Josué a utilisé cette plante pour délimiter les frontières entre les propriétés des Hébreux entrés en Terre d'Israël.
Une des plantes qui annoncent la venue de l'automne en Israël est la scille (Drimia maritima ou Urginea maritima), un bulbe de la famille des liliacées qui présente la caractéristique inhabituelle de posséder des racines très profondes atteignant de grandes profondeurs. Ces racines sont très difficiles à arracher même quand on déracine la plante elle-même, et elles se développent vers le bas sans se disperser dans toutes les directions.
Pour toutes ces raisons, Josué a utilisé cette plante pour délimiter les frontières entre les propriétés des Hébreux entrés en Terre d'Israël. La scille présentait en effet le double avantage de pouvoir définir exactement les limites de propriétés et de protéger les propriétaires contre les tentatives de les modifier par la suppression de ces points de repère.
De fait, le Talmud rapporte (Beitsa 25b) que la scille " coupe les pieds des hommes impies ", car ils ne se rendent pas compte que leurs efforts obstinés pour effacer les frontières originales et pour voler la terre ont été voués à l'échec à cause des racines de cette humble plante.
La Torah prohibe spécifiquement l'enlèvement des bornes, et cette interdiction est incluse dans la Parachath Ki Tavo parmi les malédictions que les Lévites ont proclamées lors de l'entrée des Juifs en Terre sainte :
" Maudit qui déplace la borne de son prochain ! " (Deutéronome 27, 17).
Au cours de l'histoire, le peuple juif a été lui-même déraciné de la terre d'Israël, et il a perdu en conséquence sa prédilection pour les activités agricoles, de sorte que l'application de cette interdiction a été transférée dans un domaine entièrement différent, celui de la concurrence commerciale.
De la même manière que la Torah considère la terre d'une personne comme sa propriété inviolable, les Rabbins ont perçu la source du gagne-pain d'un individu comme quelque chose qui lui appartient personnellement, les autres n'ayant pas le droit d'y empiéter pour leur bénéfice propre.
Etant donné cependant que cette approche pourrait étouffer la concurrence et les avantages d'un marché libre, il a fallu définir un équilibre approprié entre les droits de l'individu et les besoins de la collectivité. Pour cette raison, les rabbins ont cherché à définir des principes afin de soutenir ces deux buts opposés.
LES BORNES DE LA CONCURRENCE
Ce système de lois " antitrust " établies par nos Sages a passé avec succès l'épreuve de deux millénaires de commerce juif et pourrait tout aussi bien servir dans un contexte moderne.
Rabbi Chelomo Louria (Maharshal), un Sage du XVIème siècle qui a vécu à Cracovie (Pologne), a scindé le problème de la concurrence en quatre catégories distinctes (Yam chel Chelomo, Qiddouchin 59a, Techouvoth Maharshal 35) :
1) Si un individu est occupé à acheter un certain objet et qu'un autre individu intervient et offre un prix plus élevé pour cet article, il est considéré comme un " impie ", étant donné qu'il s'est emparé de ce qui aurait dû appartenir légitimement à son prochain. Selon Maharshal, on peut annoncer publiquement que cette personne est un " impie ".
Cette clause sert à protéger celui qui a essayé d'acquérir un certain article contre le risque d'une préemption par un autre.
2) Si le vendeur avait lui-même pris l'initiative d'un contact avec le deuxième individu, il sera permis à celui-ci de passer contrat avec ce vendeur, même si un autre avait montré de l'intérêt pour la chose vendue.
De même, si l'objet impliqué était unique et si on ne pouvait se le procurer nulle part ailleurs à ce prix, il sera permis de négocier son achat même si une première personne avait essayé de l'acquérir.
Cette clause protège le droit pour le vendeur d'obtenir un prix plus élevé pour la chose vendue, et elle encourage la concurrence loyale.
3) Si un individu a travaillé durement et a risqué sa vie pour obtenir l'article en question, il sera interdit de procéder à sa préemption et de l'acheter. Un tel comportement sera considéré comme un vol, ce qui est beaucoup plus grave qu'un agissement " impie ". Cependant, étant donné que la Torah ne le définit pas comme un vol, on ne pourra pas l'enlever légalement des mains du deuxième individu.
Cette clause démontre qu'un effort humain autorise un individu à empêcher d'autres de le devancer, puisqu'il a investi tant d'efforts que la chose est considérée comme étant désormais la sienne.
4) Si un individu a ouvert un magasin dans une localité, un autre habitant de la même localité a le droit d'établir un magasin similaire à côté du premier. Mais s'il est originaire d'un autre endroit, le commerçant installé en premier a le droit de demander aux autorités d'empêcher l'ouverture d'un magasin similaire. D'autre part, si le premier des deux magasins a déjà une clientèle établie, l'autre commerçant, même s'il est originaire du même endroit, n'aura pas le droit d'y ouvrir son magasin, car ce serait considéré comme un empiétement sur le gagne-pain de son prochain, un tel empiétement constituant une forme de vol semblable à celui d'une partie de son territoire.
Cette clause définit les principes de base permettant de distinguer la concurrence loyale de la concurrence déloyale.
Beaucoup d'autorités postérieures se sont penchées sur ces catégories et ont proposé différentes analyses qui dépassent le domaine du présent commentaire. Celle de Rabbi Louria pourrait servir de base à un code de comportement entre concurrents, qui permettrait au commerce de prospérer en même temps qu'elle éliminerait les excès injustes d'un marché libre où des individus se constituent des fortunes en tirant profit du dur travail de leurs collègues.
Je crois que ce système de lois " antitrust " établies par nos Sages a passé avec succès l'épreuve de deux millénaires de commerce juif et pourrait tout aussi bien servir dans un contexte moderne.
Nous perpétuons ici les effets de l'humble plante qu'est la scille, et nous définissons ce qui appartient légitimement à nous-mêmes et ce qui appartient à autrui, si bien que nous ne devrions pas tomber dans la catégorie de ceux qui déplacent les bornes.
Traduction et adaptation de Jacques KOHN