La concurrence, quand on l'envisage du point de vue moral, est l'un des concepts les plus complexes de toute l'activité économique.
Contrairement à la plupart des formes de malhonnêteté, d'exploitation et de dommages physiques, elle est légale, efficace et habituellement bénéfique, si bien que les problèmes éthiques s'en trouvent obscurcis et souvent difficiles à définir ou à approfondir.
Cependant, certains acteurs dans l'activité économique, comme les chefs d'entreprise, les producteurs et les ouvriers, peuvent souffrir des effets de la concurrence. A l'inverse, les consommateurs, les nouveaux chefs d'entreprise et ceux qui entrent sur le marché du travail pâtissent souvent de l'absence de concurrence. Dans les deux cas, il se pose un problème moral.
Les solutions alternatives aux problèmes moraux soulevées par la concurrence sont habituellement considérées comme un compromis entre l'efficacité et l'équité.
Une perspective juive verrait peut-être plutôt tout ce problème comme un compromis entre la justice et la générosité. Cette perspective-là entraîne des conséquences différentes de celles que génère le point de vue du monde ambiant.
LA JUSTICE
La Loi juive pense la concurrence en termes d'empiêtement sur les limites de la propriété d'autrui
Dans toutes les sources juives, les discussions halakhiques attachent une grande importance aux questions soulevées par le droit de propriété. La définition même de la concurrence dans la pensée légale juive est celle de hassagath guevoul, l'empiètement sur les limites de ce qui appartient à autrui.
En ce qui concerne le problème de l'accès de nouvelles entreprises sur le marché, le Choul'hane 'aroukh (code le la Loi juive) stipule que celles qui sont déjà installées n'acquièrent pas un droit de propriété du seul fait de ce qu'elles étaient là avant les autres. En ce qui concerne l'introduction d'entreprises étrangères, le Rachba (1235 -1310, disciple de Maimonide) considère que les négociants locaux ne possèdent pas le droit de monopoliser le commerce, pourvu que les étrangers participent aux charges des impôts locaux.
Cette loi n'interdit cependant pas aux communautés, selon la halakha, d'empêcher l'entrée de certaines personnes (individus immoraux, délateurs, calomniateurs, etc.) qui pourraient nuire spirituellement à la collectivité.
Les responsæ modernes relatives aux droits d'auteurs, lesquels peuvent être considérés comme une restriction à la concurrence, opèrent une distinction entre le droit de propriété de l'éditeur et celui de l'auteur. Le premier est considéré généralement comme ayant acquis de tels droits en raison des investissements qu'il a réalisés en finançant l'impression, la reliure, la publicité, etc. L'auteur, en revanche, dont la contribution n'est pas quantifiable, est souvent considéré comme bénéficiant d'un droit de propriété moins étendu.
Les lois sur l'environnement contribuent souvent à limiter la concurrence, dans la mesure où elles restreignent l'activité économique à certains lieux ou à certains temps. Abstraction faite de son insistance sur la prévention des dommages, la halakha considère que l'on peut faire chez soi ce que l'on veut, sans que d'autres puissent l'empêcher.
LA RECTITUDE
D'un point de vue éthique, le vrai problème semble concerner les cas où les victimes ne possèdent pas de droits de propriété mais où elles souffrent néanmoins de pertes financières.
Dans beaucoup de responsæ, le critère pour permettre ou interdire la concurrence s'apprécie selon le risque de voir anéanti le gagne-pain de l'une des parties, et non selon la menace d'une baisse du revenu. La concurrence, si elle a pour effet cet anéantissement, est habituellement interdite, tandis qu'elle est permise voire même encouragée dans le second cas.
Appelés à se prononcer dans des cas où il n'existait aucun moyen légal d'empêcher la concurrence, mais où des considérations morales et éthiques recommandaient qu'elle fût limitée, les rabbins ont approuvé les pressions exercées par la société ou par les chefs de communautés pour inciter l'intrus potentiel à s'abstenir d'agir d'une manière aussi brutale que les gens de Sodome.
Ils ont eu à connaître, par exemple, du cas d'un Juif qui exploitait depuis des années un commerce de vins et liqueurs qui le faisait vivre ainsi que sa nombreuse famille, et qui était menacé de devoir subir la concurrence de l'un des hommes les plus riches de la ville. Quand on lui a demandé d'empêcher l'homme riche de faire cela, le rabbin de la ville a considéré qu'il n'existait aucune base légale à une telle interdiction. Néanmoins, il s'est prononcé contre le projet, faisant valoir que le nouveau venu n'avait pas de charges familiales et qu'il disposait déjà d'un gagne-pain fructueux et assuré. La rectitude exigeait qu'il s'abstînt d'entrer en compétition.
FACE A LA MONDIALISATION
L'exigence de Tsedaka devrait imposer aux multinationales d'aider les plus petites entreprises à se repositionner sur le marché
La concurrence des prix, comme distincte du libre accès aux activités commerciales, semblerait ne poser aucun problème éthique, dans la mesure où elle fait bénéficier la société de marchandises à meilleur marché.
C'est une expression de rectitude, où il est donné au bien-être de la collectivité la préséance sur les droits égoïstes de propriété. De telles considérations, qui s'inscrivent parfaitement dans l'esprit juif, sont largement prises en compte dans les décisions halakhiques relatives non seulement à la concurrence mais encore à presque tous les aspects du comportement économique.
Cependant, la concurrence en matière de prix peut également provoquer des injustices et des souffrances. Lorsque sont en compétition des acteurs économiques de puissance inégale, comme des petites entreprises face à de grandes sociétés multinationales, celles qui détiennent un pouvoir hégémonique ont les moyens d'écarter du marché les plus faibles qu'elles.
L'exigence de tsedaqa devrait leur imposer, même de manière limitée, d'aider à se rétablir les entreprises ainsi écartées.
Dans les relations de travail, le déséquilibre dans le rapport de forces entre les ouvriers et les patrons peut conduire à des diminutions de salaires allant au-delà de ce qui est raisonnable.
Le judaïsme reconnaît ici le droit de créer des syndicats pour améliorer le pouvoir de négociation des ouvriers et il proclame l'obligation pour la collectivité d'adopter des politiques macro-économiques plus équitables.
En ce qui concerne les denrées alimentaires de base, la concurrence entre les consommateurs peut en temps de pénurie conduire à des prix si élevés que ces produits deviennent hors d'atteinte pour les couches les plus défavorisées de la société. Dans ces cas, les rabbins essaieront de forcer les commerçants à baisser leurs prix.
Il est même arrivé que des exigences rituelles aient été réexaminées afin de protéger la société de la rapacité des situations de monopole. C'est ainsi qu'en Moravie, les pêcheurs non juifs se sont un jour constitués en cartel afin de pousser à la hausse, le vendredi, le prix du poisson. Les rabbins ont alors interdit d'acheter du poisson en l'honneur du Chabbath, et le cartel s'est effondré !
Les sources halakhiques contiennent une foule de dispositions sur le contrôle des prix, sur les actes administratifs, et même sur les subventions permettant de donner accès à tous aux produits de première nécessité et de réagir contre les distorsions des mécanismes du marché.
Il a souvent été allégué que de telles mesures contribuent à la création d'un marché noir, mais il semble que, dans une société qui accepte les justifications morales d'un tel interventionnisme, de telles restrictions à la liberté des prix concourent à diminuer ce danger.
Traduction et adaptation de Jacques KOHN