l'épouse ne peuvent pas être vendus à cette fin, car ils représentent " la fierté de la maison de son père ", un héritage qui doit rester dans la famille (Ketouvoth 79b, Evène ha'ézèr 85, 14). Si l'on a confié ses fruits à quelqu'un, celui-ci n'a pas le droit de les vendre même s'ils sont en train de se déprécier, étant donné " qu'un homme préfère une mesure de ses propres fruits à neuf mesures des fruits de son prochain " (Baba Metsi'a 38a) puisqu'il a travaillé durement pour les produire et qu'il leur est désormais attaché.
Cette interprétation nous aidera, certes, à comprendre la raison pour laquelle l'acheteur ne doit pas exercer de pressions pour que le vendeur accepte de vendre, mais non celle qui interdit les pressions de la part du vendeur, puisqu'un acheteur n'attache pas de valeur " sentimentale " particulière à son argent. Ibn Ezra fait cependant valoir que la conscience que " seul ce que D.ieu a ordonné qu'il sera sien lui appartiendra " peut aider à surmonter le désir que l'on a de posséder ce qui est à autrui.
Ainsi, le commandement nous apprend à avoir foi en D.ieu pour qu'Il nous procure ce qui doit nous revenir, et à ne pas essayer d'exploiter sournoisement notre prochain pour obtenir ce que nous croyons mériter.
Nous conclurons sur cette belle explication du Kethav veqabala sous Exode 20, 14 : " Quand le cœur de quelqu'un est continuellement rempli de l'amour de D.ieu, où peut-il y avoir place pour la convoitise et le désir ? Cela peut être comparé à une coupe remplie à ras bord à laquelle on ne peut rien ajouter. À celui qui accomplit vraiment le commandement : "Tu aimeras D.ieu de tout ton cœur" il est impossible qu'il puisse désirer quelque chose d'interdit, car son cœur est constamment tourné vers D.ieu dans l'amour et dans la joie. "
(Traduit de l'anglais par Jacques KOHN)